Entretien

« La progression du nombre d’ingénieures ne doit pas faire oublier la situation des caissières », par Margaret Maruani et Monique Meron.

Margaret Maruani, sociologue spécialiste de la question du genre est décédée cet été. Nous republions un entretien qu’elle nous avait accordé en 2012, avec Monique Meron. Elles passent à la loupe l’activité des femmes au fil du XXe siècle.

Publié le 25 août 2022

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Femmes et hommes

Votre voyage dans « Un siècle de travail des femmes » aboutit à une découverte : l’activité féminine n’a pas évolué comme on le pensait…

Margaret Maruani. Cela a été notre grande surprise. Comme tout le monde, nous pensions que l’activité des femmes avait diminué durant la première moitié du XXe siècle, des années 1920 aux années 1960. Mais cette baisse est accentuée par un changement de méthode en 1954, qui fait que 1,2 million de personnes ne sont plus comptabilisées comme actives, dont près d’1 million de femmes.

Ce changement de définition, qui touche essentiellement des femmes d’agriculteurs, entretient donc une illusion de baisse d’activité des femmes durant la première moitié du XXe siècle, et cela est faux : l’activité des femmes a varié, augmenté au moment des guerres, diminué pendant les crises, mais globalement elle s’est maintenue en tendance sur toute la première moitié du XXe siècle.

Monique Meron. J’ajouterais qu’aujourd’hui le niveau de l’activité est sans doute surestimé par rapport à la façon de comprendre l’emploi que l’on avait auparavant. On comptabilise comme activité des morceaux d’emploi (des tout petits boulots de quelques heures) qui, hier n’auraient pas suffi pour être compris dans les chiffres de l’emploi. Du coup, la courbe de l’augmentation de l’activité féminine depuis les années soixante parait accentuée : trop basse au départ puisque nombre de femmes sont « gommées » de l’activité, très haute dans les années récentes puisque le moindre travail, même très partiel, est compté comme un emploi. Nous n’avons pas voulu reconstituer une série globale, mais nous interroger sur les changements de méthode et ce qu’ils signifiaient dans la compréhension du travail féminin. Hier, une femme d’agriculteur était « femme de », mais en même temps incluse de facto parmi les actifs en tant qu’agricultrice. Le statut des femmes a changé : à partir des années 1950, on leur a demandé individuellement, de déclarer si elles avaient une « profession », et c’est cela qui en a fait basculer (d’un point de vue statistique) vers l’inactivité. La question de la frontière entre le travail professionnel et l’activité domestique, le chômage et l’inactivité a toujours été particulière pour les femmes.

MMa. Oui, sur elles pèse toujours une sorte de soupçon d’inactivité – est-ce bien du travail ce qu’elles font là ? Une paysanne dans un champ travaille-t-elle ou regarde-t-elle le paysage ? Une ouvrière licenciée, est-ce une chômeuse ou une femme qui rentre au foyer ?

Quel bilan peut-on dresser de la mixité si l’on raisonne en terme de secteurs d’activité ?

MMe. D’un côté on a des bastions qui évoluent peu, de l’autre des vrais phénomènes d’ouverture aux femmes. Au début du siècle, les domestiques comptaient 87 % de femmes. Aujourd’hui, les femmes représentent 82 % des emplois à domicile. On ne peut pas appeler cela une transformation sociale ! Dans ce secteur comme à la caisse des supermarchés ou parmi les emplois peu qualifiés de la santé, les femmes sont ultra-majoritaires et la situation évolue peu. Même chose pour les emplois peu qualifiés des hommes, dans le bâtiment, l’industrie automobile, etc. En revanche, dans certaines professions qualifiées, avocats, médecins, et même ingénieurs par exemple les progrès sont réels. En marche dans les professions supérieures, la mixité est en panne dans le salariat d’exécution. Bien sûr, il reste encore beaucoup de chemin à faire, mais la situation des femmes n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était au début du siècle. Ensuite, il faut bien comprendre que la mixité n’est pas l’égalité : en haut des hiérarchies, on a encore beaucoup plus souvent des hommes, quels que soient les secteurs professionnels.

Pour les femmes, n’existe-t-il pas des formes de rejet d’un mode du travail masculinisé, très hiérarchique ?

MMa. Il y a toujours eu un discours sur l’absence d’ambition des femmes dans l’univers du travail, leurs centres d’intérêt différents… qui permet de justifier la permanence de la domination masculine. Bien sûr qu’il faut s’interroger sur le monde du travail et son fonctionnement. Comme le dit bien la sociologue de l’éducation Marie Duru-Bellat, les femmes font des choix « raisonnables ». Elles « choisissent » bien souvent des métiers et des secteurs féminisés, là où elles savent pouvoir trouver plus facilement un emploi : pourquoi s’embêter à faire une formation d’électricienne lorsque l’on sait que l’on trouvera beaucoup plus facilement un emploi d’infirmière ou de secrétaire ? Au passage, quand les hommes ne sont plus là, comme cela a été le cas pendant les périodes de guerre, alors les femmes prennent leur place et on ne se pose plus la question !

Le développement du temps partiel va dans ce sens.

MMe. Quand on est face à une situation qu’on sait ne pas pouvoir faire évoluer, on finit toujours par le rationnaliser. On décide que c’est « choisi » parce qu’on sait bien qu’on ne peut pas faire autrement. On le voit bien dans la question du « choix » du temps partiel, toujours très complexe. Entre 1975 et 2008, sur 3,8 millions d’emplois féminins supplémentaires, 2,3 millions, plus de 70 %, étaient des emplois à temps partiel. Il y a dans la fonction publique, notamment, des femmes qui décident, par exemple, de ne pas travailler le mercredi pour s’occuper de leurs enfants ou pour faire tout autre chose. Elles savent qu’elles pourront ensuite reprendre leur place à temps plein. Mais beaucoup de femmes peu qualifiées occupent des bouts d’emploi faute de mieux et ne demandent qu’à travailler plus… pour gagner plus - pour gagner normalement leur vie.

On oublie souvent la question des inégalités entre les femmes...

MMa. La question des inégalités entre hommes et femmes est aussi une question sociale. On aurait tort de se focaliser uniquement sur la situation des femmes aux postes de direction. La crise creuse les écarts entre les femmes. Dans un premier temps, la crise a d’abord touché les emplois industriels masculins, puis elle s’est répercutée sur les femmes, dans le tertiaire. Ce sont d’abord les emplois peu qualifiés, masculins ou féminins, qui subissent les conséquences de la situation actuelle. Mais le taux de chômage masque un sous-emploi massif des femmes, notamment celles qui n’ont pas un niveau de diplôme élevé. La progression du nombre de femmes ingénieures ne doit pas faire oublier le sous-emploi des caissières ou le sur-chômage massif des ouvrières.

MMe. J’ajouterais qu’il faut aussi regarder à l’intérieur de chaque profession dite mixte. Les femmes et les hommes ingénieurs ou médecins par exemple ne sont pas présents dans les mêmes domaines. La médecine devient de plus en plus mixte, mais chez les chirurgiens on est très loin du compte : ce sont presque toujours des hommes, alors que les pédiatres et gynécologues sont majoritairement des femmes. A l’opposé, les aides soignants sont très souvent des aides soignantes…

Propos recueillis par Louis Maurin.

Margaret Maruani est sociologue, directrice de recherche au CNRS. Monique Meron est statisticienne, administratrice de l’INSEE. Elles sont auteures de « Un siècle de travail des femmes en France », éditions La Découverte, octobre 2012.

Voir les tableaux de données publiés en annexe.

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Date de première rédaction le 25 août 2022.
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