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Inégalités : les dix chantiers pour les dix prochaines années

Depuis 10 ans, l’Observatoire des inégalités scrute le paysage des inégalités sociales. Si certaines sont tenaces, d’autres disparaissent ou émergent. Fort de ces travaux, Noam Leandri, président de l’Observatoire des inégalités, dégage dix priorités pour demain.

Publié le 26 novembre 2013

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Revenus Éducation Modes de vie

1. Ralentir le grand écart des richesses par la fiscalité

La France est peu inégalitaire au vu de la plupart des autres pays riches. Son système de redistribution maintient la plus grande masse des individus dans une fenêtre relativement réduite de niveaux de vie, allant de 875 à 3 125 euros par mois pour 80 % des personnes. Pour autant, les plus hauts revenus progressent beaucoup plus vite que ceux de la plupart des salariés, même si la crise a plus durement touché les ménages modestes : entre 2008 et 2011, les revenus des 10 % les plus pauvres ont baissé de 3,7 % tandis que ceux des 10 % les plus riches progressaient de 1,6 %. Au total, la moitié de la fortune du pays est concentrée par 10 % des ménages.
N’en déplaise aux hérauts du « ras-le-bol fiscal », la récente hausse de la fiscalité représente moins de la moitié des 120 milliards de baisses d’impôts qui ont eu lieu dans les années 2000. Cependant, le système fiscal est devenu moins redistributif au nom de la compétitivité et moins lisible en raison des nombreuses niches en faveur de tel ou tel groupe d’intérêt. Enfin, la fiscalité locale des ménages reste la grande oubliée des réformes fiscales. Les valeurs locatives sur lesquelles sont calculés les impôts locaux n’ont pas été mises à jour depuis 1970, ce qui conduit à considérer qu’une HLM en grande banlieue, neuve à l’époque, a plus de valeur qu’un ancien immeuble de centre-ville.

2. Un système de retraite plus juste

Un cadre supérieur vit environ jusqu’à 83 ans tandis qu’un ouvrier peut espérer atteindre l’âge de 77 ans : six années de vie les séparent. Le fait de commencer à travailler tôt dans des conditions pénibles physiquement est déterminant. Même s’ils partent en moyenne un peu plus tard, les cadres profitent d’une retraite plus longue, mais aussi d’une pension plus élevée, puisque leurs cotisations et celles de leurs employeurs étaient plus conséquentes. Sans compter que les cadres ont suivi des études largement financées par la collectivité, notamment par leurs camarades d’école devenus ouvriers qui ont commencé à travailler plus jeunes.
Toutes les réformes des retraites partent du postulat qu’il faut travailler plus longtemps pour compenser l’allongement de l’espérance de vie. C’est oublier que le travail se fait rare et que la précarité de l’emploi va se répercuter sur le niveau de vie des futurs retraités. Au fond, le rôle des retraites n’est-il pas d’abord d’assurer à tous les citoyens de vivre dignement leurs dernières années, en prenant en compte l’espérance de vie à la retraite, et pas seulement de maintenir un revenu proportionnel à celui perçu pendant la vie active à partir d’un âge imposé uniformément ?

3. Jeunesse ne doit pas se conjuguer avec précarité

Sur quatre jeunes sur le marché du travail, le premier est au chômage, le second a un emploi précaire et les deux derniers occupent un emploi « normal » en contrat à durée indéterminée. Pour y parvenir, ils ont, pour la plupart, dû accepter des stages ou des emplois temporaires. Même avec un diplôme, l’insertion dans l’emploi des jeunes est difficile, mais c’est encore pire pour les non-diplômés. Certes les salariés âgés connaissent un chômage plus long que la moyenne, mais ils bénéficient de protections acquises au cours de leur carrière tandis que les obstacles rencontrés par les jeunes auront des effets en chaîne sur le reste de leur vie active.
Ainsi, 29 % des jeunes ont du mal à se loger convenablement ou à se chauffer et 17 % ne parviennent pas à payer leurs factures et se retrouvent par dizaines de milliers en situation de surendettement. Avant 25 ans, les jeunes n’ont toujours pas droit à un revenu minimum, sauf conditions draconiennes ou pour une poignée de jeunes précaires en échange d’un parcours d’intégration (la nouvelle « garantie jeune » expérimentée dans dix territoires). Une généralisation du revenu minimum et un véritable accompagnement vers l’emploi amélioreraient nettement le sort de beaucoup de jeunes en difficulté.

