Point de vue

Du bon usage des statistiques

Les chiffres permettent de révéler des tendances, des situations ou des évolutions. Voilà pourquoi il faut les traiter correctement. Un point de vue de Denis Clerc.

Publié le 8 février 2006

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On me le reproche parfois, mais je l’avoue volontiers : j’aime bien les chiffres. Certains disent même que je les aime trop. Ce qui est une façon polie de dire que la réalité sociale ne se réduit pas à des données chiffrées, qu’elle a une épaisseur humaine dont les chiffres ne rendent pas vraiment compte et que même, parfois, ils contribuent à l’occulter. Il n’empêche : dans notre société, les chiffres permettent de révéler des tendances, des situations ou des évolutions. Les chiffres comptent, si j’ose dire. Voilà pourquoi il faut les traiter correctement. Ce sont de petits êtres fragiles. La statistique n’est pas une sauce d’accompagnement idéologique en libre-service, chacun assaisonnant ses convictions avec les chiffres qui lui conviennent, voire des chiffres inventés pour les besoins de la cause. Voici quelques exemples de chiffres approximatifs ou mal traités, glanés dans mes lectures du mois.

Eric le Boucher, dans un livre par ailleurs stimulant parce que provocant [1], pointe du doigt « l’inanité de la politique économique de M. Chirac » - et il fait bien -, mais, à l’appui de sa démonstration, il avance que « la France a 11 % de pauvres ». Ce qui ne veut rien dire. En 2002, dernière année connue, le taux de pauvreté en France était soit de 12,2 %, soit de 6 %, selon que l’on prenait comme critère de pauvreté un revenu inférieur à 60 % ou à 50 % du revenu médian. 11 %, c’est la proportion de gens (en 2003, car en 2004, cette proportion est descendue à 10,6 %) qui déclarent au moins 8 indicateurs de difficultés budgétaires ou de logement sur une liste de 27 qui leur est proposée : dans ce cas, on parle de « score de pauvreté ».

Je chinoise ? Pas tant que cela. En 2002, comme on ne disposait alors que des chiffres de 1998 pour le taux de pauvreté, alors que le score de pauvreté de 2001 était déjà connu, certains ont accolé les deux mesures, ce qui a donné : sous Jospin, la pauvreté est passée de 6,9 % (niveau du seuil de pauvreté à 50 % en 1997) à 11,6 % (niveau du score de pauvreté en 2001), contribuant à provoquer l’effet électoral que l’on connaît. Si l’on prend le seuil de pauvreté à 60 %, qui est le seuil utilisé au niveau européen, la France, avec ses 12 % (chiffre provisoire pour 2003) se situait au... troisième rang de l’Union européenne à 15, à égalité avec le Danemark et les Pays-Bas, seules la Suède et la Finlande faisaient mieux, avec 11 %. Quant au Royaume-Uni, avec 18 %, il se situait loin derrière. Ce qui prouve que, sur ce plan, la politique sociale de la France n’est pas si nulle que cela.

Autre exemple : le 28 novembre, le ministre des Finances affirme à l’Assemblée nationale que la dette publique de la France, c’est-à-dire celle de l’Etat, des collectivités territoriales et des organismes sociaux, est deux fois plus importante qu’annoncé : 2 000 milliards d’euros au lieu de 1 100. C’est une mauvaise blague. Car les 900 milliards d’euros supplémentaires que le ministre ajoute généreusement à la dette publique représente le coût des retraites à venir, celles auxquelles les fonctionnaires (et assimilés) actuellement en emploi auront droit du fait de leurs cotisations passées. Compter les engagements financiers à venir est évidemment légitime. C’est le B-A-BA de la comptabilité, et les entreprises y sont contraintes lorsqu’elles dressent leur bilan. Mais les entreprises ont également l’obligation de faire le compte des ressources certaines à venir liées à ces engagements. Si l’on veut compter les retraites à venir comme une dette, il faut alors compter les cotisations à venir comme une créance. Ce que le ministre, d’abord soucieux de dramatiser, n’a évidemment pas fait.

Dans Société civile, le mensuel du lobby anti-Etat, Bernard Zimmern avance, graphique à l’appui, que « les Anglais créent 300 000 emplois de plus (que la France) par an. (...) Les Anglais ont créé plus de 6 millions d’emplois en vingt ans (...). Le nombre de personnes employées dans le secteur marchand est (chez eux) de 7 millions supérieur au nôtre : 24,2 millions, contre 16,8 millions. » Trois affirmations erronées. Entre 1982 et 2002 (dates retenues par celui que Le Nouvel Economiste dans son numéro du 8 décembre 2005 qualifie d’« expert »), le nombre annuel moyen d’emplois créé au Royaume-Uni est de 120 000, contre 137 000 en France, selon les données de la comptabilité nationale des deux pays (source qui compte les personnes et non les postes [2]. En vingt ans, le nombre de personnes en emploi a progressé de 2,4 millions au Royaume-Uni et de 2,75 millions en France. L’emploi marchand compte 22,8 millions de postes au Royaume-Uni (Office national des statistiques britannique), contre 18 millions de personnes en France (comptabilité nationale), soit un écart de 4,8 millions. Quant à l’emploi non marchand, il emploie 500 000 personnes de plus au Royaume-Uni qu’en France. On pourrait tout aussi bien affirmer que la productivité du travail britannique dans le secteur marchand est de 30 % plus faible qu’en France (malgré les 35 heures...) et qu’ils emploient plus de monde que nous pour produire encore moins de services dans le secteur non marchand. Bernard Zimmern devrait se délocaliser outre-Manche : les fonctionnaires y sont plus nombreux et moins efficaces. Comme les non-fonctionnaires, d’ailleurs.

Cet article, repris ici avec l’aimable autorisation de l’auteur, a fait l’objet d’une première parution dans le magazine Alternatives économiques (janvier 2006, n° 243)


[1Economiquement incorrect (éd. Grasset).

[2Ce qui revient à compter deux fois la même personne, si elle travaille chez deux employeurs.

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Date de première rédaction le 8 février 2006.
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