Proposition

Luttons contre la précarité du droit de séjour

En dépit de l’universalité proclamée des Droits de l’Homme les étrangers ne sont pas placés sur un même pied d’égalité que les nationaux. Leur situation tend même à se dégrader. Par Danièle Lochak, professeure de droit émérite de l’université Paris Ouest-Nanterre La Défense.

Publié le 16 juin 2017

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Origines


Ce texte est extrait de l’ouvrage Que faire contre les inégalités ? 30 experts s’engagent, sous la direction de Louis Maurin et Nina Schmidt, édition de l’Observatoire des inégalités, juin 2016, 120 p., 7,50 €.
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La priorité accordée depuis une quarantaine d’années à la « maîtrise des flux migratoires » a conduit à multiplier, au nom de la lutte contre l’immigration « clandestine », les dispositifs répressifs, attentatoires aux libertés : contrôles d’identité ciblés, fichage, visites au domicile pour débusquer la présence illégale de membres de la famille, enquêtes de police pour vérifier la communauté de vie entre les conjoints, généralisation de la détention. Les droits solennellement proclamés, tel le droit au respect de la vie privée et familiale, ont vu leur portée se réduire comme peau de chagrin.

Une précarisation du droit au séjour

Sous prétexte de se prémunir contre la fraude, le mariage des étrangers, et plus encore les mariages « mixtes », ont été placés sous haute surveillance dès l’instant où ils sont susceptibles d’engendrer un droit au séjour ; le regroupement familial a été soumis à des conditions de plus en plus strictes et la menace d’une séparation pèse sur les familles dont certains membres n’ont pas réussi à obtenir un titre de séjour. Cette politique a aussi engendré la précarisation du droit au séjour. Les réformes législatives successives ont en effet remis en cause l’avancée majeure qu’avait représentée, en 1984, la loi sur la carte de résident : valant autorisation de séjour et de travail, valable dix ans et renouvelable automatiquement, elle avait vocation à devenir le titre de séjour « de droit commun », les cartes temporaires n’étant plus délivrées que de façon résiduelle. Aujourd’hui, la carte de séjour temporaire est redevenue le titre de droit commun, tandis que l’accès à la carte de résident est étroitement contrôlé, dépendant de l’appréciation discrétionnaire du préfet sur la réalisation d’une série de conditions, dont la fameuse condition d’« intégration républicaine » introduite par les lois Sarkozy de 2003 et 2006. Mais même la délivrance et le renouvellement de la carte temporaire sont soumis à des exigences croissantes et à l’arbitraire d’une administration qui interprète les textes le plus restrictivement possible. Des centaines de milliers de personnes se retrouvent ainsi sans papiers par l’effet d’une législation et de pratiques de plus en plus sévères, alors même que, en raison de leur situation familiale, de la durée de leur présence en France ou des risques qu’ils encourent dans leur pays, ils auraient vocation à obtenir un droit au séjour.

Des conséquences directes sur l’accès aux droits

La précarisation du séjour a des conséquences particulièrement visibles sur le terrain des droits économiques et sociaux. Si la condition de nationalité, qui était la règle jusqu’à la fin des années 1990 pour l’accès aux prestations sociales dites non contributives (telle l’allocation aux adultes handicapés), a été supprimée, ce progrès vers l’égalité des droits a vu sa portée restreinte par une série de réformes qui ont généralisé la condition de séjour régulier pour pouvoir bénéficier de la sécurité sociale. De plus, certaines prestations, comme le RSA, sont subordonnées à la détention d’un titre de séjour de longue durée – cela, alors même que, comme on vient de le relever, l’accès au séjour régulier et à un titre de séjour de longue durée est rendu plus difficile. Quant aux quelques prestations qui ne sont pas conditionnées à la régularité du séjour, les étrangers en situation irrégulière ont souvent du mal à en obtenir le bénéfice, soit parce qu’ils sont démunis face aux pratiques illégales d’une administration peu encline à respecter la loi, soit parce qu’ils hésitent à s’adresser aux services publics, par crainte d’être dénoncés et reconduits à la frontière.

