Point de vue

Comment l’élitisme social est maquillé en élitisme républicain

L’élitisme du système scolaire français favorise les enfants de diplômés. Leurs parents, de droite comme de gauche, défendent une école qui fonctionne à leur profit. Le point de vue de Jean-Paul Delahaye, inspecteur général de l’Éducation nationale honoraire.

Publié le 11 mars 2019

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Éducation Catégories sociales Échec scolaire Système scolaire

Notre école fonctionne plutôt bien pour 70 à 75 % des élèves. La moitié des élèves âgés de 15 ans comptent même parmi les meilleurs élèves du monde selon les évaluations internationales Pisa [1] de l’OCDE. Il faut s’en réjouir. Mais il faut dans le même temps observer le grand écart qui existe entre les résultats de ceux qui réussissent, le plus souvent issus des classes moyennes et favorisées, et les difficultés lourdes rencontrées aux mêmes évaluations par le quart des jeunes de la même génération, issus pour la plupart des milieux populaires. On le sait, la France est l’un des pays où l’origine sociale pèse le plus sur les destins scolaires. Notre élitisme est tout sauf républicain, il est essentiellement un élitisme social qui ne veut pas dire son nom. Cette injustice sociale qui est à l’œuvre au sein de l’éducation nationale ne date pas d’aujourd’hui. Notre système éducatif n’a jamais vraiment été programmé pour faire réussir tous les élèves. L’échec scolaire massif des enfants des milieux populaires n’est pas un accident, il est inhérent au système éducatif français qui a été conçu pour trier et pour sélectionner les meilleurs, ce qu’il fait très bien.

Certes, aujourd’hui, 44 % des sortants du système éducatif ont un diplôme de l’enseignement supérieur, soit deux fois plus que la génération qui vient de prendre sa retraite. Notre pays a été transformé par le processus de développement de son système éducatif. Sans l’école, les inégalités sociales seraient bien pires. Ou, pour le dire autrement, ce n’est pas l’école qui creuse les inégalités : elle ne parvient pas à les réduire, ce qui n’est pas la même chose. Le problème, c’est que la démocratisation, bien réelle, a été différenciée et que les inégalités scolaires se sont déplacées. Parmi les « décrocheurs », beaucoup moins nombreux aujourd’hui qu’il y a dix ans, 5 % sont des enfants de cadres, 45 % sont des enfants d’ouvriers. Certes encore, 80 % des jeunes obtiennent le baccalauréat aujourd’hui. Mais si 90 % des enfants d’enseignants et de cadres supérieurs qui entrent en 6e obtiennent un baccalauréat sept ans après, ce n’est le cas que pour 40 % des enfants d’ouvriers. Et ce n’est pas le même baccalauréat pour tous les jeunes : les enfants d’ouvriers obtiennent, pour 70 % d’entre eux, un baccalauréat professionnel ou technologique, tandis que 75 % des enfants de cadres et d’enseignants décrochent ce diplôme dans la filière générale.

Une école qui procède par élimination

En France, qui prétend être le pays du « vivre ensemble », on ne scolarise pas ensemble. La partie de la population dont les enfants réussissent si bien dans une école qui procède par élimination, et qui sont surreprésentés dans les classes préparatoires aux grandes écoles, – s’est réservé de fait la voie générale. Elle valorise, dans les discours, l’apprentissage et l’enseignement professionnel, mais n’en fait pas une voie de réussite pour ses propres enfants : elle y oriente les enfants des milieux populaires, ce qui a l’avantage de protéger ses enfants du contact des enfants des autres. Ces inégalités dans les scolarisations ont évidemment un impact sur la suite. Une étude de l’OCDE [2] montre que 73 % des enfants de diplômés de l’enseignement supérieur en France ont à leur tour un diplôme de l’enseignement supérieur, contre seulement 17 % des enfants de non-diplômés du secondaire (la moyenne dans l’OCDE est de 21 %). En France, on échappe moins qu’ailleurs au déterminisme social.