4. Une autre école pour lutter contre la reproduction sociale

L’ascenseur social avance au ralenti dans un contexte de croissance lente depuis quatre décennies. Pourtant, le niveau général d’études de la population n’a cessé d’augmenter. Mais tous les diplômes ne se valent pas. Les plus favorisés ont investi les filières éducatives toujours plus sélectives qui avantagent les familles disposant d’un bon capital culturel et d’une connaissance approfondie des rouages complexes de l’orientation scolaire en France. De fait, les enfants d’ouvriers représentent plus de 30 % d’une classe d’âge mais seulement 7 % des élèves d’école d’ingénieurs.
L’école de la République française se distingue, au sein des pays développés, pour faire réussir les enfants les plus favorisés socialement. Le recours trop fréquent au redoublement touche les trois quarts des enfants d’ouvriers qui atteindront majoritairement un niveau inférieur au baccalauréat à l’issue de leurs études. C’est ainsi que cette ’machine à trier’ qu’est l’école produit chaque année 140 000 jeunes sans diplôme et surtout 40 000 sans aucune qualification. Une véritable « refonte de l’école » doit d’abord changer les façons d’enseigner : revoir les savoirs trop académiques qu’elle dispense, valoriser les savoirs professionnels et techniques, reconsidérer son système d’évaluation permanente, s’adapter à chaque élève quel que soit son milieu social et non plus fonctionner pour ceux déjà favorisés.

5. Le même système de santé pour tous

En dépit d’un système de soins dense et d’une couverture maladie universelle (CMU), l’accès à des services de qualité relève encore pour certains du chemin de croix. Les bénéficiaires de la CMU se heurtent régulièrement à des refus de soins dans le secteur libéral (plus d’un quart des praticiens à Paris). La mise sous contrainte budgétaire des hôpitaux se fait au détriment des plus modestes. Les déremboursements, les franchises médicales et le coût des mutuelles rendent l’effort financier des ménages les plus modestes cinq fois plus élevé que celui des plus aisés.
Par conséquent, une part importante de la population, située juste au-dessus du seuil de la CMU, n’est pas ou est très mal couverte par une complémentaire santé. Ainsi, quatre millions de personnes n’avaient pas de complémentaire santé en 2008. Ce à quoi il faut ajouter un grand nombre de personnes, souvent des jeunes salariés, couvertes par une mutuelle bas de gamme, qui rembourse très mal. Toutes les entreprises devront proposer une mutuelle santé à leurs salariés d’ici 2016, mais rien ne dit qu’elle offrira une meilleure prise en charge et les personnes sans emploi resteront de toute façon pénalisées par cette remise en cause de l’universalité de la sécurité sociale. Pour conserver une protection sociale équitable, les efforts doivent être partagés entre les cotisants, qui doivent payer le juste prix de la santé, et les professionnels de santé, parmi lesquels certains perçoivent des revenus indécents, sous le contrôle de leur propre corporation.

6. Des logements abordables à proximité des emplois

Malgré la progression du nombre de logements sociaux construits ces dernières années, une grande partie de la population reste mal logée. Les nouveaux logements sociaux sont de moins en moins accessibles aux ménages modestes. Selon la Fondation Abbé Pierre, 200 000 personnes vivent dans des conditions misérables de logement. Non seulement les plafonds de ressources pour bénéficier de logements sociaux sont trop élevés (86 % des ménages y sont éligibles), mais leurs loyers ont presque doublé en 20 ans. Une partie du parc social, très dégradée et mal insonorisée, où peu de personnes voudraient habiter, est indigne d’un des pays les plus riches du monde.
Plus largement, un quart des familles pauvres s’entassent dans des logements surpeuplés et inconfortables. Quant aux classes moyennes, elles doivent aller s’installer de plus en plus loin des centres-villes des grandes métropoles devenus inabordables du fait de la spéculation immobilière, mais au prix de transports quotidiens longs et coûteux. La politique du logement doit sortir de la logique d’aides à la pierre qui bénéficient aux bailleurs, promoteurs et spéculateurs, et conduisent certains petits propriétaires au surendettement. Elle doit en revanche reconnaitre le logement comme un bien essentiel que la puissance publique doit rendre abordable contre les lois du marché. Mais pour cela il faut activer la solidarité nationale, notamment en taxant davantage les propriétaires.

