Analyse

« Les inégalités actuelles minent les sociétés et les personnes »

Dans son livre « Pauvreté et inégalités », l’association Attac dresse un réquisitoire sans concession contre le néolibéralisme. Extrait de l’ouvrage publié aux éditions Mille et une nuits.

Publié le 30 juin 2006

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En juin 2004, un sondage de la SOFRES pour la Fondation Jean Jaurès interroge les Français sur leur perception des inégalités. Il faut être prudent dans l’interprétation des sondages, mais ici les questions sont simples, peu ambiguës, et le pourcentage des « sans opinion » est très faible. À la question : « Au cours des dernières années, avez-vous le sentiment que les inégalités en France se sont plutôt aggravées ou qu’elles se sont plutôt réduites ? », 81 % des personnes interrogées répondent qu’elles se sont aggravées (nettement : 49 % ; un peu : 32 %). Seulement 15 % pensent qu’elles se sont réduites (un peu : 12 % ; nettement : 3 %). Il n’y a que 4 % de personnes sans opinion.

À la question : « Au fond de vous-même, avec laquelle de ces deux opinions êtes-vous le plus d’accord ? », l’institut recueille le résultat suivant : 25 % répondent qu’il n’est pas possible de lutter véritablement contre les inégalités sociales (pourcentage qui atteint 33 % chez les électeurs de droite, et 39 % chez ceux de l’extrême droite) ; 73 % répondent qu’il est possible de lutter véritablement contre les inégalités sociales (ce chiffre atteint 79 % chez les jeunes). 2 % sont sans opinion.

Commentons un peu. Les individus et les groupes sociaux diffèrent sur le plan de leur accès effectif à des « ressources » diverses ou à des patrimoines dont dépend leur bien-être. Ces différences ne sont pas toutes considérées comme des inégalités sociales illégitimes, ce qui passe par un jugement moral. Quand les Français affirment qu’il est possible de lutter contre les inégalités, ils se réfèrent à des inégalités sociales qu’ils jugent condamnables. Constatant autour d’eux qu’elles progressent, ils sont massivement convaincus, comme nous le sommes, que ces inégalités ne sont pas une fatalité. L’action publique et la volonté politique peuvent réduire la pauvreté et des inégalités. En France comme dans le reste du monde. Janvier 2006. Autre sondage, du CSA, sur la perception de la mondialisation. À la question : « Que vous inspire la mondialisation telle qu’elle se passe actuellement ? », 12 % répondent « enthousiasme ou confiance » (ils étaient 26 % en novembre 1999, avant la réunion de l’OMC à Seattle), 74 % répondent « inquiétude ou hostilité » (ils étaient 61 % en 1999). Il y a 12 % d’indifférents. Autre question : « Lorsqu’on évoque le mot mondialisation, vous vous dites qu’il s’agit avant tout du développement de...(suit une liste de six thèmes, dont seulement deux négatifs, trois positifs et un dernier plus fataliste). Arrive largement en tête le thème « des inégalités entre pays pauvres et pays riches », suivi, presque à égalité entre eux, « des possibilités de développement économique des pays pauvres » et « des délocalisations et des plans sociaux dans les pays développés ».

À nouveau, la perception des inégalités mondiales est forte, et elle est très liée à celle de la forme actuelle de la mondialisation. Nous verrons plus loin que cette perception est justifiée.

Il serait stupide d’imputer tous les malheurs du monde, et toutes les inégalités qui s’y développent, au néo-libéralisme. Pour ne prendre que cet exemple, les inégalités entre les hommes et les femmes n’ont pas attendu la période actuelle pour exister. Mais il n’est pas moins important, ce qui est entrepris systématiquement, de repérer la façon dont les règles et les acteurs actuellement dominants peuvent s’appuyer sur des inégalités « anciennes » et les reproduire, quitte à en modifier les formes. Il sera souvent question dans ce livre du néo-libéralisme, de la mondialisation néo-libérale, ou des politiques néo-libérales. Pour nous, il ne s’agit pas d’un slogan politique ou d’un mythe mobilisateur, mais bien d’une réalité que l’on peut observer et analyser. Le néo-libéralisme est à la fois un système d’idées (ou représentations normatives du monde), et un système de pratiques et d’organisation de l’économie et de la société (le capitalisme néo-libéral, la mondialisation néo-libérale).

