Analyse

Les inégalités ne sont pas une fatalité

La montée des inégalités n’est pas inéluctable. Leur évolution dépend de choix politiques et il est possible de les réduire, explique Jean Gadrey, économiste. Extrait de son livre « En finir avec les inégalités », paru aux éditions Mango.

25 octobre 2006

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Une des premières preuves de la non irréductibilité des inégalités que nous connaissons, c’est qu’il existe dans l’histoire contemporaine des périodes où elles ont nettement diminué. Les tendances inégalitaires actuelles n’ont pas toujours été la norme. Entre 1910 et 1940 par exemple, les inégalités de revenu et de patrimoine ont fortement diminué, en France et dans les pays industrialisés [1]. Plus récemment, les années 1960 et 1970 ont été, en France mais aussi ailleurs en Occident, des décennies de nette réduction de ces mêmes inégalités. Preuve que l’histoire du capitalisme compte aussi, du moins jusqu’aux années 1980, des périodes longues de progrès de la cohésion sociale.

Considérons la plus proche de nous : du milieu des années 1960 à 1982. Les inégalités de revenu comme les inégalités de salaires ont alors régressé nettement en France, grâce à une évolution « par les deux bouts ». En bas : entre 1968 et 1982, le pouvoir d’achat du salaire minimum a été multiplié par 2,2 contre 1,5 pour le salaire moyen [2] . En haut, la part du revenu des ménages revenant aux 10 % les plus riches a chuté : de 34,6 % en 1965 à 26,7 % % en 1982 [3]. Or durant ces deux décennies 1960 et 1970, l’économie se portait fort bien (les « Trente Glorieuses » touchent à leur fin au milieu des années 1970) et le chômage avoisinait 2 % dans les années 1960.

Il ne s’agit pas d’idéaliser cette période. Car la pauvreté (au sens du revenu monétaire) était bien plus importante qu’aujourd’hui : on comptait 15 % de ménages pauvres en 1970, contre 6,3 % en 2002, chiffres officiels. La situation des personnes âgées était particulièrement difficile, avec un taux de pauvreté de 27 % parmi les ménages de retraités, ce qui est considérable, même si à l’époque la solidarité familiale était plus forte. Les inégalités demeuraient aussi à un niveau conséquent, supérieur à ce qu’elles sont aujourd’hui dans certains pays, nous le verrons. Au début des années 1980, l’écart des revenus fiscaux entre les salariés payés au SMIC et les 0,1 % les plus riches était – quand même - de 1 à 40 [4] .
Mais du moins, l’écart entre les plus aisés et les plus modestes se réduisait de façon continue et notable au fil des ans. À tel point que certains prédisaient alors, à la suite des travaux de l’économiste Simon Kuznets, l’avènement d’une société sans classe, avec une immense catégorie moyenne.

Comment font les autres ?

Une deuxième preuve décisive que les inégalités actuelles ne sont pas fatales est fournie par les comparaisons internationales. Il existe en effet aujourd’hui, dans le monde développé, des pays dont l’économie se porte bien, et où les inégalités sociales sont nettement plus faibles qu’en France. Et ce, dans tous les domaines.

Commençons par les écarts de revenus.
Le rapport entre le revenu moyen des 10 % les plus riches et celui des 10 % les plus pauvres est en 2003 :
 de 6 dans trois pays nordiques : la Suède, la Norvège, la Finlande,
 de 7 à 8 en Belgique au Danemark et en Allemagne,
 de 9 aux Pays-Bas et en Espagne, comme en France.
Les pays du modèle anglo-saxon sont à la traîne : 12,5 en Australie, 13,8 au Royaume-Uni, et, en queue de peloton, 16 aux Etats-Unis [5].
Considérons maintenant les inégalités entre les hommes et les femmes. Elles sont, elles aussi, les plus faibles du monde dans les quatre pays nordiques : la Suède, la Norvège, la Finlande, le Danemark. La proportion de femmes au Parlement varie de 38 % au Danemark, en Finlande et en Norvège à 45 % en Suède (rappelons qu’en France elle est de 14 %). Autre indicateur : la part des salaires des femmes dans le total national atteint 45 %, presque la moitié donc, en Suède, contre seulement un gros tiers en France (36 %). Il faut dire que le taux d’activité des mères de jeunes enfants (moins de six ans) est de 80 % en Suède et au Danemark contre 56 %, en France [6].

Changeons de sujet : l’éducation.

À nouveau, les pays nordiques affichent, en Europe, les plus faibles inégalités de résultats scolaires selon les établissements et selon les catégories sociales et ils ont, plus généralement, le plus haut niveau d’égalité des chances. Les inégalités se réduisent par exemple entre 10 et 15 ans, à l’opposé du cas de la France. Ces pays profitent aussi du système scolaire qui est le plus intégré, le moins divisé en filières d’orientation précoce dont on sait qu’elles deviennent vite des cursus de ségrégation sociale. Il est vrai que le tronc commun y est plus long : la première orientation n’y intervient qu’à 16 ans. Malheureusement, la France, ces dernières années, a choisi au contraire de « recréer des filières d’enseignement différencié de plus en plus précoces » [7] : choix d’orientation en quatrième, options en troisième, rétablissement de l’apprentissage à 14 ans…

D’autres critères témoignent de la cohésion sociale plus forte dans les pays scandinaves. Ainsi, la proportion de personnes vivant sous le seuil de pauvreté monétaire relative (qui est un indicateur d’inégalité, puisque les pauvres sont définis comme gagnant moins de la moitié du revenu des personnes situées au milieu de la distribution des revenus) est, dans ces pays, nettement plus basse qu’ailleurs. Il y a par exemple entre 5 % et 7 % de pauvres ainsi définis en Finlande, en Norvège et en Suède, contre 13 % à 17 % au Royaume-Uni, en Australie et aux États-Unis, selon le rapport du PNUD 2005.

