Point de vue

Africains ou Ukrainiens ? Une inégalité insupportable dans l’accueil des réfugiés

Les réfugiés en provenance d’Afrique ou du Bangladesh reçoivent un accueil très différent de celui mis en œuvre pour les Ukrainiens. Cette différence de traitement constitue une forme de racisme. Une tribune de Claire Rodier, membre du Gisti, extraite de Liberation.fr.

Publié le 20 décembre 2022

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Origines

La France traite les réfugiés de manière très inégale, selon leur origine. Le ministre de l’Intérieur a accepté « à titre exceptionnel » de laisser débarquer le 11 novembre 2022, à Toulon, les 234 rescapés du navire humanitaire l’Ocean-Viking [1] , après trois semaines d’errance en Méditerranée. Tout en précisant que ces « migrants ne pourront pas sortir du centre administratif de Toulon » où ils seront placés et qu’«  ils ne sont donc pas légalement sur le territoire national » : à cette fin, une zone d’attente a été créée en urgence où les personnes, qui ont toutes déposé une demande d’asile, sont donc enfermées sous surveillance policière [2].

Pour la suite, il est prévu que la France ne gardera sur son sol, s’ils remplissent les conditions de l’asile, qu’environ un tiers des passagers du bateau. Les autres seront autoritairement relocalisés dans neuf pays de l’Union européenne. Voilà donc « l’accueil » réservé à des femmes, des enfants et des hommes qui, après avoir fui la guerre, la misère, l’oppression, et pour beaucoup subi les sévices et la violence du parcours migratoire, ont enduré une longue attente en mer aux conséquences notoirement néfastes sur la santé mentale et physique. Tel est l’accueil réservé par la France à ceux qu’elle désigne comme « migrants ».

Rappelons-nous : il y a moins d’un an, au mois de février, lorsque plusieurs millions d’Ukrainiens fuyant l’invasion russe se sont précipités aux frontières des pays européens, la France a su mettre en place en quelques jours un dispositif à la hauteur de cette situation imprévue. Pas question de compter : au ministère de l’Intérieur, on expliquait que « dès lors que des besoins seront exprimés, la France y répondra », tandis que le ministre lui-même annonçait que « nous pouvons aujourd’hui accueillir jusqu’à 100 000 personnes réfugiées sur le territoire national ». Pas question non plus de répartition entre les États européens : « Ce sont des personnes libres, elles vont là où elles veulent », affirmait la ministre déléguée auprès du ministre de l’Intérieur. Et pour celles qui choisiraient de rester en France, un statut provisoire de protection immédiate était prévu, donnant droit au travail, à un logement et à un accompagnement social. On n’a pas manqué de se féliciter de l’élan formidable de solidarité et d’humanité dont la France avait fait preuve à l’égard des réfugiés, à l’instar de ses voisins européens.

Une solidarité et une humanité qui semblent aujourd’hui oubliées. Parce qu’ils sont d’emblée qualifiés de « migrants », les passagers de l’Ocean-Viking, sans qu’on ne connaisse rien de leurs situations individuelles, sont traités comme des suspects, qu’on enferme, qu’on trie et qu’on s’apprête, pour ceux qui ne seront pas expulsés, à « relocaliser » ailleurs, au gré d’accords entre gouvernements, sans considération de leurs aspirations et de leurs besoins.

On entend déjà les arguments qui justifieraient cette différence de traitement : les « réfugiés » ukrainiens sont les victimes d’un conflit bien identifié, dans le contexte d’une partie de bras de fer qui oppose l’Europe occidentale aux tentations hégémoniques du voisin russe. Des « migrants » de l’Ocean-Viking, on prétend ne pas savoir grand-chose ; mais on sait au moins qu’ils et elles viennent de pays que fuient, depuis des années, d’innombrables cohortes d’exilés victimes des désordres du monde – guerres, corruption, spoliations, famines, désertification et autres dérèglements environnementaux – dont les Européens feignent d’ignorer les conséquences sur les mouvements migratoires mondiaux, pour décréter que ce ne sont pas de « vrais » réfugiés.

Une hospitalité à deux vitesses

Cette hospitalité à deux vitesses est aussi la marque du racisme sous-jacent qui imprègne la politique migratoire de la France, comme celle de l’Union européenne. Elle s’est manifestée dès les premiers jours de l’exode ukrainien, quand un tri des exilés s’est opéré, sur la base de la nationalité ou de la couleur de peau, à la frontière polonaise, au point que la Haut-Commissaire aux droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies (ONU) s’était dite « alarmée par les informations crédibles et vérifiées faisant état de discrimination, de violence et de xénophobie à l’encontre de ressortissants de pays tiers qui tentent de fuir le conflit en Ukraine ». Le traitement réservé depuis des années en France aux exilés privés d’abri et de nourriture, harcelés et pourchassés par la police, dans la région de Calais comme en région parisienne, à la frontière italienne ou dans le Pays basque, est la traduction quotidienne de cette politique xénophobe et raciste.

Au-delà d’une indispensable réorganisation du secours en mer afin que les passagers d’un navire en détresse puissent être débarqués sans délai dans un lieu sûr, comme le prescrit le droit international, l’épisode de l’Ocean-Viking nous rappelle, une fois de plus, la nécessité d’une véritable politique d’accueil, dont l’exemple ukrainien montre qu’elle est possible. Elle doit être fondée sur l’accès inconditionnel au territoire de toutes celles et ceux qui demandent protection aux frontières de la France et de l’Europe, sans présupposé lié à leur origine, ni distinction arbitraire entre « migrants » et « réfugiés », sur la mise à l’écart de tout dispositif coercitif au profit d’un examen attentif et de la prise en charge de leurs besoins, et sur le respect du choix par les personnes de leur terre d’asile, à l’exclusion de toute répartition imposée.

Claire Rodier, membre du Groupe d’information et de soutien des immigré⋅es (Gisti) et du réseau Migreurop. Autrice de plusieurs ouvrages dont La Crise de l’accueil. Frontières, droits, résistances (co-dir), La Découverte, 2019.

Tribune extraite de « « Migrants » de l’Ocean-Viking, « réfugiés » d’Ukraine : quelle différence ? », Libération.fr, 15 novembre 2022.

Photo / L’Aquarius, Crédit : Commander US/ Naval Forces Europe Africa US 6th fleet, domaine public


[1Ce navire de l’association SOS Méditerranée et de la Croix Rouge avait secouru des naufragés (venant du Bangladesh, d’Érythrée, de Syrie, etc.) qui tentaient de rejoindre l’Europe à partir de la Libye. Il s’est vu refuser l’accès aux ports italiens et a dû attendre trois semaines l’autorisation d’accoster.

[2Deux tiers des demandeurs d’asile se sont vu refuser l’entrée sur le territoire français par le ministère de l’Intérieur. Mais la plupart d’entre eux avaient été remis en liberté par les tribunaux, leur emprisonnement au-delà de 24 heures dans la zone d’attente étant illégal. Voir « Migrants de l’ Ocean-Viking : comment les décisions de justice se sont imposées au gouvernement », Le Monde, 22 novembre 2022.

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Date de première rédaction le 20 décembre 2022.
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