Pourquoi est-ce si difficile en France de bâtir un système éducatif qui soit organisé pour que tous les enfants réussissent et qui ne soit pas essentiellement concentré sur la sélection des meilleurs ? Pourquoi est-il si difficile dans notre pays de concevoir des modes d’évaluation qui encouragent, plutôt que de pénaliser, et qui font progresser dans les apprentissages ? Pourquoi sommes-nous le seul pays au monde à laisser les adultes concentrer le temps scolaire des enfants de l’école primaire sur seulement quatre journées de classe ? Pourquoi les décisions d’orientation sont-elles si dépendantes des origines sociales ? [3] Ces questions sont autant de problèmes à résoudre et de défis à relever pour notre pays. Y apporter des solutions nécessite davantage de partage et de fraternité et oblige à dépasser certains intérêts particuliers pour privilégier l’intérêt général, ce qui est loin d’être la tendance actuelle. Ceux dont les enfants réussissent bien aujourd’hui dans l’école telle qu’elle est n’ont pas besoin et donc pas intérêt à ce que l’école se réforme pour la réussite des autres, ce qui prive le système éducatif de mesures qui lui permettraient de mieux lutter contre les inégalités et d’œuvrer pour l’intérêt général. Prenons quelques exemples.

Indispensable mixité sociale

Scolariser ensemble n’est tout simplement plus possible dans un pays qui a laissé se ghettoïser des parties entières de son territoire et où les catégories favorisées font tout ce qu’elles peuvent pour s’éloigner géographiquement des plus pauvres. Le système éducatif peut-il faire mieux quand une partie de la population semble faire sécession ? Car sans scolarité commune au moins pendant le temps de la scolarité obligatoire, il n’y aura pas de réduction significative du déterminisme social. Or l’intérêt de la mixité sociale et scolaire pour tous les élèves n’est plus à démontrer. Un rapport de l’OCDE a montré que « les systèmes qui répartissent plus équitablement dans les établissements d’enseignement à la fois les ressources scolaires et les élèves sont avantageux pour les élèves peu performants, sans pour autant porter préjudice aux élèves ayant un meilleur niveau » [4]. Or le quotidien du système éducatif français est trop souvent un quotidien de ségrégation.

Ségrégation entre établissements d’abord, quand 12 % des élèves fréquentent un établissement qui accueille deux tiers d’élèves issus de milieux socialement très défavorisés (ouvriers, chômeurs ou inactifs) : ces jeunes vivent dans des établissements presque exclusivement défavorisés [5]. Ségrégation sociale et scolaire entre les classes d’un même établissement ensuite, quand il est observé qu’en 3e de collège, grâce aux options ou aux divers parcours de tri, « 45 % des collèges pratiquent une ségrégation scolaire active », au moyen par exemple de la mise en place de classes de niveau, « et 25 % des formes de séparatisme social » [6]. Ségrégation enfin, favorisée par l’État qui organisme lui-même le séparatisme social quand il finance la concurrence privée de son école publique : « [Dans le second degré, Ndlr] Les établissements privés scolarisent davantage d’élèves appartenant aux catégories sociales favorisées : surreprésentation des élèves d’origine sociale favorisée (36,7 %, contre 20,6 % dans le public), sous-représentation des élèves issus des catégories sociales défavorisées (19,4 % contre 39,4 % dans les établissements publics) » note le ministère lui-même [7]. En 2017-2018, les établissements publics comptaient 29,1 % d’élèves boursiers contre seulement 12,1 % dans les établissements privés. À ce niveau de séparatisme social, le vivre-ensemble n’est qu’un leurre, avec des jeunesses qui ne se fréquentent pas, ne se parlent pas. Comment, ensuite, l’élite qui gouverne peut-elle comprendre un peuple qu’elle n’a jamais vu de près, pas même pendant sa jeunesse ? Sortir de ce problème demandera du temps.

Il est de ce point de vue d’autant plus regrettable que les expérimentations destinées à améliorer la mixité sociale et scolaire dans les collèges, lancées en 2016, soient actuellement si peu soutenues par le ministère de l’Éducation nationale, alors même que des premières évaluations, notamment celle conduite à Paris par les sociologues Julien Genet et Youssef Souidi, ont montré que ces expérimentations peuvent permettre une progression de la mixité sociale et une baisse de l’évitement vers le privé [8].

