Point de vue

Le conservatisme pédagogique et les inégalités

L’école française n’est pas en perdition. Mais si l’on veut démocratiser le lycée, il faut en revoir les méthodes pédagogiques, analyse Anne Hébrard, professeur de philosophie à Colombes et auteur de « L’Ecole va bien... », (L’Harmattan 2004).

Publié le 1er décembre 2004

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Qu’est-ce que la liberté pédagogique ? On peut parfaitement se croire libre alors qu’on ne l’est pas, c’est un des sujets les plus classiques de l’épreuve de philosophie au baccalauréat. Et justement, pour illustrer ce paradoxe on peut constater que les professeurs de philosophie sont à la fois ceux qui revendiquent le plus de liberté, ceux dont les programmes sont les plus indéterminés, et ceux qui par ailleurs sont les plus sélectifs dans leur notation.

Le fait que cette sélection recoupe à peu de chose près les hiérarchies sociales n’est plus à démontrer, toutes disciplines confondues. On en déduira facilement que la liberté pédagogique favorise la soumission des élèves et leur acceptation de l’ordre établi, au détriment de leur formation intellectuelle. Voilà pourquoi cette liberté est strictement contradictoire avec l’objectif de démocratisation, aussi paradoxal que cela puisse paraître.

Le problème ne se posait pas dans les lycées élitistes d’autrefois. D’une part parce que le professeur de lycée n’avait pas un statut social supérieur à celui des parents de ses élèves, d’autre part et surtout parce que l’ordre qu’il imposait à ses élèves était au bout du compte dans leur intérêt. Cet ordre leur était favorable ; ils étaient à peu près sûrs d’y trouver une place à la fin de leurs études. Or ce n’est pas du tout ce qui se produit dans le lycée de masse : la hiérarchie sociale entre les parents et les enseignants s’est inversée et l’acceptation de l’ordre établi n’est plus une garantie de réussite sociale pour les lycéens.

On en conclut parfois que les missions de l’école ne sont plus possibles. A droite on dira que les nouveaux lycéens ne sont pas aptes à recevoir l’enseignement classique. A gauche, on dira plutôt que c’est le lycée classique qui n’est plus apte à recevoir les lycéens. Ces deux points de vue mènent à la même conclusion défaitiste. Et pourtant l’essentiel n’a pas été perdu. Il ne s’agit pas principalement de révolutionner le système éducatif, mais plutôt de modifier ses pratiques pédagogiques. Car le contact avec des publics qui ne sont pas nos interlocuteurs « naturels » (ils n’appartiennent pas à la « culture légitime ») peut développer chez nous de nouvelles qualités pédagogiques, inconnues des enseignants d’autrefois et pourtant essentielles à la culture elle-même. Le fait que la connivence soit à construire ensemble en classe donne à la tradition étudiée une fonction de lien social qu’elle n’avait pas autrefois, puisque ce lien existait déjà indépendamment d’elle.

La culture classique devient ainsi très vivante lorsqu’on l’étudie dans les lycées de la massification. Elle acquiert aussi un rôle de lien social, ce qui renforce sa légitimité. Elle n’est plus la propriété de l’élite socio-économique : elle devient au contraire une médiatrice.

Anne Hébrard est professeur de philosophie à Colombes (Hauts-de-Seine). Elle est l’auteur de « L’Ecole va bien... », Ed. L’Harmattan, 2004.

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Date de première rédaction le 1er décembre 2004.
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