Il n’est pas question, là encore, d’idéaliser ce qu’on appelle désormais « le modèle nordique ». L’égalité est un processus, une conquête encore inaboutie. Des écarts subsistent dans ces pays et sont jugées préoccupants par leurs citoyens. Par exemple, les PDG des multinationales de ces pays gagnent eux aussi des sommes folles (mais plus fortement taxées). Autre exemple : s’il est vrai que les écarts de salaire et d’accès à des métiers qualifiés entre les femmes et les hommes sont relativement réduits, en revanche la mixité des métiers est faible, avec ici comme ailleurs une très forte présence des femmes dans les métiers du social, de l’éducation et de la santé. De même, le temps partiel, même s’il est de meilleure qualité et réversible, reste largement l’apanage des femmes. Mais au regard de notre santé sociale, celle de ces pays est enviable et leur « modèle social » ne peut que faire réfléchir.

La mondialisation n’est pas fatalement inégalitaire

L’argument fataliste souvent asséné fait de la mondialisation un ouragan irrésistible ne laissant guère de marges de manœuvre à qui voudrait réduire les inégalités. Si la nécessité de nous insérer dans des échanges internationaux ne fait évidemment pas débat, si, de facto, on ne peut que constater que la mondialisation dans sa forme actuelle est créatrice d’inégalités, en revanche rien ne prouve que la France (ou tout autre pays) doive renoncer à corriger les tendances inégalitaires du capitalisme mondial qui sévissent depuis vingt ans. Au contraire, on peut le prouver, mondialisation et réduction des inégalités ne sont pas antinomiques. À terme, de trop grandes inégalités mettraient même probablement en danger l’économie mondiale. La mondialisation a besoin d’égalité.

L’économiste Tony Atkinson [8] distingue ainsi, parmi les pays développés, certains (comme la Suède, le Canada et l’Allemagne) où les inégalités de revenu ont à peine progressé depuis les années 1980, pendant qu’elles se creusaient nettement dans d’autres (Royaume-Uni, États-Unis). Cela signifie bien que le revirement inégalitaire de 1980 -que certains attribuent à la nouvelle donne économique- n’était pas si inéluctable. Il s’est produit, nous le verrons, là où le « laisser faire » étatique a redoublé le laisser faire économique.

Nous avons vu que les pays nordiques ont maintenu un haut niveau de cohésion sociale. Pourtant, et sans doute parce que leur petite taille les y contraint, les économies de ces pays sont bien plus ouvertes que celles de grands pays. Si l’on compare par exemple le poids des exportations par rapport à la production nationale, celui-ci était compris en 2005, entre 33 et 37 % du PIB selon les pays de ce groupe, contre 7 % pour les États-Unis, 17 % pour le Royaume-Uni et 22 % pour la France. [9]
Non seulement la Suède, la Norvège, la Finlande, le Danemark sont fortement insérés dans la compétition mondiale, mais, au sein de celle-ci, ils ne semblent pas souffrir de leur bonne cohésion sociale. Leur compétitivité économique est nettement meilleure que la nôtre en tout cas. Ainsi, le très libéral « Forum de Davos », qui classe les pays selon des critères (sans doute discutables) de compétitivité, place en tête la Finlande chaque année depuis cinq ans. En 2005, la Suède arrive troisième, juste après les États-Unis, et le Danemark est quatrième. La France est en 30ème position.
Un premier enseignement s’impose : manifestement, il existe plusieurs façons de s’insérer dans la mondialisation et le modèle anglo-saxon ne constitue donc pas la référence obligée. Une économie ouverte n’interdit pas un haut niveau de cohésion sociale. On peut même se demander à ce stade si les bonnes performances économiques des pays nordiques ne sont pas liées à leurs meilleures performances sociales. « La mondialisation engendre certainement des tendances inégalitaires internes, note Pierre-Noël Giraud. Mais les États disposent toujours de moyens pour les atténuer en fonction des préférences nationales et sans que cela n’implique de choix dramatiques entre égalité et croissance. » [10]

*Jean GADREY, professeur d’économie à l’Université de Lille, , En finir avec les inégalités, octobre 2006, Mango éditions.


[1François Bourguigon et Christian Morrisson, The size distribution of income among world citizens, laboratoire Delta, 2001

[2Insee, Tableaux de l’économie française 2005-2006, p. 99.

[3T. Piketty, Les hauts revenus en France au XXe siècle, éd. Grasset, 2001.

[4Sur la base de T. Piketty, op. cit.

[5Rapport mondial sur le développement humain, PNUD, 2005, accessible en ligne sur le site du PNUD.

[6OCDE, Perspectives de l’emploi 2001.

[7Louis Maurin, Égalité des chances : les faux-semblants de la lutte contre l’échec scolaire, Alternatives économiques, n° 243, janvier 2006.

[8Inégalités, pauvreté et État providence, Contribution la revue Comprendre, « Les inégalités », PUF, 2003

[9Comparaisons internationales des profils de pays, Institut de la statistique du Québec,

[10« Mondialisation et dynamique des inégalités », communication au colloque annuel de sciences politiques, septembre 2002, Lille, IEP

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Date de première rédaction le 25 octobre 2006.
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