Point de vue

Des jeunes au bord de l’illettrisme numérique

Les nouvelles générations seraient naturellement capables d’utiliser les outils du Web. Ce mythe menace les plus défavorisés. Le point de vue de Rachid Zerrouki, professeur en Segpa à Marseille. Extrait d’une tribune publiée par le journal Libération.

Publié le 7 février 2019

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[...] Les médias et autres think tanks ont-ils bien tendu l’oreille à toutes les jeunesses françaises avant d’acter que l’adolescent d’aujourd’hui est un « digital native » (« enfant du numérique »), selon l’expression du concepteur américain de jeux vidéo Marc Prensky ? Lorsque j’emmène mes élèves de sections d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa) [1] en salle informatique, et que je vois la plupart d’entre eux déconcertés par des consignes aussi simples qu’ouvrir un navigateur, j’ai de sérieux doutes sur le fait que le maniement des outils numériques soit, chez eux, une compétence innée.

Mes doutes sont confirmés par des études. L’une d’entre elles, publiée en juin 2017 dans la revue Teaching and Teacher Education, montre qu’on ne naît pas avec des prédispositions pour la maîtrise des outils numériques, on les acquiert. Et cette acquisition ne se fait pas à la faveur d’un simple accès illimité à Internet : mes élèves, quoique pour la plupart issus de milieux défavorisés, possèdent tous des tablettes à la maison et des smartphones. Ils savent jouer à Fortnite [2] et publier des statuts sur Facebook ou des stories sur Snapchat. Ils sont aussi capables de trouver les clips de leurs artistes préférés sur YouTube et de suivre les carrières de telle ou telle star de télé-réalité sur Instagram. C’est quand il s’agit de faire un usage éducatif de l’outil numérique qu’ils redeviennent ces êtres chétifs et impuissants qu’ils sont devant un livre ou un cahier.

Équipement généralisé, pratiques différenciées

C’est ce qui mène certains sociologues à rappeler la nécessité de faire la différence entre l’accès et l’usage. La fracture numérique telle qu’on l’entendait au début des années 2000 est derrière nous : 98 % des 12 à 17 ans ont aujourd’hui un ordinateur chez eux. Demeurent pourtant de fortes inégalités liées à leur utilisation, qui poussent les sociologues comme Fabien Granjon à parler de « fractures numériques de second degré », définies comme étant des inégalités sociales qui résultent d’un usage différent des mêmes outils numériques. Il faut se pencher sur ce phénomène pour en finir avec la vision idéalisée d’une génération de « digital natives » toute convertie aux nouveaux écrans et naturellement habile avec les appareils électroniques. Les données révèlent en effet des écarts de pratiques considérables entre les plus jeunes.

[De nombreuses enquêtes sociologiques [3] arrivent] à la conclusion selon laquelle la classe sociale façonne la compétence et l’usage en matière d’outils numériques. […] Dans son article « Les classes sociales sont-elles solubles dans Internet ? » [4] , le chercheur en sociologie de la communication Eric George donne un chiffre frappant : 72 % des utilisateurs d’Internet en milieu ouvrier ont un objectif de divertissement, contre 36 % seulement chez les cadres supérieurs.

Au début des années 1990, le journaliste Howard Rheingold défendait l’idée que le web allait devenir un espace public […] : un lieu capable de revitaliser la démocratie, gouverné par la raison, affranchi des « gatekeepers » [5] et permettant aux citoyens de se rassembler pour discuter des questions d’intérêt commun. C’est raté, Internet n’est pas devenu ce lieu magique où s’évapore la stratification sociale : « La classe sociale est l’élément démographique le plus déterminant dans la production de contenu en ligne », explique Jen Schradie. […]

Illettrisme numérique

Pire encore, comme en témoigne ce terme englobant de « digital natives », on continue de faire comme si la voix d’une jeunesse tout entière n’était pas sous-représentée sur Internet. Et pendant qu’on façonne un monde de plus en plus connecté, dans lequel l’exclusion numérique vous laisse au bord du chemin, vous bâillonne et vous condamne à un rôle d’observateur invisible et inaudible, c’est toute une cohorte d’adolescents fragiles, des milieux populaires ou ruraux, qu’on condamne à rester des « digital immigrants  ».