Solidarité en direction des plus démunis

Les choix budgétaires sont historiquement peu favorables aux élèves en difficulté. Commençons par observer que si la dépense de notre pays pour l’éducation [9] augmente, sa part dans le PIB diminue. En vingt ans, de 1995 à 2015, notre pays a consacré un point de PIB en moins à son école, ce qui représente 20 milliards d’euros en moins par an, soit l’équivalent des cadeaux fiscaux offerts aux entreprises par le CICE. Certes, le budget de l’Éducation nationale est devenu le premier budget de l’État, mais il ne permet toujours pas de payer correctement les enseignants. Une enquête récente de l’OCDE montre que les enseignants du primaire, après quinze ans de carrière, sont payés 14 % de moins que leurs collègues des autres pays de l’OCDE et ceux du second degré, 20 % en moins [10]. Or, une corrélation a été clairement établie entre le niveau de rémunération des personnels et les performances des élèves [11]. En outre, les dépenses d’éducation sont mal réparties entre les cycles, avec un cycle primaire sous-doté et un secondaire qui l’est bien mieux.

Certes, il existe des politiques de discrimination positive qui permettent de donner un peu plus à ceux qui ont le plus de besoins. La Cour des Comptes a remis un rapport sur l’éducation prioritaire qui montre qu’en effet « l’éducation prioritaire mobilise des outils spécifiques qui génèrent un coût global et un surcoût par élève, significativement augmentés par la refondation de la politique engagée en 2014 » [12]. Mais ce « surcoût » est en pratique compensé parce qu’on y trouve des enseignants plus jeunes et souvent non titulaires, donc moins payés qu’ailleurs. À effectifs d’élèves identiques, un collège en éducation prioritaire, malgré les quelques postes supplémentaires dont il bénéficie, peut avoir une masse salariale inférieure à celle d’un collège de centre-ville. La dépense pour l’accompagnement éducatif (aide aux devoirs notamment) en éducation prioritaire a été chiffrée par la Cour des comptes à 32 millions d’euros pour 1,7 million d’élèves pour 2016. Cela représente une dépense moyenne de 18,80 euros par élève ! Une évaluation réalisée en 2012 indiquait que l’on dépensait 70 millions pour l’accompagnement les élèves de classes préparatoires, sous la forme d’heures d’interrogation (dites heures de colle) pour préparer les concours. Soit 45 fois plus par élève. Qui sont les assistés dans notre pays ?

Une pédagogie centrée sur la réussite de tous

Les moyens financiers sont nécessaires pour passer de la massification réussie à la démocratisation de la réussite, mais c’est la question pédagogique qui est déterminante. C’est sans doute pour cela que la pédagogie est autant combattue et caricaturée par ceux qui ne veulent rien changer. La haine de la pédagogie manifestée par certains est en réalité une façon de s’opposer farouchement à un élargissement de la base sociale de la réussite. Bien sûr, il n’existe pas qu’une seule approche pédagogique pour faire réussir tous les élèves, il existe même des approches pédagogiques néfastes qui en rabattent sur les exigences et qui enferment les élèves dans leur position d’origine. Mais l’on sait que la solidarité et la coopération [13] font plus progresser les élèves que le « chacun pour soi » et la compétition.

Le temps de la scolarité obligatoire est le temps du commun. Un commun exigeant mais bienveillant. Un exemple tiré de la réforme du collège initiée en 2016 permet de comprendre que ce « commun » entre tous les élèves n’est pas accepté par tout le monde, car assimilé à un « nivellement par le bas » et à de « l’égalitarisme ». Quand il s’est agi d’offrir à tous les élèves de collège l’enseignement d’une deuxième langue vivante dès la classe de 5e (et non plus seulement à quelques-uns – 20 % –, essentiellement des enfants de cadres), la réforme a été violemment combattue. Combattue par ceux, quel que soit leur positionnement politique ou syndical d’ailleurs, qui voulaient soit continuer à enseigner dans des classes de niveau, soit scolariser leur enfant dans un parcours qui le protègerait de la fréquentation des enfants de milieu populaire. Le rétablissement en 2017 des classes bi-langues en 6e a rassuré et les uns et les autres. Mais les familles populaires, qui ne sont pas organisées, elles, en groupes de pression, n’ont pas été consultées.

