Mesurer

Comment définir le territoire des inégalités ?

Mesurer les inégalités dans un espace géographique n’est pas aussi évident qu’il y parait. Quelle échelle choisir ? Quels sont les pièges à éviter ? De quoi parle-t-on au juste ? L’analyse de Louis Maurin, extraite de son ouvrage Comprendre les inégalités.

Publié le 29 mai 2018

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Revenus

Derrière les moyennes nationales peuvent se cacher des situations tout à fait différentes dès que l’on observe les choses d’un peu plus près, au niveau d’un territoire plus petit. Cette difficulté est valable à tous les niveaux géographiques. Par exemple, les taux de pauvreté par commune en 2012, publiés pour la première fois en France en 2015, constituent une avancée par rapport aux données déjà connues par département ou région, les seules qui existaient auparavant. Mais elles ne doivent pas occulter ce qui se passe à l’intérieur des villes. Ainsi, par exemple, Paris affiche un taux de pauvreté de 16 % (au seuil à 60 % du niveau de vie médian). Dans trois de ses arrondissements, les 18e, 19e et 20e, il dépasse les 20 %. Chacun d’eux est plus peuplé qu’une grande ville de province. Mais, à l’intérieur de chacun, une partie des quartiers affiche des taux de pauvreté supérieurs à 40 %, dignes de ce que l’on rencontre à Roubaix dans le Nord, l’une des villes les plus pauvres de France. Paris est loin d’être une ville bourgeoise dans son ensemble : l’extrême pauvreté y côtoie la plus grande richesse.

La réflexion sur le meilleur niveau d’observation des inégalités reste sommaire en France [1]. Il faut dire aussi que le seuil d’observation optimal n’existe pas. Même le découpage géographique le plus fin des statisticiens (baptisé « îlot regroupé pour l’information statistique », Iris), recouvre en son sein des réalités sociales qui peuvent être très différentes.

Une donnée élémentaire brouille la lecture des cartes : la densité de population. Si on ne la prend pas en compte, on ne comprend pas ce que l’on observe. Cette notion étudiée à l’école primaire – les écoliers savent que la France compte un peu plus de 100 habitants par km2 en moyenne – est trop négligée. Résultat : le poids des territoires reculés et faiblement peuplés est survalorisé car ils occupent des surfaces très importantes sur une carte.

Reprenons l’exemple des revenus. L’observation de la carte de France est sans équivoque : le cœur des métropoles concentre les hauts revenus, ce qui explique les moyennes élevées par habitant. D’un autre côté, une grande partie de la France, loin des centres-villes, dispose de faibles niveaux de vie. C’est la « pauvre France périphérique et rurale », souvent mise en avant.

La carte de la densité permet de visualiser le problème. Les zones où les revenus sont les plus faibles sont très peu peuplées, entre 0 et 50 habitants au km2. Elles représentent une grande surface sur la carte de France mais ne regroupent qu’un tout petit nombre d’habitants. L’œil est pris au piège par la première carte, car il ne peut pas mettre en regard le nombre d’habitants concernés.

Un chercheur, Étienne Côme, a développé une application qui permet d’entrer dans le détail [2], en utilisant les données 2010 de l’Insee sur des carreaux de 200 m de côté. Il suffit de zoomer sur n’importe quelle grande ville pour révéler ce qu’une observation trop grossière ne peut pas voir. Pour la plupart des communes, les quartiers où les revenus sont les plus faibles apparaissent au centre ou très près du centre-ville, dans des zones où la densité dépasse souvent les 10 000 habitants au km2, soit cent, voire mille fois plus qu’en périphérie. C’est ici que vit la France populaire et non aux confins ruraux du territoire.

Au final, la carte de France globale est trompeuse. Elle donne une visibilité considérable à des territoires très peu habités, alors que la population française se concentre dans les grandes villes au sein des quartiers très denses. Du coup, l’analyse met l’accent sur l’aspect « périphérique » des phénomènes sociaux alors que l’essentiel se joue là où le nombre compte, dans les grandes agglomérations.

Un effet territoire ?

Il faut aller encore plus loin et se poser la question de ce dont on parle. Il existe beaucoup de confusion au sujet des inégalités dites « territoriales » : on fait « comme si » le territoire était une variable explicative comme une autre, telle que l’âge, le sexe ou le milieu social alors que ce n’est qu’un découpage administratif de l’espace. En matière d’inégalités, quand on observe des données territoriales, on décrit essentiellement les inégalités qui existent entre les populations qui s’y trouvent, et non autre chose. Ainsi, la carte de la réussite au bac par département, par exemple, décrit surtout la part des enfants de cadres supérieurs dans ces départements. Le territoire s’efface derrière ses habitants. L’effet du territoire proprement dit est assez peu discuté. Le plus souvent, on prend pour argent comptant, par exemple, « l’effet quartier » comme discriminant, en oubliant que l’essentiel ne vient pas du territoire physique lui-même mais de sa composition sociale. Comme l’a montré un rapport du Centre d’analyse stratégique (devenu « France stratégie » depuis), la question est complexe [3].

Différentes recherches indiquent malgré tout que rassembler des catégories plus ou moins favorisées dans un lieu donné crée un effet propre. On sait ainsi que la mixité des niveaux d’éducation est un élément essentiel pour réduire les inégalités sociales à l’école : quand on regroupe des élèves défavorisés entre eux, cela joue sur leur niveau scolaire. De même, on peut penser que les habitants de certains quartiers se heurtent à des discriminations du fait même d’habiter dans ces zones. L’effet territoire existe bien, notamment à un niveau très fin, mais il demeure très secondaire par rapport aux inégalités liées à la composition de la population et notamment aux milieux sociaux. La mise en avant d’inégalités territoriales, très à la mode, peut être une façon d’éviter de parler des inégalités sociales en faisant comme si les écarts étaient inscrits dans le sol.


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Comprendre les inégalités, Louis Maurin, éd. Observatoire des inégalités, juin 2018.
128 pages.
ISBN 978-2-9553059-4-2
9 € hors frais d’envoi

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Photo / © Fotolia - yannpro
Cartes / © Corinne Veron-Duran, anandita.studio - Observatoire des inégalités


[1Voir « Comportements sociaux : quelle échelle choisir ? », Hervé Le Bras in La société française, Alternatives Économiques, hors-série n° 69, avril 2006

[2On pourra faire l’exercice très instructif facilement sur son site Internet www.comeetie.fr.

[3Voir le travail réalisé sur les effets de quartier par le Centre d’analyse stratégique : « Des effets de quartier à la politique de la ville », colloque du 23 novembre 2011.

Date de première rédaction le 29 mai 2018.
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