Proposition

Comment démocratiser enfin l’accès aux grandes écoles ?

Les grandes écoles ne s’ouvrent pas aux élèves d’origine modeste. Il faut améliorer l’estime de soi des élèves défavorisés et mieux informer les lycéens. Les mesures de discrimination positive doivent aussi être évaluées et généralisées. Propositions de l’économiste Julien Grenet.

Publié le 25 mai 2022

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Éducation Catégories sociales Système scolaire

De nombreux dispositifs d’« ouverture sociale » ont été mis en place par certaines grandes écoles pour diversifier le profil de leurs étudiants : programmes de parrainage et d’accompagnement de lycéens d’origine sociale défavorisée, voies d’admission parallèle, aides financières et soutien en faveur des étudiants boursiers sur critères sociaux. Pourtant, la base de recrutement de ces institutions d’élite est restée très étroite et n’a guère évolué au cours des quinze dernières années. Ce constat d’échec invite à repenser les leviers qui pourraient être mobilisés pour démocratiser le recrutement des filières sélectives et favoriser une plus grande diversité sociale des élites.

Les étudiants issus de catégories socioprofessionnelles très favorisées (parents cadres supérieurs et assimilés, chefs d’entreprise, professions intellectuelles et professions libérales) représentaient 64 % des effectifs des grandes écoles en 2016-2017, alors que seulement 23 % de l’ensemble des jeunes de 20 à 24 ans étaient issus de ces catégories sociales. À l’inverse, les étudiants des grandes écoles n’étaient que 9 % à être issus de catégories sociales défavorisées (ouvriers et personnes sans activité professionnelle), contre 36 % parmi l’ensemble des jeunes de 20 à 24 ans. Dans les 10 % des grandes écoles les plus sélectives, la part des étudiants d’origine sociale très favorisée atteint presque 80 %.

Le recrutement géographique des grandes écoles apparaît également très concentré, particulièrement dans les plus sélectives. Alors que 3 % des lycéens sont scolarisés à Paris et 16 % dans les autres départements d’Île-de-France, 8 % des étudiants des grandes écoles ont passé leur baccalauréat à Paris et 22 % dans des lycées franciliens. Dans les 10 % des écoles les plus sélectives, ces proportions s’élèvent respectivement à 17 % et 24 %.

Les grandes écoles se caractérisent enfin par une forte sous-représentation féminine. En 2016-2017, les femmes constituaient 55 % des effectifs des formations de niveau bac + 3 à bac + 5 mais seulement 42 % des effectifs des grandes écoles et 37 % dans les plus sélectives. Cette sous-représentation est particulièrement marquée dans les écoles d’ingénieurs (26 % de femmes) alors que les écoles de commerce présentent, en moyenne, une répartition équilibrée selon le genre.

Ce qui se passe avant

Les inégalités d’accès aux grandes écoles selon le milieu social, l’origine géographique et le genre sont largement dépendantes, en amont, de l’accès inégal aux formations de premier cycle qui y préparent : les classes préparatoires (CPGE) et les écoles postbac (comme les instituts d’études politiques ou certaines écoles d’ingénieurs). Or, les inégalités d’accès à ces filières ne s’expliquent qu’en partie par les écarts de notes entre les groupes considérés : ils sont à l’origine de moins de la moitié des inégalités sociales d’accès aux CPGE et écoles postbac et moins de 20 % des inégalités géographiques d’accès. A fortiori, les performances scolaires ne contribuent aucunement à expliquer la sous-représentation des femmes dans ces établissements puisqu’elles sont surreprésentées parmi les très bons élèves au lycée. Ces inégalités renvoient donc principalement à d’autres facteurs : freins d’ordre socio-culturel et psychologique, manque d’information pour certains élèves en matière d’orientation ou encore barrières financières et géographiques.

Une part importante des différences de taux d’accès aux filières sélectives est liée au fait qu’à performances scolaires comparables, les élèves effectuent des choix d’orientation différents selon leur milieu social, leur origine géographique et leur genre. Parmi les facteurs qui contribuent à ces écarts, il convient de distinguer ce qui relève de l’influence de l’environnement familial et scolaire sur les choix d’orientation des individus, ce qui relève de l’information dont ils disposent, et enfin des contraintes auxquelles ils sont confrontés dans leurs choix. Ces facteurs appellent en effet des modalités d’intervention différentes.

La recherche a montré que certaines formes d’interventions peuvent fortement atténuer l’influence des stéréotypes associés à l’origine sociale ou au genre sur les choix d’orientation, qu’il s’agisse des politiques visant à renforcer l’estime de soi [1] et le sentiment d’efficacité des élèves d’origine modeste, ou, pour lutter contre la sous-représentation des filles dans les filières scientifiques, d’interventions en classe s’appuyant sur des modèles de réussite féminins.