La question des rythmes scolaires constitue un autre exemple de l’absence de prise en compte des besoins et des volontés des milieux populaires dans l’organisation de notre école. Une étude récente du ministère de l’Éducation nationale a montré que les parents les plus favorables à la semaine de quatre jours sont les parents des classes moyennes et favorisées et que, pour la semaine de quatre jours et demi, « les opinions positives l’emportent quand la personne de référence du ménage est ouvrier non qualifié (57 %) ou inactif (65 %) » [14]. Ces familles savent parfaitement que l’intérêt de leurs enfants est d’être à l’école le mercredi matin ou le samedi matin, elles qui n’ont pas les moyens d’accéder au poney-club ou au conservatoire… Mais les milieux populaires ne disposent pas des relais politiques et médiatiques pour peser sur les politiques publiques et ne jouissent donc pas de moyens pour les orienter.

Au fond, une des difficultés rencontrées pour réformer l’école vient du fait que les intérêts particuliers, portés à la conservation d’un système éducatif inégalitaire, se retrouvent sur les deux côtés de l’échiquier politique et s’expriment beaucoup dans les médias, savent se faire entendre, défendent les positions acquises – y compris s’agissant des choix budgétaires – et ont un pouvoir de retardement des réformes, voire de blocage. Peut-on se contenter de souhaiter que la partie de la population française qui a organisé l’école essentiellement pour ses propres enfants comprenne qu’il est dans son intérêt de mieux organiser l’école pour la réussite de tous ? Dans le cas contraire, nous allons au-devant de grandes difficultés. Tant de privilèges, d’un côté, et de scolarités difficiles, d’échecs humiliants, de l’autre, mettent en danger notre pacte républicain. Ceux qui, à tort ou à raison estiment qu’ils n’ont pas accès aux mêmes droits que les autres, auront des difficultés à accepter longtemps d’avoir les mêmes devoirs que les autres.

Jean-Paul Delahaye
Inspecteur général de l’éducation nationale honoraire, ancien directeur général de l’enseignement scolaire

Photo / © lisegagne


[1L’enquête Pisa de l’OCDE évalue tous les trois ans le niveau des élèves âgés de 15 ans, principalement dans le domaine de la lecture, des mathématiques et des sciences.

[2Regards sur l’éducation, OCDE, 2018.

[3Nous reprenons ici quelques questions que nous posions dans notre rapport Grande pauvreté et réussite scolaire, le choix de la solidarité pour la réussite de tous, Inspection générale de l’éducation nationale, mai 2015.

[4Les élèves en difficulté : Pourquoi décrochent-ils et comment les aider à réussir ?, OCDE, 10 février 2016.

[6Ibid.

[7Repères et références statistiques, MENESR-DEPP, 2014, p. 98.

[8« Secteurs multi-collèges à Paris, un outil efficace pour lutter contre la ségrégation sociale ? », Julien Genet, Youssef Souidi, Notes de l’IPP n° 35, Institut des politiques publiques, septembre 2018.

[9Ensemble des dépenses consacrées à l’éducation, essentiellement par l’État et les collectivités locales. Voir « Dépenses d’éducation : la France un élève médiocre », Louis Maurin, Observatoire des inégalités, 23 novembre 2018.

[10« Salaires des enseignants », OCDE, 2018

[11Regards sur l’éducation, OCDE, 2014, p. 478 et suivantes.

[13Voir notamment La construction des inégalités scolaires. Au cœur des politiques et des dispositifs d’enseignement, Jean-Yves Rochex, Jacques Crinon, PUR, 2011.

[14« Les Organisations du temps scolaire à l’école issues de la réforme de 2013 : quels effets observés ? », Les Dossiers de la Direction de l’évaluation, de la performance et de la prospective (DEPP) n° 207, ministère de l’Éducation nationale, juin 2017, p. 44.

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Date de première rédaction le 11 mars 2019.
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