Analyse

Combien compte-t-on de personnes sans domicile fixe en France ?

Combien compte-t-on de personnes sans domicile fixe en France ? Il est très délicat d’estimer la taille d’une population hétérogène et mobile. L’enjeu est d’abord d’obtenir des données locales précises. Une analyse de Julien Damon, sociologue.

Publié le 8 septembre 2020

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Revenus Modes de vie Logement Pauvreté

Les estimations sur le nombre de sans domicile fixe se sont multipliées depuis les années 1980, reposant majoritairement sur le travail des associations. Les chiffrages se sont longtemps situés dans une large fourchette de 100 000 à 800 000 personnes. Ces estimations mélangeaient généralement les personnes qui restaient sans-abri toute l’année et celles qui l’étaient ponctuellement. L’affaire n’est pas simple : les SDF, mobiles dans les villes, parfois cachés pour se protéger, échappent aux enquêtes traditionnelles, construites sur la notion de ménages logés.

Des techniques plus assurées ont ensuite été utilisées, en particulier par l’Insee et l’Ined (Institut national d’études démographiques) dans le cadre de vastes enquêtes. L’Insee a ainsi réalisé par deux fois au niveau national, en 2001 et en 2012, une enquête approfondie auprès des « sans-domicile ». Statisticiens et démographes désignent ainsi les personnes se trouvant à la rue ou dans des hébergements pour individus et ménages qui sinon seraient à la rue.

Ces deux investigations ne visaient pas le recensement des personnes mais l’étude des caractéristiques et trajectoires des sans-domicile. Des chiffres en sont sortis. Près de 90 000 personnes en 2001, plus de 140 000 en 2012 [1]. On y trouve des sans-abri, mais aussi des personnes qui utilisent des solutions très diverses, qui vont de l’hébergement d’urgence pour une nuit jusqu’à des logements gérés par des associations, en passant par des centres pour demandeurs d’asile ou des centres d’insertion où il est possible de résider plusieurs mois.

Les sans-abri, complètement à la rue, représentent d’après l’Insee environ un dixième de la population globale des sans-domicile. Il n’y aurait donc pas 140 000 sans-abri en France, comme on le lit parfois, mais une dizaine de milliers, qui correspondent à l’image que l’on a généralement des SDF dans l’espace public. Il ne s’agit pas de minimiser le caractère scandaleux de ce problème dans un pays riche mais de le ramener à sa réelle proportion. Même s’ils sont moins nombreux qu’on ne le pense généralement – tout réside dans l’ambiguïté du terme « sans domicile » –, ils n’en sont pas moins très visibles. Pour le dire métaphoriquement, ils sont la partie émergée de l’iceberg, donnant au problème du mal-logement son visage le plus connu, mais pas le plus répandu.

Qui a été SDF une fois dans sa vie ?

Au-delà de cette seule partie émergée, et pour tenter de mesurer la totalité de cet iceberg, une manière de saisir l’importance de la question SDF consiste à raisonner en flux. Plutôt que de chercher à savoir combien de personnes sont, un soir donné, sans-domicile, une autre option est de tenter de savoir combien de personnes l’ont été au cours de leur vie. Là encore, les chiffres disponibles, saisissants, ont été produits par l’Insee.

Ainsi, en métropole, on estimait que 2,5 millions de personnes ayant en 2006 un logement personnel en avaient été privées au moins une fois dans le passé : les trois quarts d’entre elles avaient été hébergées par un tiers, 14 % dans un service d’hébergement, 11 % avaient dormi dans un lieu non prévu pour l’habitation. Au total, donc 540 000 personnes, en 2006, auraient connu la rue ou les services d’hébergement. Dit autrement, 1 % environ de la population en France avait déjà été dans une situation de « sans-domicile ».

L’Insee a répété l’exercice en 2013. Il en ressort que 5,3 millions de personnes (deux fois plus qu’en 2006) ont connu au cours de leur vie un épisode sans logement personnel. Près de 10 % des individus vivant en France auraient donc été, à un moment de leur vie, dans cette situation. Le chiffre est à peu près le même dans des enquêtes canadiennes du même type. En France, les trois quarts des personnes ayant connu une telle période ont alors été accueillies par la famille ou des amis. Mais 866 000 autres ont connu une situation de « sans-domicile », ce qui correspond en fait à 2 % de la population en âge d’être comptabilisée.

