Entretien

« L’influence disproportionnée des plus riches sur le débat démocratique », entretien avec Julia Cagé, économiste.

Pour donner une place aux catégories populaires dans la vie politique, l’économiste Julia Cagé propose de repenser le financement des campagnes électorales et d’introduire la mixité sociale sur les bancs de l’Assemblée nationale. Entretien extrait du magazine Sciences Humaines.

Publié le 10 juillet 2021

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Comment en êtes-vous venue à vous intéresser au financement de la vie politique ?

En 2015, quand j’ai publié Sauver les médias, j’ai défendu la thèse selon laquelle il fallait beaucoup mieux encadrer l’actionnariat des médias, parce que les posséder donnait un poids politique disproportionné à une poignée de personnes fortunées. Au cours de mes recherches, je me suis aperçue que cette influence disproportionnée des plus riches sur le débat démocratique, loin d’être cantonnée au secteur de la presse, se retrouve également dans le financement des partis et des campagnes politiques.

J’ai donc commencé à collecter des données sur la France : qui donne, combien et à qui ? Puis j’ai élargi mon analyse à d’autres pays pour mettre en lumière l’influence de l’argent privé sur nos démocraties.[…] Notre système est plus équilibré qu’aux États-Unis ou qu’en Allemagne. Il réussit à combiner régulation des dépenses, plafonnement des dons et financement public ; et pourtant, les dons privés sont tels dans notre pays qu’une poignée d’individus aisés capturent pour partie le jeu politique.

Concrètement, depuis 1988, la France a mis en place de nombreuses lois pour encadrer le financement politique. Les dons ne peuvent aujourd’hui provenir que de personnes physiques ; ils sont plafonnés à 7 500 euros par an et par individu pour les partis politiques, et à 4 600 euros par élection.

En moyenne, seul 0,79 % des Français donnent chaque année (sous la forme de don direct ou de cotisation) à un parti politique. Mais ce chiffre grimpe à 10 % chez le 0,01 % des Français qui ont les revenus les plus élevés. Respectivement, la valeur moyenne du don passe quant à elle de 120 euros pour l’ensemble des Français à presque 5 500 euros pour les plus riches.

On s’imagine qu’en France, on est en quelque sorte préservé de l’extravagance états-unienne (où les dépenses électorales atteignent des sommets), parce que ces fameux plafonds sont relativement bas en comparaison avec d’autres pays. Mais c’est oublier que 7 500 euros, c’est la moitié du salaire annuel total d’un smicard et quatre mois de revenu pour quelqu’un qui touche le salaire médian. Qui peut, en toute honnêteté, donner 7 500 euros à un parti politique ? Les plus riches.

Vous avez des mots très forts dans votre livre : vous parlez d’oligarchie, de ploutocratie… Selon vous, la démocratie est dévoyée par une poignée de personnes aisées, mais pourquoi l’argent des plus riches serait-il forcément corrupteur ?

Pour qu’il y ait corruption, il faut que les personnes qui contribuent financièrement à une campagne demandent à un candidat des avantages en échange. Ce qui m’intéresse, c’est plutôt l’impact indirect que l’argent privé peut avoir sur la campagne et sur la définition du programme. Quand un candidat part lever des fonds à Londres, à New York, ou dans des cercles parisiens qui ont de quoi financer sa campagne avec de gros dons, les préoccupations dont les donateurs vont lui faire part sont, pour l’essentiel, des doléances liées à l’impôt sur la fortune (ISF), à l’héritage, à la flat tax sur les revenus financiers, etc. Le temps passé à lever des fonds auprès de riches donateurs, c’est autant de temps en moins pour le candidat à voir le monde du point de vue de ceux qui n’ont pas beaucoup d’argent. Et à ne pas pouvoir se rendre compte que pour toute une frange de la population, être amputé de cinq euros sur les aides personnalisées au logement (APL), c’est un choc financier insupportable.

Vous épinglez également les déductions fiscales des dons. En quoi sont-elles problématiques ?

En France, quand vous faites un don à un parti politique ou à une campagne électorale, vous bénéficiez d’une réduction d’impôt sur le revenu à hauteur de 66 % de son montant. Pourquoi est-ce problématique ? Pour deux raisons : la première, c’est qu’il semble très difficile de justifier que l’on veuille subventionner avec de l’argent public les préférences politiques des individus, riches ou pauvres ; la seconde, c’est que, si vous faites partie des 50 % des Français qui ont des revenus trop faibles pour être imposables au titre de l’impôt sur le revenu, vous ne pouvez pas bénéficier de cette réduction fiscale.

