Analyse

Stéréotypes : la face invisible des inégalités

En assignant des places toutes faites à certaines populations, les stéréotypes jouent un rôle essentiel dans la production des inégalités. Nina Schmidt, de l’Observatoire des inégalités, analyse le fonctionnement de ces processus invisibles.

Publié le 22 avril 2014

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Éducation Modes de vie Catégories sociales Âges Femmes et hommes Origines Orientation sexuelle

Les femmes ne sont pas douées en maths, les fils d’ouvriers n’ont pas le goût pour les études, les Roms sont des voleurs, les homosexuels efféminés... Les stéréotypes assignent bien vite des places et contribuent ainsi à maintenir les inégalités. Bien sûr, des inégalités sociales bien réelles existent. Les femmes, les catégories sociales défavorisées, mais aussi les minorités « visibles », les personnes handicapées ou les homosexuels, n’ont pas les mêmes facilités que les autres, du fait de très nombreux facteurs économiques et éducatifs, mais aussi de discriminations. Mais les inégalités se construisent aussi de façon bien moins apparente. Un ensemble de mécanismes fait que les moins favorisés se limitent d’eux-mêmes et contribue à la reproduction des inégalités. Ces barrières sont notamment entretenues par des stéréotypes. D’où émanent ces représentations ? Comment contribuent-elles à la production et au maintien des inégalités et des discriminations ?

Qu’est-ce qu’un stéréotype ?

Au fondement de notre vie en société, il y a ce que les sociologues nomment le « processus de catégorisation » du monde qui nous entoure. Autrement dit, on découpe notre environnement « en ensembles de personnes ou de choses de même nature à partir de leurs caractéristiques » [1]. On classe les informations, on leur met des « étiquettes ». Bien pratique, fonctionnel, voire indispensable pour se repérer et plus généralement appréhender la réalité.

On sait qui est qui, quoi est quoi, qui fait quoi, qui se comporte comme ceci ou comme cela, et donc, comment utiliser tel ou tel objet ou s’adresser à telle ou telle personne. Par exemple, inconsciemment, on n’emploie pas le même langage avec un enfant qu’avec un adulte, avec un boulanger qu’un enseignant, etc.

Seulement, cette « catégorisation » sociale du monde environnant peut vite dériver vers la caricature, dégénérer en généralisations, c’est-à-dire en représentations simplifiées et grossières, figées, préconçues, déformées et imprécises de la réalité. Ce sont là les caractéristiques du stéréotype. « Toute vie sociale repose sur des stéréotypes », écrit le sociologue François de Singly dans un article récent publié sur Le Monde.fr le 7 février 2014 [2]. « Mais il y a les « bons » et les « mauvais » stéréotypes », précise-t-il.

Carte d’identité du stéréotype

Figés : rigides, ils fonctionnent comme des certitudes.
Erronés : ils fournissent une vision du monde déformée, « partielle et partiale » [3].
Réducteurs, simplistes.
Economiques : ils permettent de faire l’économie de la réflexion.
Globalisants : ils regroupent sans tenir compte des particularités.
Surnoms : clichés, a priori, « prêts-à-penser » [4], « écrans simplifiés » [5], caricatures, « verrous de l’intérieur »… [6].

D’où viennent-ils ?

Les stéréotypes émergent parce que tout un chacun observe les rôles sociaux différents et attitrés de telle ou telle catégorie (les femmes, les hommes, les blancs, les noirs, les riches, les pauvres, les handicapés, les valides, les boulangers, les enseignants…). Omniprésents, ils peuplent notre quotidien : issus de notre expérience personnelle directe, ils peuvent être acquis en discutant avec des proches, en regardant la télévision, en pratiquant un sport, en lisant des livres et des journaux [7]. Ils sont aussi transmis par des institutions : la famille, l’école, le travail, la religion, etc. [8]

Pour la sociologue Marie Duru-Bellat, c’est la confrontation à l’autre qui durcit les stéréotypes [9]. C’est en se comparant aux garçons (et aussi en jetant un œil aux autres filles), qu’une fille va revêtir le costume de la fille. Idem pour les garçons. Sans personnes valides, il n’y aurait pas de handicaps, sans cols blancs, pas de cols bleus, sans blancs, pas de noirs, etc. Autrement dit, les rôles attitrés des uns émergent du fait de se distinguer des autres.

