Proposition

Comment lutter contre la précarité alimentaire et donner accès à tous à une alimentation durable ?

L’aide alimentaire d’urgence ne suffit pas. On peut lutter plus largement contre les inégalités d’accès à l’alimentation et promouvoir la nécessaire transition de nos systèmes alimentaires par une « allocation universelle alimentation durable ». Les propositions de la nutritionniste Nicole Darmon et de l’économiste France Caillavet.

Publié le 10 octobre 2023

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Modes de vie Catégories sociales Santé Consommation

Les inégalités socioéconomiques affectent tous les domaines de la consommation, y compris l’alimentation. Les disparités de consommation alimentaire ont des conséquences sur la qualité de la nourriture et sur sa capacité à couvrir sans excès les besoins nutritionnels des individus. Les inégalités d’accès à une alimentation de qualité contribuent aux inégalités sociales de santé. Les populations plus pauvres sont davantage affectées par des pathologies de santé liées à l’alimentation et leur espérance de vie en bonne santé est plus courte.

Les inégalités face à l’alimentation ont plusieurs dimensions. On parle d’abord d’insécurité alimentaire lorsque «  la disponibilité d’aliments sûrs et adéquats sur le plan nutritionnel ou la possibilité d’acquérir des aliments appropriés par des moyens socialement acceptables est limitée ou incertaine » [1]. L’étude dite « INCA3 » de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) a estimé à huit millions de personnes en 2014- 2015 la population en situation d’insécurité alimentaire en France, c’est-à-dire déclarant des difficultés vis-à-vis de leur alimentation pour des raisons financières. Il est probable que ce chiffre est sous-estimé car les personnes en situation de précarité sont difficiles à atteindre et donc largement sous-représentées dans les enquêtes dites représentatives de la population générale comme INCA3. En outre, on sait que la pandémie de Covid-19 a augmenté la pauvreté et aggravé l’insécurité alimentaire en France, dans un contexte de creusement des inégalités de santé.

Plus largement, la qualité nutritionnelle des achats alimentaires (estimée par l’aptitude de l’alimentation à atteindre les recommandations en protéines, fibres, vitamines et minéraux) s’est améliorée pour l’ensemble de la population en France au cours des dernières décennies (1971-2010). Mais cette tendance cache des disparités socioéconomiques : la qualité nutritionnelle de l’alimentation des plus pauvres reste toujours inférieure à celle des plus riches sur l’ensemble de la période. Elle dépend aussi du niveau d’éducation. Ainsi, les personnes ayant un faible niveau d’études consomment, par rapport aux personnes ayant un niveau d’éducation élevé, moins d’aliments favorables à la santé comme les produits céréaliers complets ou semi-complets, les fruits et les fruits à coque, mais plus de produits céréaliers raffinés, de viandes (hors volailles), de pommes de terre et de boissons sucrées [2]. Ces inégalités, associées à des différences dans les modes de vie, notamment l’activité physique et la sédentarité, entraînent des risques pour la santé. En 2020, l’obésité est deux fois plus élevée chez les catégories populaires (employés et ouvriers) que chez les cadres (18 % contre 9,9 %) [3].

Les dispositifs d’aide alimentaire, publics ou privés, ont leurs limites. Ils ne concernent pas toutes les personnes en insécurité alimentaire : il y a bien plus de personnes qui éprouvent des difficultés financières vis-à-vis de leur alimentation que de personnes qui perçoivent une aide alimentaire. Avec des calculs basés sur l’étude INCA3, il y aurait quatre fois moins d’utilisateurs de l’aide alimentaire que de personnes qui pourraient en avoir besoin car elles sont en situation d’insécurité alimentaire (deux millions contre huit millions).

Ce « non-recours » est une limite majeure du dispositif d’aide qui souffre de faiblesses structurelles inhérentes à ses fondements historiques et politiques. L’aide alimentaire a été créée dans une logique de filière d’un système agroalimentaire productiviste recyclant ses excédents. L’État a mobilisé les stocks de la politique agricole commune européenne (PAC), puis les invendus des secteurs de la production et de la distribution (loi EGALim contre le gaspillage de 2010). La distribution des produits et sa logistique sont déléguées au secteur des associations caritatives reposant en grande partie sur le bénévolat. L’accès à l’alimentation est ainsi conditionnel, dépendant des règles d’accueil et de la disponibilité de chaque association, avec pour conséquence une couverture très inégale du territoire. À noter que la réflexion sur l’impact environnemental de ces procédures est pour l’instant absente.

La population ayant recours à l’aide alimentaire est assignée dans un rôle de bénéficiaire, pas toujours compatible avec l’inclusion sociale et la dignité des personnes. Le non-recours à cette aide alimentaire reste important en raison de la lourdeur des procédures administratives, des contrôles éventuels et du sentiment de honte perçu à l’idée de devoir faire appel à l’aide pour se nourrir.

