Point de vue

Le clivage entre les élites et le peuple se construit à l’école

Si le mépris entre élite et classes populaires est réciproque, cela s’explique en grande partie par la ségrégation et la sélection qui règnent dans notre système éducatif. Le point de vue de Vincent Troger, maître de conférences honoraire en sciences de l’éducation, extrait du journal Le Monde.

Publié le 21 décembre 2020

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Éducation Catégories sociales Système scolaire Lien social, vie politique et justice

[...] Et si notre école elle-même, et le principe méritocratique qui la fonde, étaient la cause de la rupture entre les élites diplômées et une grande partie de la population ? C’est notamment la thèse défendue depuis longtemps par le sociologue François Dubet, qu’il a approfondie récemment dans un livre écrit avec sa collègue Marie Duru-Bellat dans leur récent ouvrage L’école peut-elle sauver la démocratie ?, Seuil, 2020 (voir leur article « Éducation : il faut donner priorité aux vaincus » sur notre site). Les deux sociologues rappellent notamment que le principe de l’égalité des chances et de la réussite par le mérite scolaire a pour effet que la scolarité est organisée comme une compétition, avec des vainqueurs et des vaincus, et non comme un effort collectif pour assurer la réussite du maximum d’élèves possible. En France, le système d’orientation fonctionne globalement sur une logique d’élimination progressive des élèves qui ne seront pas tous admis à terme dans les filières sélectives de l’enseignement supérieur, celles qui assurent l’accès aux statuts socioprofessionnels les plus privilégiés. Et pour beaucoup d’entre eux, l’échec est précoce.

Les évaluations à l’entrée en CE1 repèrent 14,5 % d’enfants dont le niveau est « insuffisant » ou « fragile » en lecture et 48,4 % qui maîtrisent mal les additions. À l’entrée en 6e, ce sont 17 % des élèves qui n’atteignent pas le niveau minimum requis en français et 31 % en mathématiques. La récente publication de l’étude du cycle des évaluations disciplinaires réalisées sur échantillons (Cedre) sur les mathématiques du ministère de l’Éducation [1] vient confirmer la tendance, avec 54,4 % d’élèves en difficulté dans cette discipline dès le CM2, contre 42,4 % en 2014.

Les enquêtes montrent que ce sont les élèves en difficulté dans le primaire qu’on retrouve parmi les 13,6 % de jeunes qui n’obtiennent pas le brevet des collèges et les 32,6 % qui ne sont pas admis en seconde générale et technologique. À 18 ans, l’ensemble des jeunes Français passent un test de lecture lors de la Journée défense et citoyenneté : 22,7 % d’entre eux sont des lecteurs « médiocres », en « difficulté » ou en « difficulté sévère ». Voilà pour les vaincus de la compétition scolaire, qui représentent donc entre 20 % et 30 % des élèves à la fin de la scolarité obligatoire et qui sont très souvent issus des classes populaires.

Du côté des vainqueurs, la sélection a aussi commencé tôt. À l’entrée en 6e, 11 % des élèves ont une « très bonne maîtrise » du français et des mathématiques, un chiffre qu’on ne peut que rapprocher des 11,7 % de mentions très bien au bac général en 2019. À la fin du secondaire, les gagnants de la compétition scolaire sont 21 % d’une classe d’âge à intégrer une filière d’enseignement supérieur sélective (classes préparatoires, médecine, IUT, écoles d’ingénieurs ou de commerce, instituts de sciences politiques…).

Entre-soi scolaire et social

Or, cette compétition scolaire précoce s’accompagne aussi, depuis plusieurs décennies, d’une ségrégation sociale. L’isolement progressif de quartiers populaires entiers dans les grandes agglomérations, les pratiques de détournement de la carte scolaire par les classes moyennes et aisées que favorise la publication des évaluations des établissements, la montée des prix de l’immobilier dans les centres-villes sont autant de facteurs qui se sont conjugués pour dessiner une géographie scolaire qui isole des zones très favorisées d’un côté et de véritables ghettos de l’autre.

Autrement dit, une proportion significative de nos meilleurs élèves a été très tôt scolarisée, parfois dès le primaire et presque toujours à partir du collège, dans un entre-soi à la fois scolaire et social. Les sociologues de la jeunesse nous disent aussi que les enfants des classes populaires et ceux des classes les plus privilégiées ne se rencontrent que très peu dans leurs loisirs, socialement très différenciés. Il y a ainsi une forte probabilité pour que les 21 % des élèves qui vont intégrer les filières les plus sélectives de notre enseignement supérieur n’aient que très rarement eu l’occasion de rencontrer au cours de leur enfance et de leur adolescence les 20 % ou 30 % les plus faibles. […] L’école massifiée a échoué à assurer la mixité sociale que les pionniers de l’école unique avaient appelée de leurs vœux.

Un jeu truqué

Mais les élites scolaires, qui, en France plus qu’ailleurs, monopolisent les places de pouvoir dans les espaces politique, économique et scientifique, ont rarement conscience des privilèges dont elles ont bénéficié. Car si la grande majorité de ces bons élèves a été très tôt placée dans les meilleures conditions pour réussir, la compétition entre eux n’en a pas pour autant été moins sévère. 20 % ou 30 % de vaincus ont été vite mis hors-jeu. Mais parmi les 50 % restant qui ont suivi des études supérieures sans accéder au Graal des filières sélectives (le 20 % du sommet), il y a eu des compétiteurs sérieux que les plus « méritants » ont écarté.

C’est sans doute la dimension la plus perverse de notre système méritocratique : les gagnants n’ont pas eu conscience que le jeu était en partie truqué en leur faveur puisqu’ils ont dû se battre pour gagner. Ils pensent donc mériter pleinement leur victoire et, surtout, que les vaincus méritent leur défaite.

Le clivage entre les élites et le peuple, si souvent dénoncé aujourd’hui, se construit ainsi à l’école, et c’est la détention du savoir scolaire qui en est devenue le principal facteur. Les vaincus n’ont pas eu d’autre choix que d’accepter l’humiliation de leur infériorité. Mais ils constatent que les vainqueurs, une fois installés dans les postes de responsabilité ou de pouvoir ont bien du mal à comprendre et à résoudre les difficultés du monde contemporain, dont les leurs. À la frustration de leur échec s’ajoute alors le ressentiment à l’égard d’une élite dont le mérite scolaire est discrédité et le discours, perçu comme arrogant.

De leur côté, les « premiers de cordées » ont beaucoup de mal à reconnaître une capacité à raisonner à ceux qu’ils ont toujours scolairement dominés. Les décisions que prennent les anciens bons élèves sont forcément bonnes puisqu’ils ont été certifiés les plus compétents, et ils sont surpris que les anciens élèves médiocres ou moyens ne reconnaissent pas leur talent. De leur côté, ceux qui à l’école ont jalousé la réussite des « bouffons » et des « fayots » de la tête de classe détestent ces décideurs condescendants.

En 1971, dans Une société sans école, Ivan Illich avait rêvé d’une éducation qui refuse la course aux diplômes et privilégie des « réseaux de communication à dessein éducatif, par lesquels seront accrues les chances de chacun de faire de chaque moment de son existence une occasion de s’instruire, de partager, de s’entraider  ». Peut-être devrions-nous le relire.

Vincent Troger, maître de conférences honoraire en sciences de l’éducation
Extrait d’une tribune initialement publiée par le journal Le Monde, le 13 octobre 2020.

Photo / © Arthur Krijgsman

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Date de première rédaction le 21 décembre 2020.
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