La menace du stéréotype

Les expériences de psychologie sociale [10] montrent l’importance du contexte dans l’émergence des stéréotypes. Exemple, l’expérience menée par Jean-Claude Croizet et Virginie Bonnot [11]. Les deux chercheurs ont soumis des étudiantes à un exercice de statistiques avant lequel on leur disait soit : « dans cette faculté, les étudiants pensent que femmes et hommes sont aussi bons en mathématiques », soit : « dans cette faculté les étudiants pensent que les femmes sont nettement moins bonnes ». Leurs résultats montrent que les femmes confrontées à un environnement qui rejette le stéréotype selon lequel elles seraient moins douées pour les maths, c’est-à-dire les femmes à qui ils ont dit avant l’exercice « dans cette faculté, les étudiants pensent que femmes et hommes sont aussi bons en mathématiques » réalisent de meilleures performances. Ainsi les femmes, habituées à un contexte qui promeut ces croyances, s’y conforment : l’effet du stéréotype sur les performances repose sur l’intériorisation du stéréotype.

Les psychologues sociaux Pascal Huguet, Sophie Brunot et Jean-Marc Monteil [12] ont demandé à des élèves de sixième et de cinquième de reproduire de mémoire une figure complexe et assez abstraite qu’ils avaient observée durant 50 secondes au préalable. Au début de l’épreuve, les élèves sont prévenus qu’on évaluera leurs performances soit en géométrie, soit en dessin. Résultat : lorsque les élèves pensent qu’on les évalue en géométrie, les élèves en échec scolaire réalisent de moins bonnes performances que ceux qui réussissent. Par contre, en dessin, ils sont meilleurs, et aussi doués que les bons élèves. Il en va de même pour les filles qui sont aussi meilleures en dessin qu’en géométrie. « Pire encore, ajoute Pascal Huguet, leurs performances sont amoindries dès lors qu’on leur annonce que les résultats de l’exercice seront rendus publics, tandis que celles des garçons s’en trouvent accrues ». Explication : le contexte, à savoir les attentes de la situation, compte pour beaucoup dans la manière d’accomplir une tâche, conformément à l’image que l’on a de soi et de ses capacités : les filles ou les mauvais élèves admettent qu’ils sont moins bons en mathématiques au point de le devenir réellement.

Ces expériences soulignent le rôle des stéréotypes dans la reproduction des hiérarchies et des inégalités [13]. « L’idée est également de montrer en quoi ces stéréotypes participent à la légitimation des inégalités entre les femmes et les hommes » affirme Virginie Bonnot. En effet, on le voit bien avec ces tests, les stéréotypes renforcent les rapports de domination entre les groupes qui réussissent l’épreuve et ceux qui en sont moins capables, ou du moins qui adhèrent à l’idée d’en être moins capables et s’y conforment.

Pourquoi les stéréotypes se maintiennent-ils ?

Pourquoi, par exemple, les moins favorisés intériorisent-ils leur rôle alors que ça ne joue pas en leur faveur ? L’idée qu’on n’est pas capable de faire quelque chose vient d’une part, de ce qu’on voit autour de nous, les rôles attitrés des uns et des autres, ou pour le dire autrement, d’un ordre social établi, depuis bien longtemps, comme l’écrit le sociologue Bernard Lahire : « plus l’ordre inégal des choses est le produit d’une histoire de longue durée et est solidement installé, plus il faut de temps, d’énergie et d’efforts pour en prendre conscience et le remettre en question » [14].