7. L’égalité des sexes dans l’emploi passe par l’égalité dans le couple

En dépit des obligations légales accumulées depuis trente ans, les femmes à temps complets gagnent 17 % de moins que les hommes et le rapprochement est lent. Cette moyenne masque en outre des positions et des emplois très différents. Tout le monde est choqué par l’absence de femmes dans les instances dirigeantes des entreprises, mais moins par la disparition des hommes dans certaines professions comme l’enseignement primaire et secondaire, la médecine généraliste ou la magistrature par exemple. Beaucoup oublient que le principal problème ne se situe pas tant en haut des hiérarchies sociales, mais dans la précarité de l’emploi, le temps partiel subi ou les bas salaires pour les peu qualifiés.
La répartition des rôles reste très sexuée dans notre société. Après la naissance d’un enfant, c’est la mère qui, dans l’immense majorité des cas, réduit son activité professionnelle pour prendre en charge la plupart des tâches domestiques. Cette valeur inculquée dès le plus jeune âge a déjà contribué à l’orientation des petites filles vers des jeux puis des filières scolaires réputés féminins.
Pour réduire ces inégalités, les politiques ne doivent pas être spécifiquement destinées aux femmes, mais bien à tous : réduire la précarité de l’emploi ou le temps partiel subi leur profiterait. A l’inverse, la féminisation de certaines professions permettrait aux hommes qui le souhaitent de s’investir dans l’éducation des enfants mais qui n’osent pas par conformisme. Dans la sphère domestique, les effets de l’action publique sont beaucoup plus complexes à mesurer et l’évolution des mentalités très lente. Les programmes de sensibilisation à l’égalité des sexes dès la plus petite enfance vont dans le bon sens mais restent d’ampleur trop modeste. Il faut dire aussi que l’Éducation nationale, qui ne compte presque aucun homme enseignant en maternelle, a encore du chemin à parcourir elle-même.

8. Populariser une culture élitiste

Des musées aux théâtres, la culture ’classique’ est largement subventionnée. C’est une bonne chose si l’on pense que cela permet d’ouvrir l’accès de tous à des œuvres du patrimoine culturel. Malheureusement, en la matière, la politique de la France privilégie le subventionnement des artistes et se soucie peu de démocratiser l’accès de la population à leurs œuvres. Du coup, elle revient à subventionner une culture qui est trop souvent celles de riches, culturellement parlant. Ainsi, 60 % des cadres supérieurs visitent un musée au moins une fois dans l’année, contre 24 % des ouvriers. Au contraire, les classes populaires achètent à prix d’or leurs places de cinéma ou de concerts.
Les pratiques culturelles restent fondamentalement un marqueur social. Les élites dirigeantes des institutions culturelles auraient sans doute besoin de rencontrer plus souvent la population et la puissance publique doit imposer des actions d’ouverture des lieux en direction d’un public plus large, notamment via le système scolaire.

9. Cesser de croire que l’enfer c’est les autres

Malgré les discriminations, qu’elles soient légales ou interdites, l’intégration des immigrés fonctionne bien. Les enfants d’immigrés réussissent mieux à l’école que les autres enfants à origine sociale identique. Mais dans l’ensemble, ils ont de moins bons résultats scolaires, non parce qu’ils sont immigrés, mais parce que leurs parents appartiennent à des milieux sociaux défavorisés pour qui l’école française ne parvient pas à corriger les inégalités de chance de réussite scolaire. Le chômage des immigrés et de leurs enfants est avant tout la conséquence du chômage de masse qui touche en premier lieu les moins qualifiés.
Les ministres de l’intérieur changent, mais la logique de contrôle de l’immigration reste. Le niveau des expulsions d’étrangers, de même que le nombre de déboutés du droit d’asile se maintiennent à des niveaux élevés, tandis que les évacuations de campements sauvages de Roms n’offrent pas davantage de solutions de relogement. En outre, le report de la promesse d’étendre le droit de vote à tous les étrangers, et plus seulement aux Européens, ainsi que la persistance de 5,3 millions d’emplois fermés aux étrangers, entretiennent un climat nauséabond qui fait le lit du racisme. La lutte contre les discriminations interdites ne suffit pas, il faut d’abord s’attaquer aux discriminations légales qui font que les étrangers ne sont pas toujours considérés comme des citoyens à part entière.

10. Contrecarrer la ségrégation sociale entre quartiers

Contrairement à un discours répandu, la France n’est pas marquée par un processus d’« explosion » de la fracture sociale territoriale même si la crise économique ne touche pas tous les territoires de façon homogène. De manière plus structurelle, de nombreux quartiers et les villes défavorisées font figure d’enclaves à la périphérie des métropoles, souvent mal desservis par les transports en commun et composés de grands ensembles bâtis dans les années 1960, fortement dégradés faute d’entretien.
Le principal problème de ces zones défavorisées n’est pas seulement un besoin de rénovation urbaine mais surtout les difficultés sociales que connaissent les populations qui y résident. L’énorme taux de chômage des jeunes dans les « zones urbaines sensibles » (40 %), s’explique d’abord par les caractéristiques sociales et familiales telles que le faible niveau de formation, la forte présence de familles nombreuses ou monoparentales et de parents modestes. La solidarité territoriale passe non seulement par une plus grande redistribution des richesses mais aussi par l’égalité d’accès aux services publics.

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Date de première rédaction le 26 novembre 2013.
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