Analyse

Comment les inégalités mènent aux emplois domestiques

Jean-Louis Borloo veut développer les emplois domestiques par le biais de réductions d’impôts. Jean Gadrey, économiste, université de Lille-I, montre comment leur développement repose sur les inégalités de revenus.

Publié le 23 novembre 2004

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Revenus Emploi

Dans une économie de services (celle des Etats-Unis) où les 10 % les plus riches ont des revenus plus de 17 fois supérieurs à ceux des 10 % les plus pauvres, l’intérêt économique personnel (rapport entre l’utilité estimée du service et le prix payé) qu’il y a pour les plus riches à se « faire servir » par des gens qui gagnent 17 fois moins qu’eux est énorme. [1]

Les inégalités de revenus ne créent pas seulement des inégalités de consommation et de patrimoine. Elles rendent très peu coûteux tous les services peu qualifiés (et encouragent ainsi leur expansion), parce que le coût relatif de ces services est plus ou moins indexé sur les salaires les plus faibles, qui sont aussi (avec les minima sociaux) les revenus les plus faibles.
L’intérêt des plus riches à bénéficier de multiples services personnels (qu’ils soient fournis dans des rapports de gré à gré, ou, cas bien plus important, par des entreprises) est évidemment bien plus faible dans une économie nordique, où le rapport « interdécile » précédent n’est que de 5,3. Si l’on ne se limite plus aux extrêmes (les 10 % du haut et du bas), et que l’on retient les 20 % du haut et du bas, le « rapport interquintile » des revenus reste énorme aux Etats-Unis (il vaut 9,0). Il n’est que de 3,6 environ dans les pays nordiques. Ce seul fait constitue, dans tout pays très inégalitaire, une considérable incitation économique au développement de services marchands personnels, domestiques, commerciaux, de livraisons à domicile, de restauration, etc.

À l’inverse, la domination de conventions égalitaires est un frein évident à la création d’emplois pour ce genre de services. Les pays les plus égalitaires ont évidemment besoin d’hôtels et de restaurants, de commerce de détail, de certaines livraisons à domicile, etc. Mais, compte tenu des conventions d’égalité [2] (notamment salariales) qui y dominent, les choix qui y prévalent vont dans le sens 1) d’une limitation de ces services au « strict nécessaire » (une notion elle aussi conventionnelle) ; 2) d’une organisation moins intensive en main-d’œuvre peu qualifiée (et plus intensive en capital et en personnel qualifié) pour ceux de ces services qui s’y prêtent ; 3) de la quasi-inexistence de toute une série de « petits boulots de service » pour des fonctions que les consommateurs ont tout intérêt à remplir eux-mêmes, ou qu’ils ne sont pas habitués à valoriser.

Il n’y a pratiquement pas de femmes de ménages en Suède (ni de nombreux autres services personnels et domestiques fonctionnant sous le régime des « particuliers-employeurs », si répandu aux Etats-Unis, mais assez présent aussi en France), essentiellement parce qu’il n’y a ni offre, ni demande. Ni offre : les femmes suédoises ont d’autres projets professionnels que des emplois de gré à gré sans perspectives, et elles ont des possibilités de les faire aboutir. Et les étudiants qui travaillent pendant leurs études (essentiellement durant les congés scolaires) ont eux aussi de bien meilleures opportunités que ces petits boulots, d’autant qu’ils ont pour la plupart des revenus élevés pendant leurs études (1500 euros par mois), en raison d’un système d’allocations très favorable (emprunts subventionnés par l’État, remboursables tout au long de leur vie active dans des conditions très intéressantes). C’est un droit qui n’est pas assorti de conditions de ressources des parents. Ni demande : à supposer que des sociétés de services personnels proposent de tels services domestiques marchands, leur coût horaire serait exorbitant (autour de 20 euros compte tenu des niveaux des salaires et des charges) au regard des normes américaines et même françaises, mais aussi compte tenu de la faiblesse des écarts de revenus. Comme par ailleurs des services publics de bonne qualité existent en matière de gardes d’enfants et d’aide (professionnelle) à domicile aux personnes âgées (...), les « emplois de serviteurs » sont quasiment inexistants.

Par ailleurs, l’existence de fortes inégalités de revenu conduit aussi à ce que les services aux ménages, et certains services sociaux, fonctionnent de façon dualiste, « à deux vitesses », avec un pôle de services sophistiqués que peuvent se payer les consommateurs les plus riches, et un pôle de services à bas prix et de faible qualité pour les clients modestes. La segmentation sociale de la production et du marché est alors très prononcée dans les services des hôtels, des restaurants, des loisirs, de la culture, et même de la santé, de l’éducation et de la justice lorsque ces services sont devenus largement marchands. Les Etats-Unis sont le seul pays développé où la part des dépenses privées de santé l’emporte sur celle des dépenses publiques (55 % contre 45 %). Partout ailleurs, pour les pays qui nous intéressent, cette part est comprise entre 15 % et 30 %, selon le Pnud. Autre exemple : le coût d’une année d’études dans une grande université privée américaine, comme Princeton, frais d’inscription et hébergement compris, se situe entre 28 000 et 30 000 dollars. Dans une université privée moins prestigieuse, cela reste de l’ordre de 20 000 à 25 000 dollars. Autant dire que, même avec un système de bourses assez développé pour les étudiants de milieux modestes, ce « service » reste inaccessible à un grand nombre de ses usagers potentiels, qui devront soit s’en passer, soit se tourner vers des universités publiques moins prestigieuses (qui ne sont pas gratuites d’ailleurs, tant s’en faut).
Le dualisme de la nature des services produits accompagne et renforce alors le dualisme des emplois de service et permet de comprendre la multiplication d’emplois de non professionnels et de personnel non qualifié, peu payé et peu formé, dans les services aux personnes et les services sociaux.

Ce texte est tiré de : Socio-économie des services, coll. Repères, éd. La Découverte, nouvelle édition 2003. Voir le site de cette collection.

Photo / © Janis Smits - Fotolia.com


[1Dans le chapitre du livre dont ce texte est extrait, il est montré que les inégalités entre les hommes et les femmes ont un rôle semblable

[2Conventions nationales d’égalité : conception générale qui domine dans un pays, à un moment donné de son histoire, quant au degré acceptable ou inacceptable des inégalités économiques

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Date de première rédaction le 23 novembre 2004.
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