Analyse

Pour un féminisme universel

Le féminisme doit affirmer son universalisme contre ceux qui prétendent qu’il y aurait un féminisme blanc ou noir et contre les récupérations d’extrême droite. Le mouvement #MeToo, qui s’est étendu à toutes les régions du monde et à toutes les classes sociales, en est un bon exemple. L’analyse de Martine Storti, autrice du livre Pour un féminisme universel.

Publié le 1er décembre 2020

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Modes de vie Femmes et hommes Lien social, vie politique et justice

Le féminisme est une lutte pour la liberté et l’égalité entre les femmes et les hommes ou, pour le dire autrement, une lutte pour une société débarrassée de la domination des hommes. Cette lutte n’est pas une lutte pour une minorité, l’égalité entre les femmes et les hommes n’est pas qu’un changement pour une catégorie, les femmes. Ce combat ne regarde pas seulement les femmes. C’est la société tout entière qui s’en trouve changée. Cette bataille, ancienne, reprise de génération en génération, est spécifique, n’est réductible à aucune autre. Seule la décision de la prendre en charge de manière autonome, avec des objectifs propres, permet l’obtention de résultats.

Nous devons défendre un « féminisme universel » pour souligner que partout se conjuguent oppression, domination et émancipation. Cela ne veut pas dire que la situation des femmes est partout la même. Les luttes féministes diffèrent selon que l’égalité et la liberté sont reconnues au moins en droit, si ce n’est en fait, ou si cette reconnaissance est encore à conquérir. Elles varient selon les situations économiques et sociales, la configuration politique, le poids des religions, des traditions, la force de la domination masculine.

Mais cette diversité de situation n’implique pas, contrairement à ce que certains affirment, qu’il y aurait un féminisme blanc, ou noir, ou articulé à une identité religieuse ou nationale. Il convient de refuser dans un même mouvement deux manipulations : celle qui rend le féminisme synonyme de l’Occident esclavagiste et colonial et celle opérée par une mouvance de droite et d’extrême droite qui l’instrumentalise dans une perspective nationaliste et raciste. Face à ces entreprises de brouillage et de régression, il est urgent de réaffirmer la valeur de l’émancipation et de plaider pour un féminisme universel, concret et pluriel.

Le féminisme universel, il suffit d’ouvrir les yeux pour le voir. Il est par exemple dans le combat des Iraniennes contre le voile obligatoire, dans celui de milliers de femmes africaines contre les mutilations sexuelles, des Polonaises et des Argentines pour le droit à l’avortement, des Françaises contre les violences sexuelles et sexistes, des Brésiliennes, noires et blanches, contre la défense de la supériorité masculine du régime en place ; il est dans les luttes des Tunisiennes revendiquant l’égalité dans l’héritage, dans les luttes des ouvrières de l’industrie textile en Inde ou au Bangladesh ; il est dans la dénonciation par des Chiliennes des sévices sexuels subis lorsqu’elles sont arrêtées ; il est dans la manière dont les si nombreuses victimes de viols de guerre ne s’enferment plus dans le silence ; il est dans l’achat par des Marocaines de capsules de sang artificiel afin de paraître vierges lors de la nuit de noces. Nous pourrions multiplier les exemples.

Ces luttes montrent que les femmes qui ont tiré et assimilé les leçons du passé sont nombreuses. Elles savent qu’elles ne doivent pas subordonner leur lutte à une autre, par exemple à la lutte contre les inégalités sociales ou le fanatisme religieux. En étant présentes dans d’autres combats du moment, elles savent qu’elles ne doivent pas mettre de côté, même provisoirement, l’enjeu de leurs droits, de leur place, de leurs revendications. Ce qui a été appelé les « printemps arabes » en 2011 en a apporté la preuve, les femmes y ayant massivement participé, y compris avec un drapeau féministe. Exemple plus récent, celui des « carrés féministes » [1] que des Algériennes, au printemps 2020, ont constitué au sein des manifestations, affichant ainsi qu’elles sont mobilisées contre le régime et pour leur propre cause.

Un féminisme universel ne définit aucune manière d’être une femme, ou une femme émancipée, il n’impose pas un modèle unique de libération, il ne trace pas a priori une voie d’émancipation. Universel n’est pas synonyme d’uniforme, il inclut des différences, devenant ainsi vraiment universel. Pour ne prendre qu’un exemple : quand les femmes ont eu le droit de voter, le suffrage universel, après avoir été le nom d’un suffrage qui n’était que masculin, est devenu vraiment universel, il n’est pas devenu neutre, il est devenu droit de vote de tous les citoyens, c’est-à-dire des femmes et des hommes.

