Entretien

« Cibler les 20 % les plus aisés ». Entretien avec Louis Maurin

La mode est aux inégalités, et suscite une flopée de propos hypocrites. Il ne faut pas nous tromper de combat. La classe privilégiée est large et peut être mise davantage à contribution. Entretien avec Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités. Extrait du journal Le Monde.

Publié le 20 octobre 2021

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« Toujours plus ! », s’exclamait, au début des années 1980, le journaliste François de Closets dans un livre à succès documentant l’accumulation des inégalités. Pourquoi reprendre sa formule aujourd’hui pour votre nouvel essai, Encore plus ! ?

À l’époque, la crise ne faisait que ses premiers pas : les classes aisées s’enrichissaient plus que les autres, mais la distribution des revenus augmentait globalement. Quatre décennies plus tard, le chômage et la précarité se sont installés dans la société, avec un tournant à partir des années 2000. Alors que les plus aisés continuent de s’enrichir, une partie des classes populaires est mise au régime.

Depuis la crise de 2008, cette stagnation concerne aussi les classes moyennes. Le choc est redoutable, c’est un peu comme lorsqu’on s’arrête net en voiture sans avoir la ceinture : on prend la vitre. La stagnation des revenus pour les classes basses et moyennes nourrit de fortes tensions, ravivées par le contexte d’incertitude croissante sur les revenus et la précarité galopante, pour les jeunes notamment.

Ces derniers se retrouvent dans une situation paradoxale : alors qu’on affirme valoriser, dans le monde professionnel, l’autonomie et la responsabilité, ils sont dans une position de forte soumission par rapport à l’autorité, avec par exemple des travailleurs des plateformes numériques, qui sont désactivés par l’algorithme s’ils mettent trop de temps à livrer leur colis.

Pourquoi est-il important de rappeler que les privilégiés en France ne se limitent pas à la frange des super-riches ?

La constitution de fortunes colossales est indécente. La voracité du 1 % le plus riche est sans fin. Mais se focaliser sur une frange très étroite de la population, c’est se défiler de la solidarité. Pour lutter contre les inégalités, il faut cibler les 20 % les plus aisés, ceux qui touchent plus de 2 600 euros net par mois pour une personne seule après impôts. C’est la France des cadres supérieurs et des diplômés des bonnes écoles, la bourgeoisie économique et culturelle qui refuse de voir ses privilèges.

De l’autre côté du spectre, il ne faut pas tomber dans le misérabilisme. La France populaire est constituée d’ouvriers, d’employés dans les services, de personnes qui n’ont pas eu accès aux études. Il s’agit d’une France majoritairement féminine qui écope des emplois les plus difficiles. Ces personnes ne sont pas en détresse, mais leur mode de vie est très éloigné de celui de la bourgeoisie économique et culturelle.

Elles ne parviennent pas à répondre aux injonctions de la société de consommation, comme partir en vacances régulièrement. Une forme de mépris social accable cette France qui « roule en diesel, fume des clopes », fait ses courses au supermarché, ne mange pas toujours bio, ne fait pas des expos tous les dimanches.

Vous dénoncez ce que vous qualifiez de marketing des inégalités simpliste. Pourquoi faut-il se méfier de cet emballement autour de la question des inégalités ?

Les inégalités sont devenues la tarte à la crème du débat public. On noie le problème sous un flot de discours hypocrites. La majorité tient un discours très fort sur les inégalités de destin, tout en mettant en place un dispositif temporaire d’exonération de droits de donation qui permet de transmettre 100 000 euros supplémentaires à des membres de sa famille [par enfant tous les quinze ans] [1].

Ce décalage entre les paroles et les actes nourrit le sentiment d’injustice et alimente des révoltes comme celle des « gilets jaunes ». En mettant en avant de nouvelles fractures – les discriminations selon l’origine, entre les générations, entre les femmes et les hommes –, les catégories dominantes éloignent le débat de la fracture sociale.

On parle beaucoup de la nécessité d’avoir des femmes à la direction des entreprises, ce qui est tout à fait juste. Mais on montre du doigt quelques belles réussites, sans s’attaquer au cœur du problème, à savoir la précarité de l’emploi féminin. On pourrait réduire massivement les inégalités de genre en luttant contre la répétition des CDD et en augmentant le smic.

La crise sanitaire peut-elle être l’occasion d’inverser le cours de notre histoire sociale ?

Lors de sa première déclaration à la suite de l’épidémie de Covid-19, en avril 2020, Emmanuel Macron a reconnu que « notre pays tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies rémunèrent si mal ». C’était un moment politique extrêmement fort. Mais la crise sanitaire a été une occasion manquée.

On ne s’en est même pas saisi pour étendre le revenu de solidarité active (RSA) aux moins de 25 ans. C’est une faute politique considérable, alors que cette catégorie de population est la plus touchée par l’augmentation du chômage et du travail précaire. Il faut absolument que ceux qui utilisent cette flexibilité et cette précarité les payent. Je ne suis pas contre l’existence des CDD, je suis contre le fait qu’on n’en subisse pas les conséquences en tant qu’employeur, dans le privé comme dans le public : les associations emploient massivement des précaires.

On pourrait appliquer à la précarité le principe du pollueur-payeur, à travers, par exemple, une augmentation de la prime de fin de CDD. La France privilégiée n’est pas une France égoïste, c’est elle qui s’investit dans les associations caritatives aujourd’hui. Je suis convaincu que les Français sont prêts à s’unir pour contribuer à l’effort de la nation, du moment que cet effort est équitablement réparti.

Comment voyez-vous les choses ?

L’urgence est de s’assurer que chacun dispose du minimum pour vivre : plus de 2 millions de personnes vivent avec moins de 700 euros par mois, selon l’Insee. La gauche est tombée dans le piège du revenu universel. Il s’agit d’une illusion économique, et il n’est pas souhaitable de nous mettre à la merci d’un État qui contrôlerait une aussi grande part des revenus. Le fondement de la richesse reste le travail.

En revanche, instaurer un revenu minimum unique de 900 euros mensuels pour une personne seule sans revenus permettrait d’éradiquer la grande pauvreté et coûterait 7 milliards par an, l’équivalent d’un tiers de ce que va coûter au pays la suppression de la taxe d’habitation. Inverser le cours de notre histoire sociale est possible, mais il faut autre chose qu’un marketing des inégalités simpliste qui dédaigne le monde du travail des exécutants, surfe sur la critique des ultrariches et la défense d’un revenu universel.

Louis Maurin est le directeur de l’Observatoire des inégalités. Il vient de faire paraitre Encore plus ! Enquête sur ces privilégiés qui n’en ont jamais assez, Plon, 2021.

Propos recueillis par Margherita Nasi. Entretien extrait de « Pour lutter contre les inégalités, il faut cibler les 20 % les plus aisés », Le Monde, 23 septembre 2021.

Photo / © Cyril Chigot


[1Il s’agit d’une exonération supplémentaire, votée en juillet 2020, par rapport à un ensemble d’exonérations déjà très généreux avec les familles aisées. Voir notre article « Héritage : comment transmettre un million sans payer d’impôts », version du 11 mars 2021.

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Date de première rédaction le 20 octobre 2021.
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