Point de vue

Obama : au-delà de la question identitaire

Barack Obama vient d’être élu à la présidence des Etats-Unis. Cette élection n’est pas simplement le signe de l’immense chemin parcouru sur le terrain de la lutte contre le racisme ; elle nous montre aussi le poids du social et l’importance de l’éducation dans la construction des trajectoires personnelles. Un point de vue de Patrick Savidan, président de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 7 novembre 2008

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Origines

A juste titre, on fait grand cas de l’élection historique de Barack Obama au poste de Président des Etats-Unis. Ce candidat, dont on dirait, en France, qu’il est « issu de la diversité », impressionne par la rapidité de son ascension, par le professionnalisme manifesté tout au long de cette campagne, par sa puissance et sa justesse oratoire, par le savant dosage de l’émotion et du jugement dont se nourrit chacune de ses interventions [1], par sa hauteur de vues et par sa compréhension fine des dynamiques qui travaillent la société américaine. Tout indique que cet homme-là a le sens des proportions et des dynamiques sociales.

Au-delà de ces constats qui tiennent en un sens à sa personne, son élection nous donne surtout l’occasion de mesurer l’importance que conserve, dans nos démocraties, la fonction symbolique de la représentation. En votant massivement en faveur d’Obama, s’est imposé le sentiment que les Etats-Unis, symboliquement, faisaient un progrès majeur dans l’ordre de la reconnaissance. Ils tournaient définitivement une page de son histoire.

Certains facteurs politiques ont certes joué en faveur de l’équipe de campagne d’Obama : l’héritage calamiteux des deux mandats de G. W. Bush, la division du camp républicain, les erreurs commises lors de la campagne de McCain, au premier rang desquelles le choix de Sarah Palin comme colistière et l’exécrable gestion de son positionnement face à la crise financière et économique. L’élection d’Obama était cependant loin d’être gagnée d’avance. La tâche était difficile. Le pari osé.

Comment obtenir l’élection à cette suprême position d’une personne qui se revendique comme « noire », dans un pays, où il y eut certes déjà de grands élus issus de cette communauté (maires ou gouverneurs, députés ou sénateurs), mais où les discriminations raciales et les déterminants ethniques des inégalités restent globalement très élevés ? Dans un pays où le revenu médian annuel per capita se situe à 28 946 $ pour les Blancs et à 16 629 $ pour les Noirs ? Dans un pays où entre 1968 et aujourd’hui, les inégalités de revenus entre Noirs et Blancs ne se sont réduites que de 3 % ? Dans un pays où, à ce rythme, il faudrait encore attendre 537 ans pour que l’inégalité raciale de revenus soit totalement résorbée [2]. Un pays où le taux de chômage des noirs est le double de celui des blancs. Un pays où, que ce soit sous le rapport des patrimoines ou celui des niveaux de formation, les Afro-américains sont nettement défavorisés. Dans un pays enfin où 49 % de la population carcérale est noire, alors que la communauté afro-américaine ne représente que 13 % de la population totale [3].

Cette victoire électorale signifie-t-elle que toutes ces inégalités sont en passe d’être surmontées ? Que le recul des discriminations rend possible désormais une véritable égalité des chances ? A cette question, il faut apporter une réponse nuancée, en prenant simplement la mesure des particularités de la trajectoire de Barack Obama.

Rappelons tout d’abord que Barack Obama a essentiellement grandi à Hawaï. Or c’est un Etat qui présente la particularité d’avoir une population blanche minoritaire. La principale communauté est d’origine asiatique (près de 50 %), et on compte également un quart de Polynésiens. Ajoutons à cela que - si l’on en croit la concurrence qui fait rage dans la revendication d’une part de ses origines - Obama serait l’individu multiculturel et métissé par excellence. On en a même trouvé pour affirmer que, par sa mère, Obama aurait des racines lointaines plongeant quelque part du côté de... Bischwiller, une petite commune du nord de l’Alsace. Ce type de constat généalogique n’a guère pu influer sur la construction de son identité, reste que son expérience, sur le plan de l’ethnicité, est nécessairement très différente de celles des Afro-américains qui ont si massivement voté en sa faveur lors de cette élection.

Il faut ensuite prendre en compte le fait que, grâce à l’indéfectible soutien de sa famille maternelle, Barack Obama a pu faire d’excellentes études dans des établissements réputés, et notamment à l’école privée Punahou, à Hawaï, où il obtint son diplôme de fin d’études secondaires. Il fit ensuite des études supérieures dans les meilleures universités américaines, l’université Columbia de New York et l’Université de Harvard.

