Analyse

L’état du mal logement en France

Les pouvoirs publics sous-estiment la crise du logement qui s’étend désormais sur tout le territoire, analyse Patrick Doutreligne (fondation Abbé Pierre). Le nombre de mal-logés ne cesse en effet d’augmenter, touchant de plus en plus de ménages.

Publié le 21 juin 2004

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Modes de vie Logement

Cinquante ans après l’appel de l’Abbé Pierre le 1er février 1954, la situation du logement en France reste une préoccupation majeure. La crise perdure-t-elle depuis cette époque ? Sommes-nous devant un rebond de l’Histoire ? Les causes de la crise actuelle sont-elles différentes ? Y a-t-il des similitudes avec la situation de 1954 ?

Pour la neuvième année consécutive le rapport sur « L’état du mal-logement en France » de la Fondation Abbé Pierre tente de répondre à ces questions en examinant les dimensions historique, sociale, immobilière, territoriale, économique et politique de cette crise du logement. Les salariés de la période des Trente Glorieuses ont-ils bénéficié de l’évolution de l’habitat en termes de confort, de salubrité et d’environnement ?

En février 1954, la guerre est finie depuis plus de huit ans, mais pourtant les conséquences sur le logement sont encore visibles. Près de 2 millions d’entre eux ont été détruits ou endommagés. Cette situation est aggravée par la faiblesse de la construction de l’entre- deux-guerres. Sur le plan démographique, l’augmentation de la population dans les villes s’explique par une accélération de l’exode rural pour rejoindre les entreprises qui font appel à la main-d’œuvre. Ce sera d’ailleurs insuffisant, puisque sera sollicitée, en plus, une main-d’œuvre d’origine étrangère. Le déficit constaté sur l’habitat est alors évalué à 4 millions de logements. Pourtant, la crise n’est pas perçue par le pouvoir politique à la hauteur des difficultés que vit la population. Des associations, des personnalités et la presse de l’époque décrivent régulièrement des situations dramatiques, la prolifération de taudis, et bientôt, à cause d’un hiver particulièrement rigoureux, des enfants et des adultes meurent de froid, faute d’être logés.

L’effort de construction est chaque année différé au profit de la relance industrielle et économique, d’autant qu’aucun dispositif financier n’a encore été mis en place en termes d’aides à la pierre. Évidemment, les ouvriers sont les plus mal lotis. Ils arrivent pour partie de la campagne et n’ont de choix pour leur habitat que de se rabattre sur la partie du parc immobilier la plus dégradée et, en tout cas, la moins confortable. Quant aux travailleurs immigrés que le patronat est allé chercher, ils ne bénéficient parfois que des bidonvilles à la périphérie des villes.
Cette description du contexte permet de mieux comprendre l’impact de l’appel de l’Abbé Pierre sur l’opinion publique. Près de 50 % de la population peut être considérée comme mal logée à cette époque. La prise de conscience, la mobilisation, « l’insurrection de la bonté », comme la nommeront les journaux de l’époque, permettront enfin de débloquer cette situation. En quelques années, le rythme de construction passera de 100 000 logements par an à 300 000 en 1958 et à 550 000 en 1973. Des outils sont créés tel que le 1% logement (en 1953) afin de financer le logement des salariés. Finalement au milieu des années 1970, le déficit est globalement résorbé.


L’évolution de la crise actuelle

Au cours de ces cinquante années, les politiques du logement ont permis de développer l’offre sur tous les segments du marché immobilier et d’améliorer globalement les conditions d’habitat et de confort. Pourtant, ces mêmes politiques éprouvent aujourd’hui des difficultés à faire face à cette nouvelle crise. Le déficit de logements est moins dramatique, même s’il est actuellement estimé à 600 000. Toutefois le mal-logement, qui englobe les conditions de vie des sans-abri, le logement inconfortable ou insalubre, et les situations d’hébergement provisoire qui s’éternisent, concerne encore plus de 3 millions de personnes. La crise actuelle est donc d’une autre nature que celle de 1954. Si la pénurie de logements reste primordiale, c’est surtout le décalage entre les caractéristiques de l’offre et de la demande qui révèle la dimension des problèmes présents et à venir. Et cela semble à nouveau sous-estimé par les pouvoirs publics.

Cette pénurie, d’une part, et cette absence de prise de conscience, d’autre part, entraînent une évolution extrêmement préoccupante, sur laquelle les personnes qui sont sur le terrain ont été les premières à alerter : élus locaux, associations et travailleurs sociaux, « les nouveaux fantassins de la République », comme nous les avons dénommés dans le rapport. Leurs auditions, en région parisienne comme en province, dans le cadre de la préparation de celui-ci, ont révélé des préoccupations telles qu’elles sont parfois proches de la révolte, voire du découragement. Comment un travailleur social qui passe des heures et des jours à chercher une solution de logement pour une famille et qui, en fin de journée, et en désespoir de cause, appelle lui-même le 115 pour un hébergement d’urgence, peut-il évoquer la possibilité d’effectuer un quelconque travail social ? Quel type d’accompagnement peut-il mettre en place ? Quelles perspectives et quel projet social et familial peut-il aider à élaborer dans ces conditions ?

