Proposition

Que faire pour réduire les inégalités ?

Pour réduire les inégalités, commençons par faire respecter l’égalité des droits. Luttons pour plus de justice à l’école et dans l’entreprise. Modernisons les services publics. Redistribuons mieux, en réformant la protection sociale et les impôts. Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 4 avril 2022

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Réduire les inégalités, c’est possible. Bientôt 20 années de travail de collecte et d’analyse de données par l’Observatoire des inégalités nous permettent de formuler quelques propositions, qui nous semblent à même de réunir une majorité assez large [1]. Le débat public est submergé par des radicaux qui hurlent le plus fort possible pour faire de l’audience via les réseaux sociaux, médiatisés par des journalistes ivres de notifications. Ces dérives nous empêchent de débattre des politiques publiques justes et adaptées aux besoins du plus grand nombre. Comment s’y prendre ?

Le respect de l’égalité des droits doit constituer le pilier de l’action publique. Les luttes féministes, LGBT et antiracistes, en particulier, ont permis d’avancer ces dernières années. On ne moque plus les femmes défendant leur cause, comme on le faisait avec les féministes il n’y a pas si longtemps. Les résistances de ceux qui cherchent à nouveau à les discréditer ne font que rendre plus évidente l’importance des combats féministes.

Pour autant, l’égalité reste lointaine pour tout un ensemble de catégories discriminées, qu’il s’agisse de femmes ou de personnes qui ne sont pas blanches, de handicapés, d’homosexuels (voir notre site discrimination.fr)… Il faut davantage de moyens pour aider les victimes de violences et à se défendre, traquer les auteurs et les sanctionner plus lourdement.

Un certain nombre de droits doivent encore être reconnus. Qui peut sérieusement soutenir qu’il est juste qu’un étranger qui vit et travaille en France depuis 20 ans ne puisse pas voter au moins aux élections locales, alors que c’est permis aux classes aisées qui placent leur fortune à l’étranger ? Qui peut comprendre qu’un emploi sur cinq soit interdit aux étrangers non européens, même lorsqu’ils résident depuis des années dans notre pays ? Il ne s’agit pas d’une question de valeurs : seule la peur de l’extrême droite et l’addiction aux sondages retiennent les partis politiques traditionnels d’avancer vers davantage d’égalité.

Ensuite, il faut s’attaquer aux inégalités au moment de leur formation. Éviter que se creusent les écarts est une meilleure idée que d’attendre de devoir les combler, c’est une évidence qu’il faut rappeler. La nécessité de réduire les inégalités d’éducation est admise dans notre pays qui se caractérise par une influence plus grande qu’ailleurs du milieu social dans la réussite scolaire. Dans ce domaine, l’hypocrisie est immense : les diplômés, de droite comme de gauche, freinent des quatre fers pour éviter toute réforme, tout en produisant d’amples discours sur « l’égalité des chances ».

Pour rendre l’école plus juste, nous devons changer son mode de fonctionnement. Au lieu de tirer vers le haut une poignée de méritants, l’urgence est de faire en sorte que personne ne reste sur le bord de la route, ce qui n’empêche nullement de sélectionner les bons élèves sur les bons critères au moment où il le faut. Au lieu de jouer sur la peur de l’échec et d’humilier les faibles, l’école devrait mettre en avant les progrès des élèves.

Cela passe, par exemple, par la réduction de l’intensité de la compétition scolaire qui abrutit les jeunes Français sous une pluie de notes. Cela demande aussi des moyens d’encadrement bien supérieurs pour éviter que des jeunes lâchent prise. Les pays où le niveau des élèves est le plus élevé, comme dans le nord de l’Europe en particulier, sont ceux qui ont compris cet enjeu. Les réformes menées depuis des décennies n’ont pas d’effet sur les inégalités parce qu’elles n’agissent pas sur le cœur du problème. Réduire la taille des classes dans une toute petite fraction des établissements au CP et au CE1 va dans le bon sens, mais ce n’est qu’une minuscule goutte d’eau [2], contrairement à ce qui a été dit.