Ce double système s’est développé à partir des années 1980 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni à l’époque de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher. C’était, pour une part, une réponse à la crise de rentabilité que le capitalisme avait connue au cours de la décennie précédente. Il a vu l’émergence de nouveaux acteurs économiques dominants, notamment les fonds de pension et un nouveau type d’entreprises transnationales, mais aussi le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale, et plus tard l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). De nouvelles règles mondiales sont apparues, qui structurent la gestion des entreprises (mettant les actionnaires de contrôle aux commandes, avec des exigences de rentabilité bien plus fortes) ou le commerce international, dans le cadre plus global du « consensus de Washington ».

Le nouveau capitalisme est plus financier, plus « court-termiste ». Ses acteurs ont réorganisé le travail, généralisé les exigences de flexibilité. Alors que le capitalisme « fordiste » ou « social-démocrate » des années 1950 à 1970 - qu’il ne s’agit pas d’idéaliser - s’accommodait de l’existence d’un vaste secteur public, d’États-nations capables de définir des règles de vie commune sur leur territoire, le nouveau capitalisme a considéré ces règles comme des freins à son expansion, et il les a partout attaquées, avec des succès divers. Ses acteurs, et en particulier les entreprises transnationales, ont considéré que la planète était un espace de territoires en concurrence où ils devaient pouvoir agir sans contrainte et imposer leurs propres lois, leurs nouvelles exigences de rentabilité, et leur impératif de croissance illimitée, sans aucune considération pour les dégâts sociaux et environnementaux qu’ils produisaient.

En tant que système d’idées, le néo-libéralisme n’est pas très éloigné du libéralisme économique du 19ème siècle, puisqu’il défend le principe général d’une intervention minimale de l’État dans l’économie (et des institutions publiques dans l’économie mondiale), à côté d’arguments plus contemporains concernant le rôle éminent des actionnaires dans la conduite des affaires du monde.

De la deuxième moitié du 19ème siècle jusqu’aux aux années 1970, on avait pourtant assisté à un net recul du libéralisme économique et une progression corrélative d’une régulation plus négociée, plus collective de l’économie, même si elle partageait avec le néo-libéralisme une obsession de la croissance matérielle. On avait aussi assisté à la constitution progressive d’un très important secteur public et à la mise en place d’une protection sociale de haut niveau, au nom d’un intérêt général que l’initiative privée ne pouvait prendre en charge. Ce sont ces acquis collectifs que le néo-libéralisme entend remettre en cause.

Ce système engendre de fortes inégalités, et il s’en nourrit. Elles lui sont nécessaires. Par exemple, pour pouvoir mettre tous les territoires de la planète en concurrence sur le plan des salaires et des ressources naturelles, les multinationales ont besoin d’inégalités sociales et environnementales fortes et si possible croissantes.

Les inégalités actuelles sont insupportables sur le plan humain. Elles minent les sociétés et les personnes. Elles entraînent une perte de confiance dans la société et ses institutions (systèmes scolaire, policier et judiciaire en particulier), ainsi que le rejet de la « politique » en général et d’une démocratie représentative qui ne parvient pas à réduire des écarts insupportables. Elles engendrent de tels coûts qu’elles sont économiquement ruineuses : si l’on tenait une comptabilité complète - qui ne serait pas fondée sur le seul profit pour juger de l’efficacité économique - la prise en compte des impacts sociaux pèserait très lourd. Ces inégalités influent très négativement aussi sur l’environnement et participent à sa dégradation. L’histoire nous a appris que les disparités de richesse et l’appauvrissement des populations déstabilisent les pays, voire les précipitent dans des conflits, des guerres et des violences. Il est urgent de s’inquiéter de l’évolution inégalitaire du monde.

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Date de première rédaction le 30 juin 2006.
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