Questions clés

Doit-on croire au mérite ?

Nous avons besoin du concept de mérite pour définir les inégalités « justes ». Une notion à manier avec beaucoup de précautions tant elle est difficile à définir et mesurer. L’analyse de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 5 janvier 2024

https://www.inegalites.fr/Doit-on-croire-au-merite - Reproduction interdite

Revenus Éducation

En attendant l’abondance pour tous (ou un autre principe d’organisation de la société), nos sociétés admettent qu’il est « juste » de partager la richesse en fonction de quelque chose qui ressemble à l’effort personnel. Sinon, personne ne voudrait faire d’efforts pour récolter sa part et il n’y aurait plus de production de richesses, donc plus rien à partager. On connait ce raisonnement plein de bon sens, souvent mis en avant par ceux qui veulent moins de redistribution.

L’inégalité peut être « juste » si elle correspond aux mérites individuels. « L’égalité arithmétique va à l’encontre de l’idée même de justice, dès lors que la diversité humaine est prise en compte : non pas seulement en termes d’effort, mais également de besoins, de désirs ou de handicaps », rappelle justement l’économiste Arnaud Lechevalier [1]. Un élève comprend facilement l’injustice qu’il y aurait à déterminer sa note à l’aide d’un dé, ou en jetant les copies dans un escalier et en les notant en fonction de la marche sur laquelle elles sont tombées. Une partie du débat sur l’entrée dans l’enseignement supérieur porte sur le mérite. Doit-on à déterminer l’avenir des futurs étudiants de certaines filières de l’université par tirage au sort ? Cela nous semble difficilement acceptable.

Pourtant, il faut être prudent dans l’utilisation de la notion de mérite. Reprenons l’exemple de l’entrée à l’université. On peut refuser le tirage au sort, mais alors quels sont les critères qui vont permettre de décider si tel ou tel bachelier mérite d’accéder à la filière qu’il a choisie ? Quelle place accorder aux notes et au parcours extrascolaire ? Comment mesurer la motivation, l’implication dans la discipline ?

Si l’on veut utiliser le mérite, il faut pouvoir le mesurer pour distribuer les récompenses qui vont avec. Cette mesure n’a rien d’évident. Ensuite, une fois qu’on a quantifié le mérite, cela ne suffit pas pour décider de l’ampleur des écarts qu’il justifie. On peut estimer par exemple que les sommes mirobolantes touchées par quelques PDG de très grandes entreprises, stars du sport ou du show-business, sont sans rapport avec leur « effort » ou leur « mérite » personnel.

Pour que l’on puisse parler de mérite, il faut aussi que la compétition soit juste. Retirez ses crampons de footballeur à Neymar et il peinera à marquer des buts. Dans la vie, c’est pourtant ce qui se produit : dès les petites classes de maternelle par exemple, on constate des écarts de niveau scolaire selon le milieu social des enfants. Même si tous les écoliers partaient de la même ligne de départ, il faudrait en plus qu’ils aient accès aux mêmes ressources éducatives, ce qui n’est pas le cas. Quoi de commun entre les devoirs de Thomas, rédigés avec l’aide de sa mère professeure, et ceux de Kamel dont les parents ne parlent pas le français ?

Une fiction nécessaire

Ce n’est pas tout. Le mérite suppose aussi que l’on puisse mesurer des résultats de façon individuelle. Dans un monde où l’on travaille souvent en équipe et où le travail de chacun repose sur un ensemble de techniques, de savoir-faire et d’équipements qui sont les produits d’une longue accumulation dans le temps, qui peut dire quel bénéfice doit revenir à chacun ?

Si l’on prend l’exemple des médecins et des aides-soignants, comment expliquer que l’immense majorité du mérite ne revienne – si on en juge par les salaires – qu’aux premiers ? Pourquoi les métiers les plus difficiles physiquement, ceux qui usent le corps en profondeur, qui réduisent l’espérance de vie, sont-ils les moins rémunérés dans notre société ? L’effort physique, sauf dans le sport, rapporte peu de mérite. II ne faut cependant pas réduire les qualités de ceux qui accèdent à de hautes responsabilités : personne n’a envie de se faire opérer par le premier venu ou d’apprendre l’anglais avec une personne qui ne parle pas la langue. On devrait pourtant, au minimum, débattre des formes de la valorisation des différentes activités humaines.

Nous ne partons pas du même niveau, nous sommes inégaux durant l’effort et on a du mal à cerner à qui revient le mérite. Le concept se fissure. Pourtant, dans une société démocratique où l’accès à la richesse est censé ne pas découler d’un statut hérité, comme c’était le cas sous l’Ancien Régime, la notion de mérite demeure nécessaire. « Bien qu’il ne soit ni réaliste ni même raisonnable de croire que l’égalité des chances parfaite soit réalisable, et bien qu’il soit peut-être dangereux de le laisser penser, il ne serait ni souhaitable ni possible d’abandonner cette épure. Celle-ci est une fiction nécessaire », note justement le sociologue François Dubet [2].