Réformer la formation initiale ne suffira pas, il faut aussi réparer les parcours de ceux qui ont échoué. Mettre en avant des « premiers de cordée » permet de valoriser de belles réussites. Pourquoi pas ? Si l’on veut que chacun s’investisse, prenne des risques, il faut aussi défendre le droit à l’échec, à l’erreur, et donner une deuxième ou troisième chance à ceux qui ont raté leur coup. Cela aussi demande un système de formation professionnelle beaucoup plus développé qu’aujourd’hui et, dans ce but, la mise à contribution des entreprises.

Agir à la base, c’est aussi dans l’univers du travail que cela doit se faire. Notamment au niveau de la formation des inégalités de salaires. Cela implique d’abord de permettre à chacun d’avoir un salaire. Nous avons besoin de politiques plus actives de création d’emplois de qualité. Les politiques de baisse du coût du travail ont atteint leurs limites. Développer l’emploi de qualité impose de s’entendre, à l’échelle européenne, sur une relance commune de l’activité. Quand un pays stimule seul la croissance dans une économie ouverte, les autres en profitent par le biais de leurs exportations.

Ensuite, la collectivité peut agir en relevant le salaire minimum, le smic. C’est possible, sans pour autant tomber dans la démagogie de propos de campagnes électorales car dans les secteurs où les marges sont les plus réduites, les hausses ne peuvent être que modérées. Réduire les écarts dans les grilles de salaire existantes ne se décrète pas. Deux outils peuvent cependant être utilisés : les conventions collectives du privé et les grilles salariales de la fonction publique. Tout doit être discuté : la valeur des points, mais aussi les écarts entre les professions. Au vu de la faiblesse des syndicats en France, cette option a peu de chances de réussir : il faut donc une convention nationale sur la hiérarchie des salaires. À long terme, renforcer le pouvoir des salariés dans l’entreprise et dans les établissements publics aurait certainement un impact sur les inégalités au travail dans leur ensemble. Les propriétaires du capital des entreprises, comme ceux qui pilotent l’action publique, doivent, pour prendre leurs décisions, entendre l’avis de ceux qui travaillent dans ces établissements, comme c’est le cas en Allemagne par exemple.

Enfin, le droit du travail doit permettre de réduire l’insécurité des statuts d’emploi qui nourrit l’insécurité sociale. Comment articuler la flexibilité dont les entreprises ont besoin et la qualité de vie au travail, ainsi qu’un revenu suffisant pour les salariés ? Le balancier est allé trop loin au profit des premières. Qui pourrait prétendre le contraire, face aux 3,3 millions de travailleurs précaires ? Les entreprises qui exploitent à outrance la précarité doivent en payer un prix plus élevé. L’État, les hôpitaux, les collectivités locales et les associations doivent montrer l’exemple : leurs pratiques de « gestion de main-d’œuvre » sont pires que celles du privé. Dans ce domaine, ce n’est pas le « grand capital » qui est le principal responsable mais bien la recherche d’une flexibilité à outrance, qui ne tient pas compte de la vie au travail.

Agir en amont, c’est aussi faciliter l’accès de tous à un ensemble de services publics qui améliorent les conditions de vie, ce qui aurait un impact majeur sur les inégalités. Notre pays est parmi ceux qui offrent des services collectifs les plus développés, mais nous pouvons mieux faire. Transformer l’action de la police pour qu’elle soit présente dans les quartiers où les tensions sont les plus vives, c’est réduire les inégalités face à la sécurité. Mieux répartir l’offre de santé, souvent concentrée là où vivent les riches, favorise l’égal accès de tous aux soins. Agir contre le mal-logement change la vie des plus modestes. Construire des logements pour pauvres dans les quartiers riches, et non dans les quartiers les plus défavorisés, diminue la ségrégation. Investir massivement dans les transports collectifs facilite la mobilité de ceux qui ont le moins de moyens.

