Point de vue

La baisse des inégalités à l’école n’empêche pas de s’en préoccuper

La démocratisation de l’école est réelle, même si les inégalités se sont déplacées vers le haut. Cela n’empêche pas que leur niveau reste trop important. Le point de vue de Jean-Yves Mas, professeur de sciences économiques et sociales en Seine-Saint-Denis.

Publié le 9 mai 2017

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Éducation Catégories sociales Système scolaire

Comment se fait-il que les experts n’arrivent pas à trancher définitivement la question de savoir si l’école augmente ou réduit les inégalités, comme on peut montrer que les inégalités de revenus montent ou baissent entre catégories sociales ? Pour ces dernières, on utilise le plus souvent un outil statistique assez grossier, le rapport entre ce que gagnent au minimum les 10 % les plus riches et ce que gagnent au maximum les 10 % les plus pauvres. Cet indicateur, dit « rapport interdécile », permet de mesurer le niveau des inégalités à un instant donné et d’analyser son évolution entre deux périodes différentes. Affirmer que l’école « amplifie les inégalités » nécessite de mesurer les écarts entre les élèves les plus performants et les moins performants, au début et à la fin d’un cycle. Ce qui est difficilement envisageable, puisque les compétences évaluées par exemple au début ou en fin de collège ne sont pas les mêmes.

La démocratisation de l’enseignement peut se mesurer en étudiant l’évolution du niveau de formation des catégories les plus défavorisées ou en le comparant à celui des plus favorisés. Là, les choses se compliquent. Car si la réussite des enfants des catégories supérieures progresse autant, voire plus, que celle des enfants des classes populaires, les inégalités de réussite scolaire augmentent. La démocratisation de l’enseignement profite donc à tous, ce qui paradoxalement peut accroître les inégalités scolaires relatives entre groupes sociaux.

Ce paradoxe n’est pas nouveau, Condorcet estimait déjà en 1791 « qu’il est impossible qu’une instruction même égale n’augmente pas la supériorité de ceux que la nature a favorisé d’une organisation plus heureuse  ». Le sociologue François Dubet, quant à lui, compare l’évolution des inégalités scolaires à la situation de personnes sur un escalator : lorsque l’escalator démarre, les personnes situées initialement en bas arrivent au milieu quand celles qui étaient au milieu des marches parviennent au sommet. C’est bien ce à quoi nous avons assisté depuis les années 1980 : toutes les catégories sociales ont progressé mais les écarts de réussite ont eu tendance à se maintenir.

Comme le rappelle le sociologue Pierre Mercklé, la mesure des inégalités scolaires est une opération complexe. Pourtant, selon les données du ministère de l’Éducation nationale, depuis le début des années 2000, il semblerait que, non seulement la démocratisation progresse de façon absolue, puisque le niveau de formation des catégories populaires augmente, mais que, de plus, les inégalités scolaires diminuent car les écarts de réussite entre les catégories socioprofessionnelles ont plutôt tendance à se réduire.

La proportion d’une génération à obtenir le bac est désormais d’un peu moins de 80 % contre un peu plus de 60 % en 1995. Cette croissance profite aux élèves des classes populaires puisque 57 % des élèves nés entre 1989 et 1993 dont le père est ouvrier ou employé sont bacheliers alors que cette proportion n’était que de 33 % pour ceux nés entre 1969 et 1973. Cette part reste toutefois nettement inférieure à celle des enfants de cadres supérieurs et de professions intermédiaires, qui est de 84 % pour la génération 1989-1993. La part d’enfants d’ouvriers et d’employés qui obtiennent un diplôme de l’enseignement supérieur a elle aussi augmenté de deux points ces dix dernières années (de 32 à 34 %), alors que celle des enfants de cadres supérieurs et de professions intermédiaires a baissé de 62 à 60 %. De même, la proportion d’enfants d’ouvriers et d’employés sans diplôme a nettement diminué : elle est désormais en France une des plus faibles d’Europe.

En revanche, cette démocratisation reste « ségrégative », comme l’a bien montré le sociologue Pierre Merle [1] dans le sens où les types de bac ou de diplôme obtenu par les enfants d’ouvriers ou d’employés diffèrent de ceux obtenus par les enfants de cadres ou de professions intermédiaires. Les enfants d’ouvriers restent en effet surreprésentés dans les filières professionnelles : 34 % des enfants d’ouvriers obtiennent un bac général et 42 % un bac professionnel, alors que ces proportions sont de 77 % et de 9 % pour les enfants de cadres supérieurs.

Certains estimeront que cette démocratisation est avant tout quantitative et qu’elle se traduit surtout par une augmentation de « l’inflation scolaire » [2], mais qu’elle ne s’accompagne pas d’une augmentation réelle des compétences des élèves. Cette question est difficile à trancher puisque ces compétences se transforment dans le temps. Le débat est sans fin sur la mesure du « niveau » des élèves. Mais il faut surtout relever qu’il est difficile de diminuer les inégalités scolaires sans démocratiser quantitativement l’enseignement, comme l’a montré l’économiste Éric Maurin [3]. Les économistes savent bien que la croissance économique, lorsqu’elle augmente, s’accompagne souvent d’un peu d’inflation. Ils mesurent alors la croissance réelle en soustrayant la hausse des prix de la croissance totale.