On sait que le mérite ne marche pas bien en pratique mais, parce qu’on ne sait pas comment faire autrement, finalement c’est un moindre mal qui permet de limiter l’arbitraire. Pour aller plus loin, il faut s’interroger sur la façon dont se décide le mérite, et plus particulièrement sur qui décide que tel ou tel individu est méritant – question peu discutée mais pourtant centrale pour comprendre comment fonctionnent nos sociétés. Un enseignant qui distribue des notes attribue des mérites. Tous nos systèmes éducatifs reposent sur la croyance que la note est distribuée de façon juste. Pourtant, on sait que les correcteurs évaluent les copies de manières très différentes [3]. Tous les ans, des centaines de milliers de jeunes livrent leur vie future au mérite et ce futur se joue parfois à quelques décimales près. En fin de compte, le hasard n’est pas si loin… C’est d’ailleurs exactement ce qui se passe avec la plateforme d’orientation des bacheliers « Parcoursup » qui classe parfois les élèves en fonction de la troisième décimale de leur note, sans grande différence avec le hasard.

Dans l’entreprise, les décisions sur les niveaux de salaire à l’embauche, puis sur les éventuelles augmentations individuelles par la suite, reposent sur une idée que l’on se fait des compétences, donc du mérite. Même lorsque ces décisions sont codifiées (en fonction du poste de travail, de l’ancienneté, etc.) pour échapper à l’arbitraire individuel, elles reposent toujours sur des représentations sociales qui peuvent être discutées. L’entretien d’évaluation qu’une partie des salariés ont avec leur supérieur hiérarchique chaque année est ainsi un lieu important de distribution du mérite.

Les élites se mobilisent pour défendre leurs privilèges
« Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais ». Les élites qui tiennent un discours sur l’égalité des chances et le mérite font, en pratique, tout pour maintenir leurs positions, préserver leurs privilèges : « La référence au marché, à la concurrence, à la compétition, apparait comme dominante dans les discours des dominants, alors même que leurs pratiques sont bien loin de cet individualisme théorique », notaient les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, spécialistes de la grande bourgeoisie [4]. « L’égalité des chances est même systématiquement battue en brèche par les institutions ad hoc, les écoles d’élite et les rallyes, qui pratiquent l’ostracisme social », poursuivent-ils.

Le sommet de la pyramide sociale n’est pas seul dans ce cas. D’une manière plus large, les classes favorisées mettent en avant la logique de la compétition et le mérite individuel mais se protègent collectivement pour éviter que l’on remette en cause leurs privilèges. Les plus diplômés sont ainsi organisés en lobbys qui ont tribune libre dans une grande partie des médias pour exprimer, par exemple, leur refus de toute réforme scolaire d’ampleur qui améliorerait l’égalité des chances en pratique. Comme le note le philosophe Patrick Savidan, la mise en avant de l’égalité des chances par les plus favorisés a un objectif politique : « Conçue dans une perspective radicalement individualiste, [elle] autorise et rend invisibles les inégalités sociales les plus profondes et les plus durables. Derrière son étendard se recomposent ainsi des castes, se redéfinissent des privilèges, s’élaborent à nouveau des langages de stigmatisation destinés à énoncer la condition de ceux qui n’auront su saisir leurs “ chances ” » [5].

Comprendre les inégalités, un guide dans les méandres du débat sur les inégalités
Ce texte est extrait de l’ouvrage :

Comprendre les inégalités, Louis Maurin, éd. Observatoire des inégalités, juin 2018.
128 pages.
ISBN 978-2-9553059-4-2
9 € hors frais d’envoi

Voir le sommaire

AJOUTER AU PANIER Feuilleter quelques pages

Photo / © Enzo pour l’Observatoire des inégalités


[1« Les enjeux d’une société juste », dans La société française, magazine Alternatives Économiques, hors-série n° 49, 3e trimestre 2001.

[2L’école des chances, coll. République des idées, éd. Seuil, 2004.

[3Voir Les notes. Secrets de fabrication, Pierre Merle, PUF, 2007.

[4Sociologie de la bourgeoise, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, La Découverte, coll. Repères, 2000.

[5Repenser l’égalité des chances, Patrick Savidan, coll. Pluriel, Hachette, 2010.

Date de première rédaction le 5 janvier 2024.
© Tous droits réservés - Observatoire des inégalités - (voir les modalités des droits de reproduction)