Analyse

Des générations de plus en plus souvent déclassées

Les diplômes n’ouvrent plus l’accès aux mêmes positions sociales qu’il y a 35 ans. Les jeunes sont de plus en plus diplômés, mais la création d’emplois qualifiés n’a pas suivi. Une analyse extraite du Centre d’observation de la société.

Publié le 4 juin 2020

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Emploi Éducation Catégories sociales Âges Insertion et formation

En 1983, seuls 3 % des diplômés de niveau bac [1] sortis depuis au moins 11 ans de l’école et en emploi [2] étaient ouvriers ou employés non qualifiés, selon les données du bilan Formation-Emploi de l’Insee. 35 ans plus tard, en 2018, cette proportion est de 17 %. Avec le même niveau de diplôme, mais mesuré entre un et quatre ans à partir de la fin de formation initiale, la part est passée de 11 % à 39 % sur la même période. Par ailleurs, pour les détenteurs d’un bac + 2, la part de cadres et professions intermédiaires a baissé de 89 % à 68 % entre 1983 et 2018 pour ceux qui ont quitté l’école depuis au moins 11 ans, et de 76 % à 53 % pour ceux sortis depuis un à quatre ans. À 35 années d’intervalle, le même diplôme ne donne plus accès aux mêmes positions sociales : on assiste à un déclassement scolaire. À la sortie de l’école, une partie des jeunes diplômés sont de plus en plus souvent contraints d’occuper des emplois de niveau inférieur à ceux auxquels ils pourraient prétendre avec leur titre scolaire. La jeunesse déclassée doit en rabattre sur ses exigences et descendre dans l’échelle sociale par rapport à ses espérances.

Rupture de série en 2003. Personnes ayant un emploi.
Lecture : 38,9 % des personnes qui travaillent et sont sorties de l'école depuis un à quatre ans avec le bac comme plus haut niveau de diplôme sont ouvriers ou employés non qualifiés.

Source : Insee – © Observatoire des inégalités

Graphique Données
Rupture de série en 2003. Personnes ayant un emploi.
Lecture : 52,7 % des personnes qui travaillent et sont sorties de l'école depuis un à quatre ans avec un niveau de diplôme bac + 2 sont cadres supérieurs ou professions intermédiaires.

Source : Insee – © Observatoire des inégalités

Graphique Données

Cette situation résulte de deux facteurs. Notre pays a connu, jusqu’au milieu des années 1990, un très fort allongement des scolarités. Les jeunes générations sont de mieux en mieux formées, mais l’emploi n’a pas suivi. Les postes de travail qualifiés, notamment de cadres supérieurs, se développent mais à une vitesse moindre que le flux croissant de diplômés. Résultat, le chômage des jeunes actifs atteint 20 % dès le milieu des années 1980 et il reste à un niveau très élevé depuis. Les jeunes aux plus hauts niveaux de diplôme restent protégés de la crise, mais une partie d’entre eux doit accepter des postes demandant des qualifications inférieures à celles qu’ils ont obtenues à l’école. Un phénomène de file d’attente se forme ainsi, où les moins qualifiés sont repoussés vers le bas. Les bac + 5 prennent la place des bac + 3, qui prennent la place des niveaux bac, etc.

Mobilité descendante

Le déclassement à l’entrée dans le monde du travail n’est pas le seul à l’œuvre. Les carrières elles-mêmes sont devenues plus « flexibles ». La mobilité vers le haut est plus fréquente en cours de parcours, mais vers le bas aussi. On parle alors de déclassement « intragénérationnel ». Comme le notait déjà l’Insee dès le milieu des années 2000, « la mobilité descendante n’est plus un phénomène marginal » [3]. En particulier, passer par la case du chômage a souvent pour conséquence d’obliger à réduire ses prétentions en termes de poste de travail. « La proportion de cadres et professions intellectuelles supérieures âgés de 30 à 54 ans et ayant connu une mobilité descendante, qui n’était que de 2 % entre 1980 et 1985, est passée à 8 % pour les hommes et 9 % pour les femmes entre 1998 et 2003 », relevait l’institut. Des données désormais anciennes, mais il y a malheureusement peu de chances qu’elles se soient améliorées, du fait de l’accentuation de la crise.

