Point de vue

Pour réduire les inégalités à l’école, il faut repenser le rapport au savoir

Pour sortir du débat stérile entre les conservateurs et les pédagogues en matière d’inégalités scolaires, il faut s’intéresser à la façon dont le rapport au savoir se construit à l’école. Par Alain Beitone et Raphaël Pradeau, professeurs de sciences économiques et sociales.

Publié le 13 avril 2017

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Éducation Catégories sociales Système scolaire

Le constat est désormais largement partagé : les inégalités scolaires en France sont particulièrement élevées. Les études nationales et internationales (dont on peut toujours discuter les méthodes) convergent : non seulement le niveau moyen des élèves stagne ou régresse, mais les inégalités se creusent. Plus grave encore peut-être, selon ces enquêtes, la France est l’un des pays où l’origine sociale des élèves influence le plus fortement les inégalités des résultats et des parcours scolaires.

De nombreuses pistes ont été explorées quant à la lutte contre ces inégalités : réduire de façon ciblée la taille des classes, lutter contre la ségrégation voire l’apartheid scolaire, combattre les inégalités économiques (notamment les inégalités d’accès au logement), s’opposer à la logique de concurrence des marchés scolaires (entre établissements). Les pistes d’action sont bien connues, ne manque que la volonté politique.

Il existe une piste rarement évoquée, celle des inégalités d’apprentissage liées à la façon dont le rapport au savoir se construit. Nous avons expliqué ailleurs les méfaits de l’opinion pédagogique dominante aujourd’hui à l’œuvre sous forme de « pratiques interdisciplinaires » et autres « classe inversée » [1]. En rupture avec les idées reçues sur l’éducation, il faut refonder les apprentissages sur le principe « d’égalité des intelligences » et de l’accès de tous les élèves aux savoirs nécessaires à l’autonomie intellectuelle.

Il faut tout d’abord penser l’école pour celles et ceux qui, pour l’essentiel, n’ont que l’école pour apprendre les savoirs formels. Les activités d’apprentissage doivent être conçues pour que l’école fournisse à tous les élèves les moyens de les réussir. Cela suppose de renoncer aux logiques de compétition, de classement, de filières hiérarchisées, de structures de relégation pour élèves en difficulté. L’école doit permettre l’accès aux moyens matériels des apprentissages : ressources bibliographiques, informatiques, culturelles, etc. Elle doit être organisée pour fournir à tous les élèves les étayages, les explications, les pistes de réflexion, les conseils méthodologiques, permettant de franchir les obstacles aux apprentissages.

Il faut ensuite rendre aux savoirs leur légitimité scientifique. Sous prétexte d’esprit critique, on fait comme si tout se valait, on distille une remise en cause de la validité des savoirs qui est intellectuellement démobilisatrice. Sous prétexte de participation des élèves, on accepte des « débats » qui s’inscrivent dans le registre de l’opinion plutôt que dans la logique de la recherche de la vérité [2]. C’est justement parce que tous les discours ne se valent pas que les savoirs sont émancipateurs. Il faut former les élèves au rationalisme critique, combiner refus des discours de sens commun et exigence de rigueur. Il faut rendre aux savoirs leur portée démystificatrice. Il faut mettre en œuvre, dans la pratique ordinaire de la classe, la satisfaction intellectuelle que l’on éprouve quand on parcourt « les sentiers escarpés de la connaissance », comme l’indiquait Karl Marx.

L’éducation doit voir grand. Elle doit confronter tous les élèves au plus haut niveau possible de la pensée dans tous les domaines en l’adaptant à l’âge des élèves. Elle ne doit pas se contenter d’enfermer les élèves dans un savoir du quotidien et du familier mais leur permettre d’éprouver « la saveur des savoirs » [3].