D’autre part, parce que cet ordre des choses apparaît comme juste. Au fondement de notre vie en société, après la « catégorisation », il y a aussi la croyance en un monde juste : « toute coopération serait impossible si on ne croyait pas que les autres se comporteront de manière juste », écrit Marie Duru-Bellat [15]. Il faut croire que ce que chacun fait et ce dont chacun dispose est juste pour assurer un « vivre ensemble » à peu près paisible. Autrement dit, le « chacun à sa place » est possible parce que chacun croit qu’il a la place qu’il mérite. A partir de là, tout « l’enjeu est de percevoir, de lire et (…) d’expliquer les réalités pour qu’elles apparaissent justes » [16]. Un bon moyen est de faire comme si les places de chacun dans la société étaient issues de prédispositions naturelles, de faire ainsi de la réalité sociale une évidence, une seconde nature. Et les stéréotypes sont les instruments idéals pour ce tour de passe-passe : les femmes s’occupent davantage des enfants ? C’est dans leur nature ! Les enfants d’ouvriers ont moins le bac que les fils de profs ? Ils n’ont pas de goût pour les études.

Le psychologue social Claude M. Steele, à l’initiative d’expériences sur la menace du stéréotype chez les étudiantes en mathématiques et chez les étudiants noirs américains, pousse l’analyse encore plus loin. Pour que le stéréotype puisse avoir une influence négative sur les performances, il faut que le domaine affecté par le stéréotype fasse partie de l’identité de ces individus. Cela veut dire que la réussite en maths et/ou à l’école doit faire partie intégrante de leur épanouissement personnel. En réaction, certains élèves noirs américains, observe Claude Steele, vont devenir « imperméables » à leur échec scolaire, parce que, pour ne pas trop affaiblir leur propre estime d’eux-mêmes, ils ne peuvent plus faire de l’école la condition de leur réussite personnelle. Ceci ne risque pas d’améliorer leur niveau scolaire. Sans compter qu’ils perpétuent ainsi le stéréotype dont ils sont victimes [17]. Certains jeunes en échec valorisent leur insuccès et traitent les bons élèves de « fayots ». A l’inverse, ils respectent les « caïds ». Ainsi se joue une lutte des classes en classe. Seul moyen de ne pas « être rien » aux yeux d’une société qui fait de la réussite une condition sine qua none à en être un membre légitime.

Tenir son rôle, celui qui nous a été transmis comme « induit par la nature », est sans nul doute un moyen de se protéger d’une trop forte désillusion. Le rappel à la réalité peut être violent pour celui en échec qui aura trop rêvé de sortir des cases où il est « rangé ». Cela permet en outre de justifier sa position en bas de l’échelle : les causes de leur échec sont liées aux préjugés des autres. N’est-il pas plus simple pour ceux qui échouent de dire que ce n’est pas complètement de leur faute et d’invoquer des facteurs externes, tels que la (mal)chance, l’appartenance à un groupe mal doté par la nature, ou même le regard de la société sur eux ? Et réciproquement, n’est-il pas plus facile à ceux qui réussissent, et plus généralement à ceux qui sont en position dominante, de dire qu’ils ont réussi grâce à leurs qualités personnelles ?

Que faire ?

D’abord, lutter contre les stéréotypes qui transforment en dispositions naturelles des inégalités sociales qui découlent de caractéristiques héritées (l’origine sociale, le sexe, la couleur de peau). L’ ABCD de l’égalité, dispositif de l’éducation nationale actuellement en expérimentation, est un exemple de programme qui va dans ce sens en matière de lutte contre les inégalités entre hommes et femmes, en traitant la question chez les plus jeunes. Il n’est pas si évident que la société apprend aux filles à devenir des filles et aux garçons à devenir des garçons.

La construction sociale des rôles a du mal à être admise. Mais, même une fois qu’elle l’est, il est intéressant de se demander sur quoi elle repose et en quoi elle consiste : quels rôles sont attribués et à qui ? Il est assez symptomatique d’ailleurs que la question soit systématiquement posée pour le sexe ou la couleur de la peau, mais jamais pour les catégories sociales. Remettre en cause les rôles sociaux des catégories, c’est toucher à l’ordre social, ce qui a des conséquences très profondes.

