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Inégalités : peut-on faire dire aux chiffres ce que l’on veut ?

Non, on ne peut pas faire dire ce que l’on veut aux chiffres. La thèse selon laquelle on manipule les informations est pratique puisque du coup aucun discours ne peut prétendre l’emporter. Les explications de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 24 avril 2019

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« On nous manipule », « on peut faire dire ce que l’on veut aux chiffres ». L’idée que les chiffres ne veulent rien dire est très répandue en France, à droite comme à gauche. Le pays des Lumières n’a pas l’âge de raison en matière de statistiques. La thèse selon laquelle on manipule les informations est pratique puisque du coup aucun discours ne peut prétendre l’emporter. Les « grandes gueules » s’en donnent à cœur joie (voir encadré).

Peut-on manipuler les chiffres ? Aussi bizarre que cela puisse paraître, pour comprendre que non, il faut comprendre que oui. Expliquons ce paradoxe. D’abord, il faut admettre que toute information statistique est une construction qui repose sur des hypothèses, des choix faits par des statisticiens [1] qui sont des êtres humains et non des robots. Pour mesurer la pauvreté par exemple, si vous optez pour un seuil à 60 % du niveau de vie médian, vous arrivez au chiffre de près de neuf millions de pauvres en France ; si vous prenez le seuil à 50 %, toujours du niveau de vie médian, vous obtenez un chiffre de cinq millions. De la même manière, l’utilisation d’échelles de temps ou territoriales variées aboutissent à des résultats différents. À la question « est-ce que les inégalités de revenus augmentent ? », la réponse ne sera pas la même si l’on observe ce qui se passe depuis 2, 5, 10 ou 30 ans. On peut multiplier les manières de « travailler » le chiffre et aboutir à des conclusions bien différentes.

S’agit-il de « manipulation » ? Il ne faut pas être naïf quant au lien entre la présentation des données et l’argumentation. S’agit-il de trucage ou de mensonge ? Non, il est question de choix statistiques : toutes les présentations ont leur propre valeur. Personne, par exemple, ne peut dire qu’une mesure de la pauvreté est plus « objective » qu’une autre, mais c’est une question de convention qui, au fond, repose sur un choix subjectif. Cela n’empêche pas de préférer telle ou telle mesure.

L’important est d’abord de bien comprendre les hypothèses qui ont été posées pour construire les statistiques et de discuter leur valeur. C’est aussi de mesurer la qualité des données : la taille et la composition de l’échantillon notamment, mais aussi la possibilité de suivre des évolutions dans le temps. La plupart des sondages par exemple n’ont guère de valeur et ne servent qu’à alimenter la presse.

Analyser les données, c’est tout autant interpréter les chiffres que décrypter la méthode. S’interroger sur les sources, sur les concepts utilisés et sur les choix d’échelles, notamment de temps ou d’espace, constitue une part essentielle du travail de compréhension des inégalités. Pour beaucoup, ce travail semble une opération technique, alors qu’il s’agit également d’un exercice politique au sens large du terme.

Les « grandes gueules » des inégalités
Les Français se délectent de bons mots. Nos belles envolées (devenues « punchlines ») permettent de briller en société. Celui qui les manipule avec aisance fait le tour des plateaux de radio ou de télévision et s’offre une belle audience. Le débat sur les inégalités est inondé de propos dramatisés pour faire le « buzz », et les médias raffolent des « clashs » qui font l’audience. Il ne faut pas mésestimer les enjeux financiers de ces pratiques : un ouvrage qui se vend bien rapporte beaucoup d’argent, une émission théâtralisée où l’on s’écharpe fait davantage vendre qu’un débat sérieux. Bienvenue au royaume des « toutologues », qui parlent de tout et de rien avec véhémence et assurance. Dans le domaine des inégalités, la dénonciation de l’hyper-richesse marche aussi bien que le misérabilisme, mais l’un et l’autre ne font guère avancer l’analyse. On peut débattre sans fin dans le vide des données, parfois en se raccrochant à des chiffres farfelus. Chacun avance ses arguments sans pouvoir être démenti par l’autre. Nos toutologues n’ont pas intérêt à ce que la connaissance progresse.

Comprendre les inégalités, un guide dans les méandres du débat sur les inégalités

Comprendre les inégalités, Louis Maurin, éd. Observatoire des inégalités, juin 2018.
128 pages.
ISBN 978-2-9553059-4-2
9 € hors frais d’envoi

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Illustration / © Enzo pour l’Observatoire des inégalités


[1Ceux qui veulent aller plus loin liront les travaux d’Alain Desrosières et notamment La Politique des grands nombres, histoire de la raison statistique, éd. La Découverte, 1993.

Date de première rédaction le 24 avril 2019.
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