Point de vue

Climat : « Compter sur les riches ne suffira pas »

Faire porter la diminution des gaz à effet de serre sur les plus riches serait insuffisant. Pour limiter le réchauffement climatique, il faut un effort collectif dans nos manières de produire et consommer. Le point de vue d’Alain Grandjean et d’Antonin Pottier, économistes, et de Simon Yaspo spécialiste de la transition écologique, extrait du journal Le Monde.

Publié le 24 octobre 2023

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Le débat public sur les jets privés a eu le mérite de rappeler les efforts que les plus fortunés doivent fournir pour contribuer à la lutte contre le changement climatique. Après tout, ils en ont les moyens et une baisse de leurs abondantes émissions ne leur serait pas très coûteuse personnellement, une partie résultant de dépenses largement superflues.

Il ne faudrait toutefois pas en conclure que le changement de comportement de quelques milliardaires, comme des classes supérieures dans leur ensemble, suffira à atteindre nos objectifs. Les données factuelles le montrent simplement dans le cas de la France.

Les 10 % les plus riches représentent 15 % des émissions de gaz à effet de serre causées par la consommation des ménages, soit 2,3 fois plus par personne qu’un ménage situé parmi les 10 % les plus pauvres [1]. Cette inégalité de répartition des émissions est beaucoup moins marquée que celle des revenus et des patrimoines. Les dépenses de base (pour se chauffer, se déplacer, se nourrir) sont plus émettrices que les autres et suffisent à ce qu’une large partie de la population ait une empreinte carbone [2] trop élevée au regard des objectifs climatiques à long terme. Les dépenses supplémentaires que peuvent se permettre les ménages les plus riches sont généralement moins intensives en rejet de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, à l’exception de quelques consommations très émettrices, comme les voyages en avion.

Un marathon nous attend

Si les émissions de dioxyde de carbone des 10 % les plus riches étaient ramenées au niveau de celles de la tranche de revenus immédiatement inférieure (ceux situés entre les 10 % et les 20 % les plus riches), les autres restant inchangées, les émissions totales des ménages baisseraient seulement de quelques pourcents. Si les émissions des 50 % les plus riches étaient ramenées au niveau de la classe moyenne, l’ensemble baisserait d’environ 15 %. Si les émissions de tous les ménages français étaient ramenées au niveau du dixième le plus pauvre, les émissions totales baisseraient d’environ 35 % seulement. Or, l’objectif adopté par l’Union européenne, dit « Ajustement à l’objectif 55 » pour 2030, vise une baisse des émissions européennes de 55 % par rapport à 1990, ou de 45 % par rapport à 2020. Cela donne une idée de l’effort à faire sur les émissions des ménages. C’est un marathon qui nous attend.

Réduire seulement les émissions des plus riches est totalement insuffisant. Pour une raison toute simple : ils ne sont pas très nombreux, et le total de leurs émissions n’est pas si élevé que cela. Au niveau mondial, où les inégalités, de revenus comme d’émissions, sont plus marquées qu’en France, la conclusion est d’ailleurs la même. En ordre de grandeur, le 1 % le plus riche émet autant que les 50 % les plus pauvres, mais ce 1 % n’émet que 10 % des émissions totales. Même si elles étaient réduites à zéro, il en resterait 90 % émises par les 99 % les moins riches…

La transition écologique doit concerner tout le monde

La conclusion s’impose : compter sur les riches pour diminuer nos émissions de gaz à effet de serre ne suffira pas. D’une part, nos émissions doivent diminuer – quels que soient nos revenus – et, d’autre part, les changements à entreprendre sont très significatifs. Une étude publiée par la société Carbone 4 [3] a montré que des efforts individuels de sobriété sans un changement de système bien plus global (transport, rénovation des bâtiments, transformation de la production d’énergie, de l’agriculture, de l’industrie, etc.) et sans investissement individuel ne permettraient au mieux qu’une baisse de l’ordre de 20 % en moyenne, même si certains peuvent réduire leur empreinte de beaucoup plus, par exemple en ne prenant plus l’avion.

Atteindre une baisse de 45 % pour l’ensemble de l’Europe suppose clairement des changements de comportement généralisés, une modification collective des façons de produire et de consommer, et une réorientation considérable des investissements des entreprises pour que nos équipements émettent moins de gaz à effet de serre. Étant donné l’ampleur des changements à réaliser dans un laps de temps court, nous ne pouvons pas compter seulement sur le premier pas des plus riches : la transition doit concerner tout le monde dès aujourd’hui. Comme les moyens financiers des classes moyennes et pauvres ne leur permettent de faire qu’une partie du chemin, il faut envisager une intervention publique budgétaire pour arriver au bout.

L’ampleur des efforts à conduire par toutes les classes sociales, même les plus défavorisées, nécessitent une planification écologique et une programmation budgétaire ambitieuses.

La nécessité d’une transition juste, l’ampleur des dépenses à engager et des efforts à conduire par toutes les classes sociales, même les plus défavorisées, nécessitent une planification écologique et une programmation budgétaire ambitieuses. La lutte contre le changement climatique pose de redoutables questions économiques et sociales. Il est temps de s’en rendre compte au lieu de chercher un coupable idéal à notre inaction collective.

Alain Grandjean, économiste.
Antonin Pottier, économiste, maitre de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Simon Yaspo, ingénieur spécialiste de la transition écologique.

Extrait de « Compter sur les riches pour diminuer nos émissions de gaz à effet de serre ne suffira pas », Le Monde, 21 septembre 2022.

Photo / CC Joakim Honkasalo


[1« Qui émet du CO2 ? Panorama critique des inégalités écologiques en France », Antonin Pottier et al., Revue de l’OFCE, OFCE Sciences Po, 2020.

[2La quantité de gaz à effet de serre émise.

[3« Faire sa part », César Dugast et al., Carbone 4, juin 2019.

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Date de première rédaction le 24 octobre 2023.
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