Qui est touché par cette crise ?

Ce sont d’abord les ménages pauvres qui sont concernés car ils ne trouvent plus à se loger. Leurs ressources, provenant partiellement du travail, mais aussi des prestations sociales, sont insuffisantes pour leur permettre d’accéder à un autre logement que dans le parc social, surtout s’ils vivent en milieu urbain. Au-delà de cette population pauvre ou défavorisée, que nous soutenons depuis la création de la Fondation, de nouvelles catégories de populations sont affectées par cette crise. Les ménages de salariés modestes, et même ceux qui disposent de revenus moyens, sont désormais écartés de l’accès au logement dans les zones d’habitat les plus tendues, qui ne sont pas seulement concentrées en région parisienne, mais aussi dans pratiquement toutes les grandes villes de France, et dans de nombreuses villes moyennes. La fragilisation de leur situation professionnelle, le faible montant des revenus de leur travail les contraignent soit à se « rabattre » sur des solutions d’habitat inadaptées à leur situation (centres d’hébergement, parc très inconfortable...), soit à s’éloigner de plus en plus des zones centrales d’habitat urbain.

Aux ménages pauvres et aux salariés modestes, il faut bien sûr ajouter les jeunes contraints à la cohabitation familiale ou générationnelle, ainsi que les populations étrangères ou issues de l’immigration. Ces dernières, du fait de leur moindre qualification professionnelle, sont globalement nettement plus pauvres que la moyenne. Elles sont aussi victimes de phénomènes de discrimination qui les cantonnent aux secteurs les plus dégradés et les moins attractifs, tant dans le parc public que dans le parc privé.

Cette aggravation de la situation est perçue par un nombre croissant de personnes. Le sondage réalisé par la Sofres en novembre 2003 à notre demande laisse en effet apparaître que 5 Français sur 6 jugent que la situation du logement là où ils résident est mal traitée. On notera par ailleurs que 68% d’entre eux connaissent dans leur entourage des personnes confrontées à des difficultés de logement, et que 40 % considèrent que celles-ci se sont détériorées au cours des dernières années.

Où se situent géographiquement les formes de mal-logement ?

Les éclairages régionaux que la Fondation a apportés dans ses précédents rapports annuels nous permettent d’affirmer qu’à l’évidence le mal-logement sévit partout en France. Les particularités d’un territoire peuvent expliquer des tensions accentuées liées à l’attractivité de certaines régions (montagne, littoral, expansion économique, richesse du terroir, climat, zone frontalière...). Néanmoins, en dehors de quelques zones très nettement délimitées, la pénurie de logements à loyers abordables est une réalité sur l’ensemble du pays, et la pression qui s’exerce sur le parc HLM (Habitat à loyer modéré), tout comme la situation des structures d’hébergement et d’urgence, témoignent de la diffusion de la crise. Nos études nous en démontrent les conséquences. Celle-ci est liée à l’interdépendance qui caractérise les territoires, du fait des systèmes de compensation qui existent entre les régions au marché très tendu et celles qui subissent le déversement du trop-plein de la demande.

Ce phénomène éclaire les incidences de relégation forcée dans un certain type d’habitat ou dans un quartier aux conditions de vie fortement dégradées, qui frappe toute une partie de la population. Cette constitution de micro-territoires de l’exclusion ou l’émergence de quartiers d’exclusion sociale amplifie la crise de société sous-jacente aux disparités territoriales et à la spécialisation des espaces.


Des perspectives alarmantes

La dimension économique de la crise du logement démontre que le seul recours au marché et à l’initiative privée se heurte aux limites de son propre intérêt. Face à cette injustice, l’intervention publique est indispensable pour orienter l’offre vers la satisfaction de la demande. Or, celle-ci semble avoir perdu de vue, dans l’octroi des aides, son objectif premier : la correction des mécanismes de ségrégation et de formation des exclusions. Le pouvoir politique est attendu lorsqu’un déséquilibre quantitatif et qualitatif existe entre l’offre et la demande, et que, comme c’est le cas actuellement, les besoins en logement ne sont pas satisfaits. La politique économique du logement a toujours été confrontée à la difficulté de respecter les principes d’annuité budgétaire, alors qu’il s’agit d’un secteur où la dimension de la perspective à moyen ou long terme est indispensable. Même si l’État a réduit le volume global de ses interventions depuis vingt ans, il est paradoxal de mesurer aujourd’hui que le secteur du logement est devenu durablement excédentaire pour le budget de l’État. Dans ces conditions, on ne saurait accepter que l’effort de la collectivité sur ce secteur soit en régression, même en faisant abstraction des conséquences sociales décrites précédemment.