Dans ce contexte, il semble tout aussi nécessaire de montrer comment les rôles stéréotypés se répandent et qui ils servent.Qui a intérêt à ce que les gens restent à leur place, dans les cases dans lesquelles ils sont ? Qui a intérêt à leur faire croire qu’ils sont à leur « juste » place ? La construction et la diffusion des stéréotypes ne sont pas anodines. La lutte contre les stéréotypes (et donc pour l’égalité des chances), qui enferment les individus, doit s’accompagner d’une réflexion plus globale sur les inégalités et les rôles sociaux en général. Les filles et les enfants d’ouvriers peuvent aussi bien accéder aux postes à responsabilités, encore faut-il se poser la question des hiérarchies sociales. Ouvrir l’égalité des possibles est une chose, mais de quels possibles s’agit-il ? Casser les stéréotypes en permettant à chacun de devenir calife à la place du calife sans remettre en cause les rapports de domination entre individus resterait très insuffisant.

Photo : affiche réalisée et récompensée dans le cadre du concours « Jeunesse pour l’égalité » (édition 2014).


[1Rapport sur l’égalité entre les filles et les garçons dans les modes d’accueil de la petite enfance, Brigitte Grésy et Philippe Georges, Inspection générale des affaires sociales, remis à la ministre des droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, mars 2013.

[2Quels bons stéréotypes pour le genre et la famille ?, François de Singly, Le Monde.fr, 7 février 2014.

[5Les stéréotypes sexistes, outils de discriminations des femmes, Claudine Lienard, Analyse de l’Université des Femmes n°2, 2006.

[6La place des femmes dans la culture : le temps est venu de passer aux actes, Brigitte Gonthier-Maurin, rapport remis au sénat, juin 2013.

[7Pour une analyse complète de divers contextes d’observation des stéréotypes hommes-femmes, voir Les stéréotypes sexistes, outils de discriminations des femmes, Claudine Lienard, Analyse de l’Université des Femmes n°2, 2006.

[8Programme « Vers qui ? Vers quoi ? », Michèle-A. Gosselin, Ministère de l’éducation nationale du Québec, 2000.

[9Ce que la mixité fait aux élèves, Marie Duru-Bellat, Revue de l’OFCE n°114, 2010.

[10La psychologie sociale est « l’étude scientifique de la façon dont les pensées, les sentiments et les comportements des gens sont influencés par la présence réelle, imaginaire ou implicite des autres », Les Fondements de la Psychologie Sociale, Robert J. Vallerand, Gaëtan Morin, 2006.

[11Stereotype Threat and Stereotype Endorsement : their Joint Influence on Women’s Math Performance, Jean-Claude Croizet et Virginie Bonnot, Revue internationale de psychologie sociale n°2, 2001.

[12Geometry versus drawing : Changing the meaning of the task as a means to change performance, Pascal Huguet, Sophie Brunot et Jean-Marc Monteil,Social Psychology of Education, n° 4, 2001. Lire aussi à ce sujet : Bon ou mauvais élève ?, Pascal Huguet, Sciences humaines, n°142, octobre 2003.

[13La face subjective des inégalités. Une convergence entre psychologie sociale et sociologie ?, Marie Duru-Bellat, Sociologie n°2, 2011.

[14La transmission familiale de l’ordre inégal des choses, Bernard Lahire, Regards croisés sur l’économie, n°7, 2010.

[15La face subjective des inégalités. Une convergence entre psychologie sociale et sociologie ?, Marie Duru-Bellat, Sociologie n°2, 2011.

[16La face subjective des inégalités. Une convergence entre psychologie sociale et sociologie ?, Marie Duru-Bellat, Sociologie n°2, 2011.

[17A Threat in the Air. How stereotypes shape intellectual identity and performance, Claude M. Steele, American Psychologist, Vol 52 (6), juin 1997.

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Date de première rédaction le 22 avril 2014.
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