Redistribuer

Agir à la base n’empêche en rien de corriger après coup les écarts. La France doit engager au plus vite un débat sur le revenu minimum. Cela n’a rien à voir avec la proposition de « revenu universel » ou « de base », versé à tout le monde sans distinction, qui n’a fait qu’accroître la confusion. Avec Noam Leandri, président de l’Observatoire des inégalités, nous avons proposé la mise en place d’un revenu minimum unique équivalent au seuil de pauvreté de 900 euros par mois. La situation des jeunes, privés de minimum social ou pénalisés dans leurs études par des bourses indécentes, est particulièrement préoccupante. Par ailleurs, qui peut trouver juste que le revenu minimum pour un adulte valide âgé de 25 à 65 ans soit de 500 euros mensuels seulement (le RSA), contre 900 euros pour une personne handicapée ou âgée (après 65 ans) ? Il faut unifier cela.

Nous devons réformer notre système fiscal. On ne peut pas lutter pour l’égalité des chances en laissant les fortunes s’accumuler sans mérite. Le discours libéral sur le sujet est en contradiction complète avec la pratique qui consiste à détaxer la transmission des fortunes entre générations comme cela a encore été le cas en 2020. Notre système de fiscalité des successions doit être refondé en définissant une somme par héritier transmissible sans être taxée et, au-delà, une révision complète des taux d’imposition notamment hors des transmissions entre ascendants et descendants. La fiscalité du patrimoine elle-même ne peut se résumer, comme c’est le cas aujourd’hui, à la seule fortune immobilière, mais devrait taxer l’ensemble du patrimoine. C’est la seule manière de réduire l’inégalité économique des chances et de récompenser le véritable mérite, celui qui consiste en un effort personnel et non pas en un profit tiré de celui de ses parents.

La réforme fiscale fait l’objet d’une même hypocrisie que la réforme scolaire : on s’accorde sur la nécessité de revoir le système, et on replâtre, on replâtre sans cesse depuis des années... L’impôt sur le revenu est truffé de dérogations (les fameuses « niches » fiscales) qui permettent d’y échapper, mais qui ont très peu d’impact économique, comparé à la dépense occasionnée pour l’État. Les taux d’imposition affichés peuvent être élevés, mais la réalité est tout autre. L’impôt sur le revenu est scindé en deux, entre la contribution sociale généralisée (CSG) et l’impôt sur le revenu historique. Tant que la toilette des niches fiscales n’aura pas été faite et que le mariage de la CSG et de l’impôt sur le revenu n’aura pas été opéré, on ne pourra pas avancer. Si l’on veut préserver l’égalité entre les générations d’aujourd’hui et celles de demain, une hausse des impôts doit être utilisée pour financer la transition écologique et réduire notre endettement public. Elle doit être affichée de la sorte et doit prendre en compte les « facultés » contributives de chacun, c’est-à-dire leur niveau de vie, comme le veut la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (article XIII) incluse dans la Constitution.

Nous en avons les moyens

L’argent public est rare, il ne faut pas le gâcher pour faire n’importe quoi. Il faut peser chaque euro dépensé par la collectivité. Mais la France est l’un des pays les plus riches du monde. La crise sanitaire a montré que nous pouvions employer les grands moyens quand l’enjeu en vaut la peine : plus de 200 milliards d’euros ont été dépensés pour amortir le choc. Depuis des années, nous consacrons des dizaines de milliards d’euros par an à réduire les cotisations sociales des entreprises, avec des effets très faibles sur l’emploi. La démagogie est immense sur les baisses d’impôts, qui ne font que plomber les recettes l’État et accroître la dette. La seule suppression de la taxe d’habitation représente environ 20 milliards de pertes annuelles pour la collectivité, dont pas moins de 45 % sont allés aux 20 % les plus riches, selon le ministère de l’Économie. Que l’on mesure bien le gâchis : cette perte de recettes équivaut à deux fois le montant des dépenses de l’État pour la police nationale.