Enfin, une troisième forme de déclassement est dite « intergénérationnelle » : c’est la mobilité sociale vers le bas ou le fait d’occuper une position sociale inférieure à celle de ses parents. L’ascenseur social fonctionne toujours, mais aussi plus souvent en mode descendant, comme l’avait remarqué dès la fin des années 2000 le sociologue Camille Peugny [4]. Selon l’Insee, entre 1977 et 2015, la part des fils [5] âgés de 35 à 59 ans occupant une position sociale inférieure à celle de leur père a doublé de 7,2 % à 15 %. Remarquons au passage qu’il s’agit au mieux de personnes qui avaient 35 ans [6] en 2015, donc nées au plus tôt en 1980. Pour les générations suivantes, il est possible que cette forme de déclassement soit encore plus importante.

Ces trois formes de déclassement constituent trois réalités sociales différentes, trois formes de désillusion : à l’embauche, au cours de la vie professionnelle ou entre générations. Trois formes de parcours qui peuvent alimenter un sentiment d’échec, d’autant plus que la société valorise la réussite professionnelle comme élément essentiel de la réussite sociale. De cette forme de « déclin social » peut naître une frustration d’autant plus forte que d’une part, on a le sentiment d’avoir fait ce qu’il fallait pour réussir, et de l’autre, que la promesse de réussite et d’égalité est énoncée avec vigueur par les institutions publiques. Ce processus a des conséquences sur le regard que portent les jeunes sur la société [7]. La violence du phénomène redouble quand s’ajoute le sentiment, fondé ou non, que ce rejet vient non pas d’un manque de compétences, mais de discriminations, fondées par exemple sur la couleur de peau.

De ces désillusions naissent des tensions qui peuvent se résoudre de plusieurs façons. Sous forme de manifestations, comme les émeutes urbaines de 2005, les mouvements liés au « contrat première embauche » en 2006 ou à la loi travail de 2016, ou la protestation des « gilets jaunes ». On peut aussi imaginer qu’au fil du temps, un nouvel équilibre s’installe : la valeur des diplômes diminue et l’on s’attend à avoir moins pour un même titre. Les vies deviennent plus flexibles, et l’on s’adapte à des parcours faits de réussites et d’échecs, ainsi qu’à réussir moins bien que ses parents. Une « nouvelle société » du travail serait en train de naître, plus incertaine, plus flexible. Pour qu’elle soit supportable, il faudrait que l’inversion de tendance, la « deuxième chance », soit possible, ce qui en France est rarement le cas.

Et les « non-classés » ?
Des dizaines de milliers de jeunes ne sont pas « déclassés ». Ils ne sont pas classés du tout, et on en parle peu. Le plus souvent issus de milieux défavorisés, de l’immigration, ils n’accèdent à aucun diplôme. Sur 660 000 jeunes sortant de formation initiale par an, environ 50 000 sortent sans aucun diplôme, 96 000 avec au mieux le brevet de fin de troisième. Ils ont été « déclassés » en amont, par le système scolaire. Ils ne peuvent pas, de fait, prétendre à des emplois qualifiés et la faiblesse du système français de formation professionnelle leur ouvre peu de portes pour l’avenir.

Extrait de « Des générations de plus en plus souvent déclassées », Centre d’observation de la société, 9 mars 2020.

Photo / © Markus Lompa


[1Tous bacs confondus.

[2Les données ne tiennent pas compte des inactifs et des chômeurs.

[3« Changer de groupe social en cours de carrière », Olivier Monso, Insee Première n° 1112, décembre 2006.

[4Le déclassement, Camille Peugny, Grasset, 2009.

[5Cette part est difficile à mesurer chez les filles car l’activité féminine a fortement progressé, ce qui fait que l’on compare des situations très différentes.

[6Pour mesurer la mobilité sociale entre père et fils, on doit observer des personnes insérées depuis une assez longue période dans le monde du travail.

[7Voir l’article du Centre d’observation de la société, « Le sentiment de déclassement s’accroît », octobre 2016.

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Date de première rédaction le 4 juin 2020.
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