Actualité de l’Observatoire

20 ans d’observation des inégalités, pour quoi faire ?

L’Observatoire des inégalités a 20 ans. En regard des intentions qui ont présidé à sa création et de l’état actuel de la société, le travail a-t-il porté ses fruits ? Louis Maurin, co-fondateur et directeur, en dresse un bilan.

Publié le 21 septembre 2023

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Aucun des fondateurs de l’Observatoire des inégalités n’aurait pu imaginer que ce dernier serait encore sur pieds 20 ans plus tard, et qu’il aurait pris autant de place dans le débat public. Créé sans moyens à l’été 2003, son site Internet est devenu une référence pour tous ceux et celles qui s’intéressent aux inégalités, de même que ses rapports, ou encore son programme destiné aux jeunes. Le thème des inégalités s’est imposé dans le débat, il est présent dans presque tous les discours.

Malheureusement, ces discours font souvent preuve de beaucoup d’hypocrisie : les actes ne suivent pas. Pire : certaines politiques publiques, en particulier les baisses d’impôts menées par les majorités de droite comme de gauche, ont notablement accru les inégalités. La reconnaissance publique de l’Observatoire des inégalités cache-t-elle un échec ? Est-il tellement utile d’observer les inégalités si, collectivement, nous ne voulons pas les réduire ? Le bilan de ces 20 ans d’action mérite d’être discuté.

L’Observatoire des inégalités, comme beaucoup d’autres acteurs qui luttent pour la justice sociale, n’a pas réussi à faire que la question des inégalités soit mise au centre de l’action publique au niveau national, c’est certain. Par exemple, au cours des 20 dernières années, aucune réforme majeure du système éducatif n’a été entreprise. Notre école demeure conservatrice et favorise les enfants de diplômés. Les filières élitistes disposent de soutiens politiques massifs. L’inflation de discours autour de « l’égalité des chances » et la multiplication de « dispositifs » ne sont là que pour donner le change. En matière de redistribution de la richesse, les réductions d’impôts pour les classes aisées ont accru les écarts de niveau de vie et alimenté leur épargne.

Un échec ?

Nous pourrions multiplier les exemples. Suffisent-ils à parler d’échec ? Pour cela, il faudrait pouvoir dresser un bilan des forces mises dans la bataille, comparer les moyens des acteurs qui luttent pour davantage de justice sociale et ceux mis en œuvre par les forces conservatrices qui font en sorte que rien ne change dans l’école française, pour engranger toujours plus de baisses d’impôts, déréguler le marché du travail, par exemple. « Encore plus [1] » est leur mot d’ordre, quelles qu’en soient les conséquences. Le combat est inégal. Cela ne veut pas dire qu’il soit vain.

Le bilan est malgré tout plus nuancé si l’on observe les politiques mises en œuvre dans le détail. Par exemple, des mesures importantes ont été prises pour relever le niveau de vie des personnes âgées et handicapées les plus pauvres. La réduction de la taille des classes ne s’est appliquée que pour une partie très minoritaire des enfants, mais elle va dans le bon sens. La couverture maladie a été améliorée pour les plus pauvres. En matière de discriminations, l’action du Défenseur des droits s’est développée. L’égalité entre les femmes et les hommes a nettement progressé, notamment du fait des campagnes de sensibilisation et des lois sur l’égalité au travail ou la parité en politique. Si les jeunes n’ont toujours pas droit à un revenu minimum, la situation des plus démunis est mieux prise en compte.

L’Observatoire des inégalités a bien d’autres objectifs que de peser sur les politiques publiques de niveau national. Pour dresser un bilan, il faudrait surtout pouvoir prendre en compte les politiques territoriales menées par les communes, les agglomérations, les départements et les régions. Leurs actions demeurent le plus souvent invisibles médiatiquement, mais elles ont un impact certain. La construction de logements, de crèches ou d’établissements scolaires, les moyens de transports en commun proposés ou les infrastructures sportives participent activement à la baisse des inégalités. Il faudrait enfin observer le travail de fourmi réalisé par des milliers d’associations qui, grâce à leurs bénévoles et au soutien public, agissent au quotidien. De l’aide aux plus pauvres à l’insertion, des loisirs au logement, des centaines de milliers de Français donnent de leur temps et de leurs moyens pour combattre les inégalités. Si l’Observatoire des inégalités existe, c’est bien parce qu’un ensemble de bénévoles y consacrent une partie de leurs journées et accompagnent son action.