Le mouvement qui s’est déclenché avec #MeToo est un bon exemple d’universel construit dans des luttes, avec des femmes actrices de leur vie. Ce n’est pas la parole qui s’est libérée, mais bien des femmes qui ont pris la parole dans une initiative à la fois individuelle et collective. Parti d’un pays – les États-Unis –, d’un épisode particulier – douze femmes qui accusent l’important producteur de film Harvey Weinstein d’agressions sexuelles et de viols –, et d’un milieu particulier – le cinéma –, #MeToo a lancé un mouvement qui a connu en un temps court une triple extension, géographique, sociale et de contenu.

Géographique, puisque des milliers de femmes de tous les continents s’en sont emparées, en l’adaptant, le renommant, le contextualisant. Social, puisque différents milieux et domaines ont été concernés : cinéma, opéra, danse, mode, journalisme, partis politiques, institutions religieuses, établissements scolaires, universités, sport, syndicalisme, bureaux, entreprises de toutes sortes, administrations, magasins... Au fil des semaines et des mois, des prédateurs machistes ont été mis en cause, riches, pauvres, de droite, de gauche, progressistes, conservateurs, blancs, noirs, musulmans, juifs, chrétiens, athées, dominants et dominés, du Nord et du Sud.

Extension aussi de contenu, avec une articulation de l’espace privé – les violences conjugales, les violences au sein de la famille – et public : la rue, les lieux d’études, la vie professionnelle ou militante. Des transitions ont été effectuées : passage du viol au harcèlement, du harcèlement au sexisme, du sexisme à la place des femmes. Cette extension ne signifie pas un continuum des violences, ou une égalisation des enjeux, elle est la mise en évidence que chacun d’entre eux renvoie à la question du et des pouvoirs : sexuels, économiques, politiques, culturels, artistiques, médicaux, médiatiques… #MeToo montre à la fois que la domination masculine est universelle et que des femmes sont nombreuses pour la combattre, dans une addition et une réciprocité des forces. L’action de certaines femmes permet celle d’autres femmes, l’audace, le courage d’une parole entraine d’autres paroles. Et cette circulation de l’une à l’autre est bien plus décisive que tel ou tel repli identitaire.

Les luttes contre les violences disent aux hommes : « mon corps n’est pas à votre disposition ». On peut cependant deviner que #MeToo ne fait pas que récuser l’appropriation du corps des femmes mais questionne cette conception largement répandue selon laquelle les hommes auraient des besoins sexuels plus importants que les femmes, qu’ils devraient impérativement satisfaire.

Au Nord comme au Sud, il y a des antiféministes et des courants politiques et idéologiques désireux de revenir sur des droits et des libertés durement acquis (Italie, Hongrie, Pologne, États-Unis, Brésil…), souhaitant renvoyer les femmes à la maison, ou jugeant qu’on pouvait « les attraper par la chatte », à l’instar hélas des propos du président américain encore en exercice Donald Trump.

Au Nord comme au Sud se déploie une rhétorique identitaire qui fige féminité et masculinité au nom des différences culturelles, du respect des traditions, de l’identité nationale ou religieuse. Mais au Nord comme au Sud, des femmes luttent pour des droits et contre la domination des hommes, à la fois de manière spécifique et dans un ensemble commun. Quand je parlais en Afghanistan, que ce soit à Kaboul ou dans un village de montagne éloigné de la capitale, avec des institutrices de la nécessaire et juste scolarisation des filles, qu’elles et moi nous débattions des besoins en construction d’écoles, elles et moi nous partagions une expérience commune, nous étions des sujets unis dans une cause commune. Tel est le féminisme universel.

Martine Storti, autrice de Pour un féminisme universel, éd. République des idées/Seuil, octobre 2020.

Photo / CC by Jeanne Menjoulet


[1Lors des manifestations qui se sont déroulées dans plusieurs villes d’Algérie au printemps 2020, des féministes se rassemblaient d’abord autour de leurs propres slogans et banderoles, par exemple « nos droits c’est partout et tout le temps », signifiant ainsi qu’elles revendiquaient « l’égalité entre hommes et femmes sur le plan politique, civil, économique, culturel, social et juridique ».

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Date de première rédaction le 1er décembre 2020.
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