Cette opération est plus complexe à réaliser pour l’éducation, mais quand le nombre d’élèves qui atteint un certain palier augmente, il se peut que leur niveau moyen diminue légèrement, puisque ce ne sont plus tout à fait les mêmes élèves qu’auparavant. Une démocratisation purement qualitative, à niveau absolument constant, impliquerait, soit que les performances des enfants de cadres supérieurs régressent, soit que les performances des enfants de milieu populaire augmentent plus vite que celles des enfants des cadres supérieurs, ce qui paraît difficilement envisageable quand on connaît la férocité de la lutte des places. La lutte contre les inégalités scolaires passe donc par l’augmentation quantitative du nombre de diplômés. Elle peut aussi masquer une légère diminution des performances réelles moyennes des élèves, un peu comme une dose modeste d’inflation met de l’huile dans les rouages de l’économie. Au total, la démocratisation peut donc être à la fois réelle et formelle !

Reconnaître que la démocratisation de l’enseignement progresse ne signifie pas que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes scolaires. En matière de lutte contre l’échec, beaucoup reste à faire, comme l’ont montré les résultats de l’enquête PISA 2016 selon lesquels le poids de l’origine sociale dans la réussite scolaire en France est l’un des plus élevés des pays de l’OCDE. Mais cela ne justifie pas l’éternel procès à charge mené par les uns et les autres contre le système scolaire français.

Les débats sur la question éducative sont en effet en France fortement clivés : ils opposent ceux qui sont persuadés qu’il faut réformer à tout prix la façon d’enseigner (que l’on qualifie parfois de « pédagogues » ou de « réformistes ») à leurs adversaires qui estiment au contraire que ce sont les récentes réformes éducatives qui sont responsables du déclin de l’école (les « déclinistes » ou les « républicains »). Mais les uns et les autres rivalisent de métaphores catastrophistes ou dépréciatives pour décrire le système scolaire en France. Selon les premiers, le système scolaire est avant tout anxiogène, injuste et élitiste ; l’école est de façon récurrente considérée comme une « machine » à trier, à classer, à exclure, à sélectionner, à désintégrer, à fabriquer de l’échec ou de l’impuissance. À l’inverse, les autres décrivent une école qui n’instruit plus, livrée au pédagogisme et à la démagogie ; l’école est alors considérée comme « en danger » ou « désœuvrée », on fustige les assassins de l’école, on dénonce l’imposture ou l’horreur pédagogique, quand on ne l’accuse pas de fabriquer des « crétins ». Les uns et les autres entretiennent donc l’idée que la démocratisation scolaire est vouée à l’échec et que seules des méthodes radicales seraient aptes à redresser le système. Dans le domaine éducatif, tous ont intérêt à noircir le tableau afin de montrer que les solutions qu’ils proposent, même si elles différent du tout au tout, sont incontournables.

Certes l’inflation scolaire engendre des effets pervers : elle risque de générer la frustration des surdiplômés et l’exclusion des non-diplômés [4]. De plus, comme le rappelait Tocqueville, les individus sont parfois plus sensibles aux inégalités lorsqu’elles ont tendance à se réduire que lorsqu’elles sont très fortes. La démocratisation de l’enseignement ne résout pas non plus la question du chômage des jeunes, qui reste bien sûr préoccupante. Mais il est difficile d’accuser l’école d’en être la seule responsable : le niveau actuel du chômage résulte bien davantage de la faiblesse des créations d’emplois que d’une inadéquation du niveau de formation aux emplois existants. C’est pour cela qu’il est ridicule d’accuser l’école d’être responsable de la « panne de l’ascenseur social » : elle ne détermine pas le type d’emploi (qualifié ou non qualifié) qui est créé par l’économie.

Il convient toutefois de rappeler que ce n’est pas la même chose de vivre dans une société dans laquelle les « pauvres » ne font pas les mêmes études que « les riches », que dans une société où les riches font des études et les pauvres n’en font pas. La démocratisation de l’enseignement n’est pas un long fleuve tranquille, surtout dans une société qui connaît un chômage de masse et de fortes inégalités sociales. Elle est soumise, comme beaucoup de faits économiques ou sociaux, à la loi dite des « rendements décroissants » : plus on progresse, plus il est difficile d’obtenir des gains de même niveau. Apprendre à lire et à écrire à une population analphabète est sans doute moins compliqué et moins coûteux que d’amener la moitié d’une génération à bac + 3. Ainsi, reconnaître que les inégalités scolaires ont malgré tout tendance à diminuer n’empêche en rien d’estimer qu’elles restent trop élevées et qu’il est toujours nécessaire de se mobiliser pour les réduire.

Une première version de ce texte a paru sous le titre « Le paradoxe démopédique », le 1er février 2017 sur le blog Médiapart de Jean-Yves Mas.

Photo / © Drivepix - Fotolia


[1La démocratisation scolaire, éd. La Découverte, nouvelle édition 2017.

[2le niveau de diplôme augmente, mais le diplôme est dévalorisé sur le marché du travail.

[3La nouvelle question scolaire, éd. Seuil, 2008.

[4voir L’inflation scolaire, Marie Duru-Bellat, Seuil, 2006.

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Date de première rédaction le 9 mai 2017.
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