Dans les salles de classe, dans les centres sociaux et de très nombreuses associations, on utilise notre travail auprès de jeunes.

Si l’on veut comprendre le sens du travail de l’Observatoire des inégalités, il faut aller encore plus loin. Notre travail d’information et de sensibilisation vise chacun et chacune d’entre nous. De la sphère domestique au bureau, des commerces aux loisirs, les inégalités et les discriminations sont partout. C’est par exemple pour cela que nous avons lancé, en 2022, le site Internet discrimination.fr, conscients du manque d’informations sur le sujet. Chaque jour, des milliers de visiteurs consultent notre site inegalites.fr à la recherche d’informations parmi plus d’un millier d’articles en accès libre. Plus de 50 000 abonnés nous suivent sur les réseaux sociaux et relaient nos données. Chacun de nos ouvrages ou rapports – 18 depuis 2003, ainsi que 15 notes et dossiers – est amplement relayé par la presse. Nos rapports sur la pauvreté en France, puis notre travail sur le seuil de richesse ont contribué à une meilleure appréciation des niveaux de vie dans notre pays. Dans les salles de classe, dans les centres sociaux et dans de très nombreuses associations, on utilise notre travail auprès de jeunes. Nous consacrons près de la moitié de nos moyens à toucher un public jeune, à travers une panoplie complète d’outils qui comprend un livret pédagogique, des expositions, un concours annuel de créations visuelles et maintenant des ateliers autour du « Monopoly des inégalités » (voir encadré).

Si nous n’avons pas révolutionné l’action publique, le travail qui a été réalisé aura fait bouger quelques lignes en profondeur, même si certaines sont peu visibles. Il faut comprendre que notre objectif n’est pas de « vendre » des inégalités, ni de faire le maximum de bruit à n’importe quel prix. Nous laissons cela aux adeptes de l’invective, aux furieux des réseaux sociaux. Notre propos est d’engager un débat à partir d’un diagnostic solidement étayé par des faits. qui met en lumière les reculs comme les avancées de l’égalité. Moins vendeur a priori, mais plus efficace dans la durée. Nous portons une critique sociale qui repose sur une très forte maitrise de la qualité des instruments de mesure, mais aussi une capacité réflexive, un regard critique sur cette critique sociale, pour en améliorer la qualité.

Ce mode d’action nous semble constituer l’un des éléments de la réussite et de l’impact du travail de l’Observatoire des inégalités. Depuis l’origine, nous avons cherché à diffuser nos informations bien au-delà des cercles militants et diplômés habituels. Notre rôle est de sensibiliser, de convaincre, de débattre avec des personnes qui n’ont pas accès à l’information ou ne mesurent pas forcément l’importance du combat contre l’injustice. Notre travail n’aurait aucun intérêt s’il servait à nourrir gratuitement en données et en articles des classes favorisées et déjà convaincues. À l’opposé, nombre de nos donateurs et donatrices, fidèles, saluent notre travail dans les commentaires qu’ils nous font parvenir. Si l’Observatoire des inégalités existe, c’est en grande partie grâce à leur confiance.

Qu’en sera-t-il dans 20 ans ? Les chantiers qui nous attendent sont nombreux et certains déjà engagés, comme la publication l’hiver prochain du premier rapport jamais édité en France sur les discriminations. Bien d’autres sont déjà en gestation. Le travail d’information et de sensibilisation doit être en permanence renouvelé dans une société qui change et dans laquelle les distinctions sociales se transforment. Nous devons poursuivre nos efforts jour après jour pour maintenir la lumière sur les sujets qui nous préoccupent et éclairer ceux qui demeurent dans l’ombre. Pour cela, nous aurons encore besoin de vous.