L’« illectronisme », cet illettrisme du numérique, ne se contente pas d’être un obstacle empêchant la participation à la vie démocratique. À l’heure où le gouvernement envisage des services publics totalement dématérialisés en 2022, il est la promesse d’une exclusion sociale pure et simple. La comparaison avec l’illettrisme a de quoi interpeller, mais est-elle si absurde ? […] Ce sentiment d’être à l’écart, cette honte et ce contournement de l’obstacle par l’intelligence ou la débrouille, c’est ce que je ressens quand je vois des parents échouer à demander une bourse pour leurs enfants par Internet.

Fabien Granjon l’a d’ailleurs théorisé dans son ouvrage portant sur les inégalités numériques [6] : « L’échec dans les manipulations ou, sans doute plus violent encore, le fait de ne pas savoir quels types d’utilisation faire du dispositif technique, se transforment en une variété de moments négatifs, allant de la perte de confiance au sentiment de relégation », démontre-t-il. Et Philippe Marchal, qui a récemment conduit une étude sur ces Français déconnectés, met en avant ce qu’il appelle des « abandonnistes ». Ce sont des personnes qui, par manque de maîtrise, renoncent à faire une démarche administrative sur Internet, à envoyer un mail important ou à faire un achat. L’abandon est encore plus ou moins permis aujourd’hui, il ne le sera plus demain, avec la dématérialisation rampante.

Ils sont d’ailleurs 21 % de soi-disant « digital natives » à être des « abandonnistes », selon cette même étude. Preuve, s’il en fallait encore, que des spécificités telles qu’un effet de génération ne sauraient supplanter d’autres déterminants sociologiques aussi puissants que l’appartenance sociale. « Chaque génération possède un million de visages et autant de voix », disait un article du Time [7]. C’est toujours aussi vrai, et l’oublier revient à fermer les yeux sur un fléau qui promet, aux jeunes les plus fragiles, l’extension du domaine de leur exclusion sociale.

Rachid Zerrouki, professeur en Segpa à Marseille et journaliste.

Ce texte est extrait de la tribune « Des jeunes au bord de l’illettrisme numérique », publiée le 21 novembre 2018 dans le journal Libération.

Photo / © Philipimage


[1Classe de collège dont le programme est adapté aux élèves en grande difficulté, NDLR.

[2Un jeu vidéo en ligne dans lequel les joueurs se battent contre des zombies ou contre des équipes adverses, NDLR.

[3Voir notamment « Practicing at Home : Computers, Pianos, and Cultural Capital », Ellen Seiter, in Digital Youth, Innovation, and the Unexpected, The MIT Press, 2008, « Digital Na(t)ives ? Variation in Internet Skills and Uses Among Members of the « Net Generation » », Eszter Hargittai, Sociological Enquiry, 2010 et « The Digital Activism Gap : How Class and Costs Shape Online Collective Action », Jen Schradie, Social Problems, 2018.

[4Communication au GT 13 sociologie de la communication, Congrès de l’AISLF, Istanbul, 7/11 juillet 2008.

[5En communication, les « gatekeepers » (portiers, en anglais) désignent les journalistes et professionnels des médias, qui, en sélectionnant dans la masse des informations celles qu’ils vont publier, jouent un rôle de filtre vis-à-vis du grand public, NDLR.

[6Reconnaissance et usage d’Internet. Une sociologie critique des pratiques de l’informatique connectée, Fabien Granjon, Presses des Mines, 2012.

[7Article publié en 1951 qui décrivait la jeunesse des années 1950 comme une « génération silencieuse ».

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Date de première rédaction le 7 février 2019.
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