Tant de gâchis fiscaux le montrent bien : la question des moyens est un prétexte pour éviter d’agir. Les profondes résistances au changement sont ailleurs. Une partie des fonctionnaires, il est vrai souvent échaudés par le va-et-vient de pseudo-réformes et méprisés par une partie de la classe politique, refusent de répondre à l’intérêt général. Par exemple, d’aller travailler dans les quartiers populaires, qu’il s’agisse des forces de l’ordre ou des enseignants. Plus généralement, la résistance vient surtout de tous ceux qui profitent des inégalités et refusent toute solidarité, que ce soit à l’école, dans l’emploi ou devant l’impôt. Il faut raccommoder la France en pointant où est vraiment cet intérêt général, en mettant tous les intérêts autour d’une table (patrons, syndicats, associations, représentants des usagers, agents publics, etc.), en négociant une politique de long terme et des compromis quand il le faut. Les intérêts divergents ne doivent pas nous écarter d’une communauté de valeurs, qui nous réunissent pour faire progresser notre société.

Qui en aura le courage ? La droite foule aux pieds les valeurs de la République en s’acharnant sur les plus faibles, en particulier sur les étrangers et les « assistés ». Une grande partie de ses leaders défend en conscience les intérêts des privilégiés et en réclame sans vergogne « encore plus » [3]. Une partie de la gauche se focalise sur une poignée d’hyper-riches pour mieux masquer les privilèges d’un grand nombre de ses propres électeurs. Elle défend bec et ongles son école, formatée pour faire réussir ses enfants. Elle propose un changement de système économique (« la fin du capitalisme ») dont les classes populaires et moyennes n’ont que faire. Le débat en reste là parce que, au fond, cela ne bouscule pas trop l’ordre des choses. Les deux camps semblent finalement bien s’en satisfaire. En réalité, les inégalités pourront attendre. Pourtant, de l’école au travail, l’humiliation sociale des classes populaires et moyennes ne sera pas toujours supportable et le risque est de plus en plus grand qu’une vague de dégagisme gigantesque emporte la démocratie sur son passage.

Chassons la domination de nos têtes
Les puissants n’attendent qu’une chose, que nous les laissions seuls engloutir le gâteau. Le premier travail que nous devons accomplir est de lutter contre les mécanismes qui nous conduisent à intérioriser l’ordre social établi et à laisser faire en déclarant forfait avant de jouer. Pour faire accepter les inégalités, rien de tel que de faire en sorte que ceux qui en sont les victimes s’estiment destinés à n’occuper que la place que la société leur assigne. En intériorisant ces inégalités, ceux qui les subissent collaborent inconsciemment au processus. Cela n’a rien de nouveau, c’est l’objet du Discours de la servitude volontaire écrit par Étienne de La Boétie en… 1574. Évidemment, lutter est plus facile à dire qu’à faire : de nombreux obstacles se dressent devant nous qui sont autant de bonnes raisons de nous faire baisser les bras. Il ne suffit pas de se prendre tout seul par la main pour avancer, et les discours sur la réussite individuelle sont souvent de belles paroles simplistes. Ce n’est pas une raison pour nous laisser faire.

Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités. Auteur notamment de Encore plus ! Enquête sur ces privilégiés qui n’en n’ont jamais assez, Plon, mars 2021.

Texte adapté de Réduire les inégalités, c’est possible ! 30 experts présentent leurs solutions, sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, Observatoire des inégalités, novembre 2021.

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Réduire les inégalités, c’est possible ! 30 experts présentent leurs solutions, sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, Observatoire des inégalités, novembre 2021.
128 pages.
ISBN 978-2-9579986-0-9
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Photo / © Cyril Chigot


[1Ce texte reflète l’opinion de son auteur seul et non de l’ensemble des membres de l’Observatoire des inégalités. Ces propositions rejoignent celles développées par une partie des auteurs de l’ouvrage Réduire les inégalités, c’est possible ! 30 experts présentent leurs solutions, sous la direction d’Anne Brunner et de Louis Maurin, Observatoire des inégalités, novembre 2021.

[2Voir site « Les trois quarts des élèves défavorisés étudient hors de l’éducation prioritaire », Centre d’observation de la société, 13 octobre 2017.

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Date de première rédaction le 26 juillet 2006.
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