Il faut, dès l’école maternelle et tout au long de la scolarité, engager tous les élèves dans un rapport au langage qui permet l’accès à la pensée conceptuelle et qui permet aux élèves de faire preuve de réflexivité et de recul critique sur la façon dont on manie la langue écrite et orale. Cela suppose de refuser l’allant de soi. Un triangle a trois sommets, mais une montagne un seul : la capitale européenne de la culture n’est pas la capitale d’un pays, etc. Dans chaque cas rencontré, il faut inviter les élèves à ce détour réflexif. Il faut convaincre les élèves, sans arbitraire culturel et sans violence symbolique, que la langue de l’école n’est pas celle de « la vie ». Que cette langue de l’école, qui se rapproche de la langue savante, est l’arme incontournable de l’appropriation des savoirs, qu’elle est accessible à toutes et tous et qu’elle n’est pas réservée à celles et ceux qui en héritent dans leur environnement familial.

L’école repose sur une division en disciplines. Les savoirs sont structurés en disciplines savantes, c’est un fait. L’école est organisée en disciplines scolaires qui mobilisent toujours diverses disciplines savantes. Les élèves ne peuvent s’approprier les savoirs qui figurent dans les programmes d’enseignements et sur lesquels ils sont évalués que s’ils s’approprient la logique des disciplines au sein desquelles ces savoirs prennent sens parce qu’ils s’inscrivent dans un réseau de concepts, de problématiques, de techniques d’investigation et d’exposition. C’est vrai dès l’école primaire, où l’élève doit pouvoir distinguer les activités qui conduisent à des apprentissages en lecture, en mathématiques, en histoire, etc. C’est vrai au collège et au lycée, où l’élève doit savoir que la chimie n’est pas la physique, l’histoire n’est pas la géographie, l’algèbre n’est pas la géométrie, la sociologie n’est pas la science économique, etc. Il faut que chaque tâche, chaque activité, chaque concept soit précisément rattaché à un champ disciplinaire. Le travail sur un texte n’est pas identique si on l’aborde comme une œuvre littéraire, comme un discours philosophique, comme un document historique, etc. Et la maîtrise de ces savoirs disciplinaires est la condition préalable à leur mobilisation croisée éventuelle dans des activités co-disciplinaires.

Il faut aussi assumer la classification des savoirs et le cadrage des activités. Depuis les travaux de Basil Bernstein [4], nous savons que seule la mise en œuvre d’une pédagogie visible est de nature à réduire les inégalités d’apprentissage. Cette pédagogie visible suppose notamment que les activités d’enseignement et d’apprentissage assument la classification des savoirs : distinction entre les savoirs courants, les savoirs d’expérience et les savoirs scolaires, distinction entre les énoncés qui disposent d’une légitimité savante et ceux qui relèvent de l’opinion ou du préjugé, distinction entre le vocabulaire qui désigne des concepts précis et la langue ordinaire de communication ou d’expression.

La classe, comme le champ scientifique, est un lieu où ne peut prévaloir que la force du meilleur argument énoncé dans une langue rigoureuse. De même les activités d’apprentissage des élèves doivent faire l’objet d’un cadrage précis par l’enseignant, en particulier le lien entre les activités et les enjeux cognitifs des apprentissages doivent être explicites. La nécessité pour les élèves de construire progressivement une autonomie intellectuelle n’est pas contradictoire avec une conduite méthodique et organisée des apprentissages, au contraire. Trop souvent, faute d’explicitation des exigences scolaires et de leurs enjeux cognitifs, les enfants des catégories populaires, ceux qui sont les plus éloignés des normes et des implicites de l’école, sont victimes de malentendus : ils croient faire ce qui leur est demandé et pourtant ils ne réalisent pas les apprentissages visés [5].

L’élève ne peut accéder à la maîtrise des savoirs scolaires que s’il s’engage dans une logique d’appropriation de ces savoirs. Cette appropriation suppose donc une restructuration de ses connaissances, de son rapport au monde et aux savoirs. Aucun apprentissage authentique ne peut reposer sur une logique mécanique de répétition. On ne peut pas apprendre en étant intellectuellement passif. Mais cette conception des apprentissages, qui conduit l’institution à recommander aux enseignants de « mettre les élèves en activité », ne doit pas conduire à opposer appropriation et transmission. L’élève ne peut pas redécouvrir tout seul l’ensemble des savoirs produits par l’humanité. Toute activité d’enseignement comporte donc une part de transmission et la relation entre enseignant et élève est toujours en partie verticale. Toutes les injonctions institutionnelles qui demandent aux enseignants de renoncer à transmettre pour adopter une posture d’accompagnement de l’élève dans son tâtonnement et sa démarche spontanée de découverte conduisent à créer et amplifier les inégalités sociales d’apprentissage. Même si des phases d’exploration et d’investigation sont indispensables, l’enseignant est le garant de l’institutionnalisation du savoir, c’est-à-dire de l’explicitation de ce qui a été appris et qui doit être approprié.