Gardons également à l’esprit que si sa famille est socialement d’origine modeste, elle ne l’est toutefois pas restée. La grand-mère de Barack Obama, Madelyne Dunham, que l’on a souvent présentée comme une simple employée de banque, a terminé sa carrière comme vice-présidente de la Banque de Hawaï. De ce point de vue-là aussi, Barack Obama n’a pas grand chose de commun avec la population afro-américaine moyenne. La trajectoire de son épouse, Michelle Obama, est nettement plus significative : avocate aujourd’hui, elle est issue d’une famille à la situation sociale modeste, qui compte parmi ses ancêtres des esclaves [4].

Dire tout cela ne vise pas à relativiser le mérite d’Obama. Cet événement comporte évidemment une dimension identitaire forte. On ne peut comprendre l’amplitude des réactions, la profondeur des émotions qui se sont exprimées, si l’on ne perçoit pas que - par-delà les considérations relatives au contenu même du programme démocrate - cette conquête politique est aussi, pour une minorité durement éprouvée dans l’Histoire, la conquête d’une visibilité sociale et politique obtenue de haute lutte. Mais, dans un contexte où nous avons bien des raisons de nous réjouir de cette élection, il faut aussi souligner que, par-delà la question ethnique, il y a en outre une formidable démonstration de l’importance des facteurs sociaux dans la construction des trajectoires personnelles. Le parcours de Barack Obama montre clairement que l’éducation et la démocratisation de l’accès aux formations de qualité sont bien les plus sûrs leviers de la lutte contre les inégalités et contre les discriminations.

Cette trajectoire nous offre ainsi l’occasion de réfléchir à ce que peut être l’articulation entre une demande de justice axée sur la reconnaissance et une revendication tournée vers les questions de redistribution. De ce point de vue, il faut prendre acte d’un fait : Obama ne s’est jamais laissé enfermer dans une politique de l’identité et de la différence. Il a su qu’il lui fallait jouer d’emblée le coup d’après : celui de la réconciliation. Stratégiquement, c’était un coup de maître qui, on peut l’espérer, sera suivi d’effets, aux Etats-Unis et ailleurs dans le monde, sur le front de la lutte contre les discriminations. Mais ce n’est pas que cela. C’est aussi une prise de position politique majeure – à laquelle fait écho sa propre trajectoire personnelle – sur la question de l’articulation entre l’approche sociale et l’approche identitaire des inégalités. Il y a bien-sûr des discriminations. Et contre celles-ci il faut lutter vigoureusement. Mais ce combat ne suffit pas à faire une société juste. Il faut aussi s’assurer que chacun ait la possibilité de faire, dans de bonnes conditions sociales, de bonnes études. C’est en portant le regard au-delà de la question de la reconnaissance identitaire (sans la nier), qu’Obama a pu permettre au peuple américain de la surmonter et qu’il se donne les moyens de poser la question sociale dans toute sa complexité. Voilà l’autre leçon que nous enseigne cette élection.

Obama, l’anti-Sarkozy ?

Les deux hommes ont tenu des discours similaires sur la protection des faibles et des victimes des difficultés économiques. Ils ont ensemble analysé mieux que les autres la situation sociale de leurs pays respectifs. La comparaison s’arrête là. Quelle aurait été la réaction de l’opinion publique et des médias américains, si Barack Obama était parti au lendemain de son élection passer quelques jours de repos sur le yacht d’un ami milliardaire ? Un repos pourtant tout autant mérité, puisque l’homme est en campagne depuis deux ans et qu’il ne prendra ses fonctions qu’en janvier… Les deux candidats ont obtenu le vote des couches populaires. Mais le vote Barack Obama est un vote d’avenir et d’ouverture quand le vote Nicolas Sarkozy constituait un réflexe de protection. Le premier a été élu par les jeunes, le second par les plus âgés. Les deux tiers des moins de 30 ans ont voté pour lui (sondage CNN sortie des urnes), contre 47 % pour Sarkozy (sondage CSA sortie des urnes).

Les programmes des candidats sont opposés : quand le premier mise sur la régulation et l’amélioration des services publics, le second réduit la voilure de l’Etat. Alors que Barack Obama a indiqué qu’il élèverait les impôts pour les couches les plus fortunées, Nicolas Sarkozy les a réduits quelques semaines après avoir accédé au pouvoir. En terme d’inégalités, le président américain et le président français ont fait le même constat, mais entraînent leurs pays dans des voies opposées.

LM

[1On peut en juger en relisant, par exemple, son remarquable discours De la race en Amérique (Grasset, 2008)

[2Voir, sur ce point le site inequality.org

[3Voir cette étude.

[4Des éléments sur ce point, surt le site du Washington Post

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Date de première rédaction le 7 novembre 2008.
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