Cela signifie que, si vous êtes au smic et que vous donnez 300 euros à un parti politique, vous payez plein pot : 300 euros. En revanche, si vous gagnez 6 000 euros par mois et que vous donnez 7 500 euros à un parti politique, grâce à la réduction de 66 %, vous ne payez, à la fin, que 2 500 euros. Les 5 000 euros restants sont à la charge de la collectivité, donc de l’ensemble des citoyens, et parmi eux les plus pauvres, qui sont comme tout le monde soumis à d’autres impôts indirects et non progressifs, s’appliquant quel que soit le montant des sommes perçues par le contribuable, comme la TVA ou la CSG. En d’autres termes, avec un tel système, les plus pauvres paient pour les préférences politiques des plus riches.

L’argent a-t-il un impact direct sur les chances d’être élu ?

Tout à fait. Pour le prouver, nous avons collecté avec Yasmine Bekkouche et Edgard Dewitte [1] toutes les dépenses électorales des candidats aux élections législatives au Royaume-Uni, et aux élections législatives et municipales en France. Ensuite, on s’est penchés sur leur score. Plus qu’une corrélation, nous nous sommes aperçus qu’il y avait une réelle causalité entre les deux. Une fois les dépenses électorales isolées des autres facteurs (âge du candidat, sexe, popularité du parti dont il est issu, anciens mandats, taux de chômage de la circonscription, etc.), on constate que la probabilité de victoire augmente en fonction de l’argent dépensé au cours de la campagne.

Comment réduire ce poids de l’argent privé ?

Déjà, je propose de limiter les dons à 200 euros par individu et par an. Ensuite, j’estime qu’il faut supprimer les réductions fiscales associées aux dons, qui sont totalement injustes.

La démocratie a un coût. Si on veut éviter qu’elle soit malmenée par les financements privés, il va falloir améliorer le financement public. […] Je propose donc de mettre en place des bons pour l’égalité démocratique (BED) alloués aux citoyens indépendamment de leurs revenus. Chaque citoyen disposera de 7 euros pour financer le mouvement politique de son choix, au moment de sa déclaration de revenus. Grâce à ce modèle, on ne dépense pas plus. On dépense mieux et autrement.

Vous proposez également d’introduire plus de mixité sociale à l’Assemblée nationale…

En effet. L’un des symptômes de la capture du jeu démocratique par une poignée de personnes fortunées est une sous-représentation des classes populaires au Parlement. Aujourd’hui, il n’y a aucun ouvrier et aucun employé à l’Assemblée nationale, alors qu’ils pèsent 50 % de la population active française.

L’idée de l’Assemblée mixte que je défends, c’est de s’inspirer des lois sur la parité entre les femmes et les hommes, et de faire des listes qui soient mixtes socialement, composées pour moitié de candidats ouvriers, d’employés et de travailleurs précaires, et pour l’autre moitié de candidats issus du restant des catégories socioprofessionnelles.

N’arriverait-on pas à combler le déficit de représentativité avec un autre système, comme le tirage au sort ?

Je pense que le tirage au sort est profondément nihiliste. Ce système revient à renoncer à l’élection sous prétexte qu’elle ne fonctionnerait pas idéalement. Sauf que l’élection est vraiment au cœur de la démocratie. C’est un moment crucial de délibération, au cours duquel la liberté d’informer et l’indépendance des médias, grâce auxquels se forgent les convictions, prennent d’ailleurs tout leur sens. Mais je partage avec les partisans du tirage au sort le même objectif : celui de l’importance de la représentativité.

Julia Cagé est économiste, professeure à Sciences Po Paris. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages, dont Libres et égaux en voix, éditions Fayard, septembre 2020.

Propos recueillis par Clément Quintard. Extrait de « Élections : l’argent, nerf de la victoire ? », Sciences Humaines n° 330, novembre 2020.

Photo / CC BY SA Julia Cagé


[1Voir « The Heterogeneous Price of a Vote : Evidence from Multiparty Systems, 1993-201 7 », Sciences Po Economics Discussion Paper, n° 2020-07, Sciences Po, 2020.

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Date de première rédaction le 10 juillet 2021.
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