La Sécurité sociale de l’alimentation

Un dispositif favorable à une sécurité alimentaire durable « garantit l’accès (économique, physique et social) égalitaire à une alimentation durable, « l’empowerment [4] » (individuel, collectif, politique) et l’inclusion sociale de manière coordonnée et pérenne » [5]. À l’heure actuelle, aucun dispositif existant n’est en capacité de répondre à ces différents critères. Un seul pourrait répondre à cette définition, mais n’existe aujourd’hui qu’à l’état de projet : il s’agit de la proposition, par différents collectifs [6], de la Sécurité sociale de l’alimentation (SSA), un système universel qui passe par l’inscription d’un droit à l’alimentation durable. La Sécurité sociale de l’alimentation reposerait sur trois piliers : l’universalité de l’accès, le conventionnement (avec des producteurs et des distributeurs) organisé de façon démocratique, et le financement par la cotisation sociale. Sur le modèle du régime général de la Sécurité sociale, elle pourrait être une branche de la Sécurité sociale de la santé, d’autant que l’alimentation est un déterminant majeur de la santé.

En phase avec le récent avis du Conseil national de l’alimentation (CNA), qui recommande de mener de front l’amélioration des dispositifs d’aide alimentaire existants et la mise en place d’un socle alimentaire fondamental pour tous, la SSA pourrait se déployer en deux axes, l’un curatif [7], l’autre préventif.

Il faudrait progressivement restreindre l’aide alimentaire aux situations d’urgence

En matière d’action curative, il faudrait progressivement restreindre l’aide alimentaire aux situations d’urgence. La réponse à l’urgence devrait garantir une intervention immédiate et inconditionnelle. Cette aide d’urgence pourrait prendre plus souvent la forme d’une aide monétarisée.

Le volet préventif consisterait en une « allocation universelle alimentation durable », disponible sur une carte (similaire à notre carte Vitale actuelle pour la santé). Elle pourrait être ciblée en partie sur des produits frais ou issus de systèmes alimentaires plus durables. La population actuellement destinataire de l’aide alimentaire devrait petit à petit ne plus dépendre d’aides d’urgence pour bénéficier du volet préventif. Ce volet intégrerait des actions d’accompagnement destinées à accroître l’empowerment des personnes et des groupes, en favorisant le lien social, en donnant accès à l’information et à des ateliers thématiques, et en permettant aux personnes d’échanger, cuisiner, jardiner, etc. Un lieu dédié par territoire, ouvert à tous les publics, serait propice à ces actions. Des actions visant à améliorer l’accessibilité pratique en fonction des territoires, en termes de mobilité (ex : livraison, offre alimentaire de proximité) et d’équipements (ex : cuisine collective), en étant attentif aux inégalités spatiales, viendraient compléter le dispositif.

Une « allocation universelle alimentation durable », disponible sur une carte

Par ailleurs, l’État devrait apporter un soutien accru aux collectivités locales pour qu’elles pratiquent toutes un tarif social des cantines scolaires. L’accès à des lieux de restauration collective pourrait être élargi à tous les publics, pour les repas du midi et du soir.

L’évolution d’un système d’aide à une population précarisée vers la transformation du système agroalimentaire pour assurer une sécurité alimentaire durable pour tous paraît à la portée d’un pays d’abondance alimentaire comme la France. Cette dernière doit se donner les moyens de financer une politique réduisant les inégalités face à l’alimentation pour que chacun ait accès à la même qualité. Bien entendu, une telle politique ne se suffit pas à elle-même. L’éducation, l’emploi ou le logement jouent aussi sur l’accès à l’alimentation. Nos propositions doivent s’insérer dans un cadre plus global de réduction des inégalités dans la société française assurant l’inclusion de tous.

Nicole Darmon
Nutritionniste, directrice de recherche à Inrae, Université de Montpellier.

France Caillavet
Économiste, directrice de recherche à Inrae, Université Paris-Saclay.

Autrices, avec Flavie Létoile et Véronique Nichèle, de « Quatre décennies d’achats alimentaires : évolutions des inégalités de qualité nutritionnelle 1971-2010 », Économie et Statistique n° 513, Insee, 2019.

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[1« Core indicators of nutritional state for difficult-to-sample populations », Journal of Nutrition volume 120 supplement 11, 1990.

[2Selon l’enquête INCA3 de l’Anses.

[3« Enquête épidémiologique nationale sur le surpoids et l’obésité », Odoxa, Ligue contre l’obésité, Sciences Po chaire santé et Obépi-Roche, 2021.

[4Empowerment : processus par lequel un individu ou un groupe acquiert les moyens de renforcer ses pouvoirs de décider, d’agir, et ainsi, de s’émanciper.

[5« Vers une sécurité alimentaire durable : enjeux, initiatives et principes d’action », France Caillavet, Nicole Darmon et al., Terra Nova, rapport à paraître.

[6Tels que Ingénieurs Sans Frontières-Agrista et Démocratie Alimentaire.

[7Curatif : qui vise à guérir. Ici, pour les personnes déjà en difficulté.

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Date de première rédaction le 10 octobre 2023.
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