Point de vue

Inégalités sociales face à l’orientation : le rôle de l’école

Les inégalités d’orientation à l’école pèsent autant que les inégalités de réussite. Et pourtant, les élèves devraient connaître des destinées scolaires correspondant à leur niveau... Le point de vue de Marie Duru-Bellat, sociologue, professeur à Sciences-Po.

Publié le 27 novembre 2008

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Quand on pense aux inégalités sociales face à l’école, on a souvent en tête les inégalités de réussite, la thématique connue du handicap socio-culturel, l’échec scolaire, la question des moyens… Pourtant, les recherches européennes montrent depuis 30 ans que dans les inégalités sociales de carrières scolaires, les inégalités de choix et d’orientation pèsent autant que les inégalités de réussite. Alors que, méritocratie oblige, les élèves devraient connaître les destinées scolaires correspondant à leur niveau académique, on observe que, à réussite identique (donc à mérite scolaire identique), celles-ci divergent très largement. D’où l’enjeu des questions d’orientation pour qui s’intéresse aux inégalités face à l’école.

Le fonctionnement actuel de l’orientation dans notre pays est bien connu, de même que les inégalités sociales afférentes. On sait qu’il est marqué par :
1) des inégalités sociales de réussite qui très tôt vont fermer certains choix ;
2) des phénomènes d’auto-sélection plus ou moins stricte selon les milieux sociaux : même quand ils ont le même niveau de réussite, les enfants d’ouvriers visent moins haut que les enfants de cadres ;
3) une certaine passivité de l’institution : les conseils de classe s’efforcent de donner satisfaction aux familles et ne se risquent que très rarement à suggérer aux familles (de milieu populaire) qui se sont très (trop) fortement auto-sélectionnées qu’elles pourraient viser plus haut, de telle sorte qu’ils entérinent ainsi les inégalités sociales inscrites dans les demandes ; 4) un impact de l’ « offre » scolaire, souvent méconnue, et d’autant plus important que les ressources familiales sont limitées : dans ce cas, on « choisira » plus souvent la filière technique ou universitaire qui minimise les déplacements ; on sera donc d’autant plus dépendant d’une « offre » qui souvent accentue les inégalités de « destin scolaire » avec davantage d’options technologiques dans les zones populaires et davantage d’options académiques rares dans les zones plus favorisées.

Ces phénomènes relèvent à des degrés divers de l’action de l’école, tandis que d’autres renvoient sans conteste au politique. L’école est évidemment interpellée par les inégalités de réussite : en laissant s’accumuler les difficultés scolaires des enfants de milieu populaire, elle rend impossible toute orientation un tant soit peu positive. Dès lors que l’orientation se fonde sur les résultats scolaires, les différentes filières sont de fait ordonnées, et quels que soient leurs préférences et leurs projets, les élèves les plus faibles (qui sont le plus souvent de milieu populaire) sont orientés par défaut dans les filières où personne ne veut aller… La manière la plus efficace de réduire les inégalités sociales d’orientation serait de permettre à tous les élèves d’avoir les moyens de choisir. Une meilleure formation de base permettrait aussi à tous ceux qui ont quitté tôt l’école de reprendre un jour des études. Bref, une orientation plus juste serait une orientation fonctionnant moins sur le mode du couperet.

L’école est aussi évidemment responsable de la manière dont sont organisées l’information et l’orientation : donner du poids aux familles dans les décisions d’orientation apparaît comme un mode de fonctionnement démocratique, mais de fait cela entérine des inégalités sociales d’information. Ces dernières portent notamment sur les informations officieuses accessibles aux seuls initiés, le fait par exemple que choisir une option Latin en 2nde facilite l’orientation vers une voie scientifique, ou encore les facilités que donne le fait de fréquenter tel établissement pour accéder à telle filière recherchée, bref tout ce qui ne peut être écrit noir sur blanc dans une brochure de l’Onisep… Démocratiser l’information est donc un préalable indispensable, sachant qu’il conviendrait aussi de penser l’offre scolaire dans une perspective d’égalisation des orientations : on sait par exemple que les classes préparatoires aux grandes écoles sont plus nombreuses dans les lycées « chics » et que ceci en rend l’accès plus aisé aux élèves de ces établissements.

Mais l’école est a priori plus impuissante face aux stratégies des familles qui, avec des atouts inégaux, cherchent à placer au mieux leur enfant dans des places elles-mêmes inégales. Le sociologue Raymond Boudon l’écrivait dès le début des années 1970 : tant que les familles sont dans des situations inégales, elles vont prendre des décisions inégales parce que leur sensibilité au coût et au risque attachés aux différentes orientations est inégale. Et de fait, un des seuls pays où les inégalités de carrières scolaires ont sensiblement diminué ces dernières décennies est la Suède où, plus que des réformes éducatives, ce sont des réformes sociales allant dans le sens d’une réduction des inégalités entre les familles qui semblent avoir été le levier déterminant.

Des familles moins inégales, mais aussi des positions sociales elles-mêmes moins inégales : comment reprocher aux familles de viser pour leur enfant des professions aux revenus et aux conditions de travail bien meilleures que d’autres ? Comment empêcher la compétition autour des questions d’orientation dès lors que les trajectoires professionnelles qui en découlent sont aussi inégales : accéder à une classe préparatoire à 18 ans garantit un avenir professionnel enviable alors que sortir de l’école à 16 ans vous ferme presque à coup sûr toute possibilité de carrière stable et évolutive... Toutes les mesures visant à développer l’ « égalité des chances » à l’entrée des écoles les plus prestigieuses sont certes intéressantes d’un point de vue symbolique mais elles n’entament que très marginalement les inégalités sociales ; en un double sens : non seulement elles interviennent très tard, alors que les inégalités sociales de réussite ont déjà enlevé toute « chance » aux plus démunis, mais de plus elles renforcent au contraire la légitimité de ces voies d’excellence qui (re)produisent très tôt des inégalités de chances dans la vie entre les jeunes.

Une orientation moins inégalitaire n’est donc qu’une facette parmi les multiples voies possibles pour rendre l’école - et en arrière-plan la société - moins inégalitaires.

Marie Duru-Bellat, sociologue, Sciences-Po, Observatoire Sociologique du Changement.

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Date de première rédaction le 27 novembre 2008.
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