Enfin, l’école doit rester l’école. On ne peut justifier la présence des élèves dans l’institution scolaire que si cette institution est au service des apprentissages. Si elle est un lieu qui ne se distingue pas de la vie quotidienne, son existence même ne peut qu’être remise en question. L’école doit donc permettre de s’approprier des savoirs structurés et légitimes. Elle doit assumer et expliciter sa spécificité : elle est une institution qui, dans un langage spécifique et au prix d’activités cadrées, conduit à s’approprier des savoirs qui ne peuvent pas être acquis dans un autre contexte. On apprend à faire du vélo en dehors de l’école, mais on n’apprend pas les mathématiques sur Youtube. On trouve sur ce réseau des dizaines de vidéos qui expliquent la mobilité sociale, mais l’élève, laissé à lui-même, est incapable de discerner celles qui disent justes et celles qui sont remplies de contre-vérités et d’approximations.

Il existe aujourd’hui des courants politiques conservateurs, voire réactionnaires, qui s’opposent explicitement à l’idée même de démocratisation scolaire et qui n’ont à offrir qu’un discours de restauration (retour à la blouse, au lever du drapeau, etc.). Mais, face à eux, le courant favorable à la démocratisation est divisé. Certains mettent en effet l’accent sur l’innovation pédagogique et d’autres sur le rôle central des savoirs. Il nous semble, dans l’intérêt même de l’école et des élèves (et particulièrement de ceux qui sont en échec dans l’école actuelle) qu’il faut sortir par le haut de cette « querelle de famille ». Il est possible et nécessaire, de refonder le fonctionnement de l’école en combinant les apports des mouvements pédagogiques (qui mettent l’accent sur les méthodes d’apprentissage) et les apports des didacticiens (qui mettent l’accent sur les savoirs). Si l’on ne parvient pas à réaliser cette synthèse, le risque est grand de voir s’amplifier les critiques et les ressentiments à l’égard de l’école, ce qui ne manquera pas de faire le jeu des conservateurs ou de ceux qui voient dans la marchandisation de l’éducation la condition de son efficacité.

Alain Beitone, professeur de sciences économiques et sociales (retraité), membre du Groupe de recherches sur la démocratisation scolaire (GRDS) et Raphaël Pradeau, professeur de sciences économiques et sociales, formateur à l’ESPE d’Aix-Marseille, membre du CA d’Attac France.

Photo / © Nazzalbe - Fotolia.com


[1Le débat sur l’école : le camp progressiste doit se battre sur deux fronts’, Alain Beitone et Raphaël Pradeau, Les Possibles n° 11, Attac France, septembre 2016.

[2Le débat en classe peut être très formateur s’il constitue une procédure d’investigation (on parle de « débat scientifique dans la classe ») ou une procédure d’apprentissage des règles du débat démocratique et l’échange public d’arguments. Mais le rôle du professeur est alors essentiel pour discuter ce qui relève de l’opinion ou du préjugé et ce qui relève de l’argumentation rationnelle.

[3Jean-Pierre Astolfi, La saveur des savoirs. Disciplines et plaisir d’apprendre, Paris, ESF, 2008.

[4Daniel Frandji et Philippe Vitale, Actualité de Basil Bernstein. Savoir, pédagogie et société, Presses universitaires de Rennes, 2015.

[5Elisabeth Bautier et Patrick Rayou, Les inégalités d’apprentissage. Programmes, pratiques et malentendus scolaires, Paris, PUF, 2013.

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Date de première rédaction le 13 avril 2017.
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