Sans logement personnel, sans domicile ou sans-abri ?
Plusieurs termes définissent le mal logement extrême. Il y a d’abord les personnes « sans logement personnel », dont la grande majorité est hébergée chez un tiers. Ensuite, il y a les « sans-domicile » : c’est le nom donné par l’Insee. Parmi ces sans-domicile, on distingue les « sans-abri » qui vivent à la rue et ceux qui sont ont été hébergés ou logés par une association ou une structure sociale [NDLR].

Les défis du comptage des sans-abri

Recenser ceux qui vivent à la rue se révèle un exercice très compliqué. Il n’est pas simple –pratiquement, éthiquement, politiquement – de dénombrer les sans-abri vivant dans l’espace public. Pratiquement, des moyens sont nécessaires pour quadriller avec des enquêteurs l’intégralité d’un territoire et pénétrer dans des endroits parfois périlleux (friches, campements et squats). Éthiquement, il faut se demander par exemple s’il est légitime de réveiller une personne endormie dans la rue pour lui soumettre un questionnaire. Politiquement, les résultats sont relativement sensibles : un chiffre trop faible conduit le secteur associatif à affirmer que les experts minimisent le problème ; un chiffre trop élevé peut effrayer le décideur, appelé à intervenir et à dépenser davantage. La démarche d’enquête est donc semée d’embuches, dans sa préparation, sa réalisation et sa valorisation. Rien ne dit que l’ensemble des individus rencontrés correspond bien à la totalité des personnes sans-abri.

Afin de produire un chiffre vraisemblable, la mairie de Paris a innové, en mobilisant ses ressources professionnelles et les ressources bénévoles des Parisiens. Ainsi, pour une première opération globale de décompte, dans la nuit du 15 au 16 février 2018, 350 équipes de volontaires, composées de professionnels du social et de 1 700 bénévoles, ont-elles sillonné les rues de Paris, de 22 heures à 1 heure du matin, pour aller à la rencontre des sans-abri et mener un décompte anonyme, aussi exhaustif et objectif que possible.

L’opération, de grande ampleur, s’est appuyée sur des cartographies permettant d’attribuer un périmètre strict à chaque équipe. Les sans-abri ne sont pas uniquement dans la rue, mais aussi dans des parkings, des gares, des stations de métro ou les salles d’attente des urgences des hôpitaux. La SNCF, la RATP, mais aussi les gestionnaires de parkings et l’AP-HP (hôpitaux publics de Paris) ont été associés à la démarche et au comptage. Cette nuit-là, on a dénombré quelque 2 000 personnes sans-abri dans les rues de Paris, 738 dans des lieux comme les gares et les parkings, 189 dans les bois de Vincennes et de Boulogne. Soit un total d’environ 3 000 sans-abri. En 2019, une deuxième opération a été menée, encore au mois de février et a abouti à 3 622 sans-abri. L’augmentation s’explique par l’extension du recensement notamment aux parcs et jardins ou encore aux talus du périphérique. En 2020, pour la troisième « Nuit de la solidarité », toujours au mois de février, le résultat est de 3 552.

Lecture : en 2020, 3 552 personnes sans-abri ont été recensées à Paris lors de la « Nuit de la solidarité ».

Source : Mairie de Paris – © Observatoire des inégalités

Graphique Données

Après Paris, d’autres villes, s’inspirant de la capitale, ont procédé à des opérations de recensement du type « une nuit donnée ». Metz, en mars 2018, puis, en 2019, Toulouse et Grenoble. Ces dernières ont ainsi compté respectivement 700 et 250 personnes à la rue en 2019, et 4 100 et 1 350 en hébergement d’urgence.

La France aime encore les chiffres nationaux mais en matière de sans domicile, ou plus précisément de sans-abri, le sujet est d’abord local. Il importe davantage de savoir combien de personnes sont dans cette situation dans chacune des différentes métropoles qu’à l’échelle nationale. C’est à la fois plus réaliste et plus utile. C’est aux métropoles de se saisir du dossier, aux élus et services locaux de se voir confier les moyens et les objectifs.

Julien Damon, professeur associé à Sciences Po et conseiller scientifique de l’École nationale supérieure de sécurité sociale (EN3S).

Photo / EV - Unsplash


[1Depuis 2018, le Préfet d’Île-de-France communique : plus de 100 000 personnes sont hébergées, chaque soir, dans la région, soit environ 1 % de la population francilienne ! Le chiffre ne dit cependant rien du nombre le plus problématique, celui des sans-abri qui restent à la rue.

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Date de première rédaction le 8 septembre 2020.
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