Par ailleurs, l’extrême complexité, voire l’opacité, de l’offre de formation proposée par les filières les plus sélectives crée un fossé culturel entre les familles disposant d’une bonne connaissance du système et les familles plus « éloignées » de l’école. Il est impératif de fournir aux lycéens une information transparente sur les perspectives professionnelles associées aux différentes formations (taux d’emploi, niveaux de salaires attendus) sur la base de statistiques calculées à partir des sources administratives dont on dispose aujourd’hui. Informer les élèves de milieux défavorisés à fort potentiel scolaire, mais qui manquent d’informations du fait du contexte dans lequel ils évoluent, par exemple au moyen de courriers personnalisés présentant les débouchés des formations sélectives et les aides financières auxquelles ils peuvent prétendre, constitue une approche prometteuse.

Pour élargir la base de recrutement des filières sélectives, il faut également limiter les barrières financières en revalorisant les bourses sur critères sociaux et en exonérant totalement les étudiants boursiers des frais de scolarité. Pour réduire la fracture géographique, il est nécessaire de rééquilibrer l’offre de formation sur le territoire national, de rendre anonyme le lycée d’origine dans les dossiers des candidats aux classes préparatoires et de revaloriser les aides à la mobilité.

Discrimination positive

Au-delà des leviers précédemment mentionnés, le débat sur la démocratisation des filières d’élite ne peut faire l’économie d’une réflexion plus générale sur la place à accorder aux politiques dites de « discrimination positive ». La diversification du recrutement des grandes écoles passe nécessairement par celle de leur principal vivier : les classes préparatoires. Tant que ces dernières accueilleront à peine plus de 10 % d’étudiants de milieux sociaux défavorisés, les dispositifs de discrimination positive qui pourraient être mis en œuvre à l’entrée des grandes écoles n’auront qu’un impact limité sur leur composition sociale effective. Les quotas qui ont été mis en place depuis 2018 dans le cadre de la procédure Parcoursup pour favoriser l’accès des étudiants boursiers aux filières sélectives apparaissent comme une voie prometteuse, à condition de relever sensiblement les taux appliqués (ils sont aujourd’hui calculés en fonction de la part des boursiers parmi les candidats, qui dépasse rarement 10 %) et de les étendre à l’ensemble des formations de l’enseignement supérieur public, mais aussi privé. Sur le modèle des quotas de boursiers, des taux planchers déterminés en fonction de l’origine géographique des candidats pourraient également être envisagés pour favoriser une plus grande équité territoriale dans l’accès à ces filières.

Plus généralement, l’ampleur des inégalités d’accès aux grandes écoles pose la question de la pertinence du dualisme de l’enseignement supérieur en France qui, en séparant la formation des élites de la formation universitaire et technique, fait figure d’exception à l’échelle internationale. En attendant d’arriver à une véritable unification, la multiplication des passerelles entre université et grandes écoles et le développement de formations universitaires d’excellence permettant une spécialisation progressive en premier cycle apparaissent comme des leviers indispensables pour limiter la reproduction sociale des élites.

Pour endiguer le repli des grandes écoles sur elles-mêmes, il paraît plus que jamais nécessaire de substituer au foisonnement d’initiatives locales la mise en œuvre de politiques volontaristes s’appuyant sur des expérimentations menées à grande échelle et donnant lieu à une évaluation rigoureuse de leurs effets, afin de déterminer la pertinence de leur éventuelle généralisation.

Julien Grenet
Économiste, directeur de recherche au CNRS, professeur associé à l’École d’économie de Paris et directeur adjoint de l’Institut des politiques publiques. Il est l’auteur notamment du rapport Quelle démocratisation des grandes écoles depuis le milieu des années 2000 ? avec Cécile Bonneau, Pauline Charousset et Georgia Thebault, Institut des politiques publiques, 2021.

Texte extrait de Réduire les inégalités, c’est possible ! 30 experts présentent leurs solutions, sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, Observatoire des inégalités, novembre 2021.

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Réduire les inégalités, c’est possible ! 30 experts présentent leurs solutions, sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, Observatoire des inégalités, novembre 2021.
128 pages.
ISBN 978-2-9579986-0-9
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[1Voir « Inégalités scolaires : ce qui se joue dans la classe », Sébastien Goudeau, Observatoire des inégalités, 24 novembre 2020.

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Date de première rédaction le 25 mai 2022.
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