Le monde du travail, par le biais du patronat et des syndicats, a d’ores et déjà pris acte de la crise du logement et a prôné de nouveaux outils d’intervention dans la politique de l’habitat. La sauvegarde du 1% logement des appétits du ministère des Finances en a été la première étape. Ensuite, les nouveaux produits comme le Loca-pass ou le Pass-travaux ont permis une adaptation du 1% au contexte. Enfin, la création de la Foncière vient parachever le nouveau positionnement des partenaires sociaux dans cette ambition d’apporter des réponses concrètes et, si possible, adaptées à cette crise. Cela atteint en priorité les défavorisés, mais aussi la majeure partie des salariés modestes qui cherchent à se loger.

Le choix a été fait de produire des logements sociaux sur une règle de trois tiers. Un tiers pour les plus ménages aux ressources les plus modestes (le plafond de ressources est à la hauteur de 25% de la population), un tiers pour les ressources modestes (plafond à 65% de la population potentiellement concernée), et un tiers pour les revenus intermédiaires (plafond situé à 80% de la population). Cette orientation permet de répartir les efforts pour les différentes catégories de public et de besoins et d’intervenir dans les politiques de la ville et de rénovation urbaine.

À l’aube de la décentralisation, l’analyse historique, sociale et économique que nous présentons dans le rapport rappelle que l’intervention publique de l’État dans le domaine du logement a été longue à se forger pour qu’enfin une production importante soit mise en place. Que peut-on attendre de la décentralisation pour la mise en œuvre effective du droit au logement ? Sans mesures spécifiques, sans engagement fort et durable de l’État au niveau politique et financier, elle nous paraît davantage un risque qu’une véritable chance pour corriger les dysfonctionnements actuels : miser sur la proximité sans y associer les moyens nécessaires et sans objectif clairement énoncé d’un accueil de toutes les composantes de la population soulève plus d’inquiétude que d’espoir. La législation sur les relations entre propriétaires et locataires, jugée globalement équilibrée, n’a pas pu s’effectuer dans la totalité des logements. La mise en place, dans les années 1990, de mesures spécifiques pour les plus défavorisés (loi Besson du 31 mai 1990, loi de lutte contre l’exclusion de 1998), a permis l’inscription progressive, mais encore insuffisante, d’un droit au logement dans les textes. Cependant, le contexte du début du nouveau siècle est différent. La pénurie de logements a ressurgi. L’inadéquation entre la production d’une offre, pourtant non négligeable au niveau quantitatif, et une demande plus modeste au niveau des ressources que l’offre disponible, est très préoccupante. Or, depuis la loi de Solidarité et de renouvellement urbains de 2000, qui à travers son article 55 a imposé 20 % de logements sociaux aux communes d’une agglomération (mesure menacée dans les débats parlementaires), n’apparaît aucune mesure visant à corriger ces dysfonctionnements et ces décalages.

Certaines dispositions, comme l’abandon d’une contrepartie sociale à l’investissement immobilier dans le parc privé, avec la suppression des contraintes sur les ressources des locataires et la fixation de loyers proches voire supérieurs aux prix du marché, nous apparaissent même comme des signaux d’aggravation.

Le décompte « officiel » de logements sociaux intègre des logements dont le coût est inaccessible pour des revenus modestes. Il s’agit davantage de logements intermédiaires, indispensables certes, mais dont le développement ne doit pas se faire au détriment du logement social. L’augmentation réelle du nombre de logements sociaux est en recul, ou au mieux en stagnation, et ne représente que la moitié des besoins estimés.

Cet engagement trop faible est encore aggravé par les mesures de la politique de la ville, qui envisagent des destructions massives (200 000 logements), sans que cette perte soit compensée par des constructions sociales.

Enfin, les dernières décisions budgétaires annoncées sont inquiétantes, puisque les restrictions ont déjà touché ou vont aussi impacter les aides sociales liées au logement (baisse des aides personnalisées au logement, diminution des crédits du Fonds de solidarité logement, des aides aux associations, en particulier au niveau des aides à la médiation locative et de l’allocation logement temporaire).

Il nous faut reprendre le chemin emprunté par l’Abbé Pierre en 1954, susciter la prise de conscience, l’indignation, voire la colère, face à cette nouvelle catastrophe nationale qui s’annonce. Le monde du travail, les syndicats, les salariés en général sont concernés car la problématique de l’habitat redeviendra un problème majeur pour les salariés et leurs enfants. En effet, si la majorité des Français s’estime bien logée, l’évolution actuelle ne permettra pas à la génération à venir d’avoir le choix de son habitat à l’exception d’une minorité de privilégiés.

Cet article est extrait de la revue de la CFDT, janvier-février 2004.

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Date de première rédaction le 21 juin 2004.
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