Louis Maurin, co-fondateur et directeur de l’Observatoire des inégalités

La fracture sociale nourrit l’extrême droite
La fondation même de l’Observatoire des inégalités en 2003, un an après la présence du leader du Front national au second tour d’une présidentielle, était en partie motivée par la volonté de combattre tous ceux qui voudraient mettre en danger notre démocratie et ciblent les plus faibles. « La montée des inégalités constitue une menace pour la démocratie, en offrant notamment un terreau à la montée de l’extrême droite », écrivions-nous alors. Dès l’origine, nous notions que la cécité des partis politiques à l’endroit de la fracture qui persiste entre les classes sociales en France constitue un soutien majeur à la progression des partis autoritaires.

Face au déni par les catégories supérieures (en revenu comme en diplôme) de leurs privilèges, face à la force de la démagogie des discours qui font des plus faibles des boucs émissaires, nous n’avons pas pesé lourd, c’est certain. On peut se demander si l’égalité revendiquée ne cache pas une immense hypocrisie et si certaines couches sociales favorisées ne sont pas devenues indifférentes à l’accès au pouvoir d’un parti autoritaire, qui servirait leurs intérêts ou au moins ne les bousculerait pas trop, compte tenu de leur statut social, leur couleur de peau, leur âge ou leur orientation sexuelle... Il reste moins de quatre ans avant la prochaine élection présidentielle pour une prise de conscience et l’élaboration, à droite comme à gauche, d’une alternative à la mise en place d’un tel régime.
10 ans d’activités en direction des jeunes
Mené depuis dix ans, le programme « Jeunesse pour l’égalité » représente environ la moitié des moyens de l’Observatoire des inégalités. Au total, 16 000 jeunes ont participé à nos concours de création visuelle depuis l’origine et leur nombre croît chaque année. En 2023, nous avons rencontré plus de 1 700 jeunes dans nos ateliers et on peut estimer que notre boite à outils pédagogique a été utilisée par, au minimum, 30 000 personnes. Les affiches et les films réalisés chaque année dans le cadre de notre concours montrent la pertinence de leur regard.

Ce travail est essentiel : nous contribuons à nourrir la réflexion des jeunes autour de la question de l’égalité et de la justice, à les faire débattre, argumenter, à envisager des pistes pour « changer les règles du jeu » et savoir où chercher de l’aide lorsqu’ils sont victimes d’une injustice. Déjà nous recevons des témoignages de jeunes devenus adultes qui montrent le rôle que nos actions ont pu avoir dans leur parcours.

20 ans d’observation des inégalités : les dates qui nous ont marqués

2003 : fondation de l’association, création du site Internet et de la lettre d’information mensuelle
2007 : publication du premier État des inégalités en France, éditions Belin
2008 : ouverture du « département formation »
2011 : lancement du réseau européen Inequality Watch (qui s’arrêtera en 2017)
2012 : création du programme « Jeunesse pour l’égalité »
2013 : première édition du concours « Jeunesse pour l’égalité »
2015 : le Rapport sur les inégalités en France est désormais édité par l’Observatoire des inégalités, grâce à une première campagne de financement participatif
2017 : production du webdoc « Liberté, inégalités ?, fraternité » avec le soutien du CNC et du ministère de l’Éducation nationale
2018 : publication du premier Rapport sur la pauvreté en France
2020 : publication du premier Rapport sur les riches en France
2022 : création de la boite à outil « Monopoly des inégalités », après trois années d’expérimentation soutenues par l’Injep
2023 (projet) : publication du premier Rapport sur les discriminations en France


[1Voir Encore plus ! Enquête sur ces privilégiés qui n’en ont jamais assez, Louis Maurin, Plon, mars 2021.

Date de première rédaction le 21 septembre 2023.
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