Une série d’entraves existent également dans le domaine de l’emploi. Il faut rappeler d’abord l’existence de plus de cinq millions d’« emplois fermés », réservés aux nationaux ou aux ressortissants des pays membres de l’Union européenne, qui vont bien au-delà des emplois de la fonction publique – des exclusions dont la plupart n’ont pas d’autre justification que de protéger les nationaux contre la concurrence des travailleurs étrangers. Les étrangers doivent par ailleurs, pour exercer une activité professionnelle, être titulaires d’une autorisation de travail. Si certains titres de séjour – notamment la carte de résident mais aussi la carte temporaire portant la mention « vie privée et familiale » – valent par eux-mêmes autorisation de travailler, l’obtention de cette autorisation est subordonnée dans les autres cas à la production d’un contrat de travail ou d’une promesse d’embauche correspondant à un emploi dans des secteurs où le déficit de main-d’œuvre est corroboré par des données chiffrées : c’est la condition dite de l’« opposabilité de la situation de l’emploi ». Lorsque l’étranger est titulaire d’une autorisation de travail, il ne doit pas faire l’objet de discriminations, ni à l’embauche ni tout au long de sa carrière. Mais là encore, la détention d’un titre précaire constitue à l’évidence un frein à une embauche durable.

La précarisation des titres de séjour constitue de même un obstacle pour bien des actes de la vie sociale, par exemple lorsqu’il s’agit d’obtenir un prêt bancaire ou de convaincre un propriétaire de donner son logement en location. L’accès au logement social lui-même est rendu plus difficile par la condition de permanence du séjour que doit remplir l’ensemble des personnes majeures composant le foyer du demandeur. Cet obstacle vient s’ajouter aux discriminations résultant du système d’attribution des logements sociaux : au nom de l’objectif de mixité sociale, on met à l’écart les demandes provenant des ménages immigrés, qui attendent ainsi plus longtemps que les autres pour obtenir un logement.
L’absence de titre de séjour, outre qu’elle condamne les personnes à vivre dans la crainte constante d’être repérées, débouche sur un déni des droits fondamentaux [1] condamnés à être employés « au noir », les travailleurs sans papiers ne sont ni déclarés ni immatriculés à la sécurité sociale. Leur vulnérabilité les amène à accepter des conditions de travail très dégradées, notamment dans des secteurs comme la restauration, le nettoyage, le bâtiment et les travaux publics et la confection, où les dispositions protectrices du code du travail et les normes de sécurité, pourtant théoriquement applicables, ne sont pas respectées. Exclus de l’assurance maladie, les personnes sans papiers sont réorientées vers le dispositif dit d’« aide médicale de l’État » (AME) dont l’accès a été resserré, au fur et à mesure des réformes successives. La difficulté de justifier des conditions de séjour habituel ou d’absence de ressources conjuguée avec les lenteurs administratives, d’un côté, et avec la réticence des hôpitaux de l’autre, soumis à de fortes contraintes budgétaires mais se devant d’accueillir des malades sans couverture sociale, peuvent rendre impossible l’accès aux soins.

Restaurer la carte de résident

On l’aura compris : la dégradation des droits des étrangers est d’abord la conséquence d’une politique migratoire fondée sur la précarisation et la répression : c’est donc cette politique qu’il faut remettre en cause. À tout le moins, on doit exiger le rétablissement de la carte de résident telle qu’elle avait été instaurée en 1984, et non la délivrance – au demeurant aléatoire – de simples cartes pluriannuelles, comme le prévoit la loi sur le droit des étrangers qui vient d’être adoptée [2] Car le fait d’être en sursis dans le pays où l’on réside empêche de se projeter sereinement dans l’avenir et de s’y « intégrer », conformément à l’injonction adressée aux immigrés, rendant précaire la jouissance des droits théoriquement reconnus. Une seconde mesure consisterait à réduire la part des emplois fermés aux étrangers, comme l’ont proposé une multitude de rapports officiels sans que jamais cette proposition soit suivie d’effet, de façon à faire disparaître une discrimination arbitraire et à accroître leurs possibilités d’insertion professionnelle. Il est urgent, enfin, de réaliser la promesse faite depuis plus de trente ans mais toujours repoussée d’accorder le droit de vote aux résidents étrangers.

Danièle Lochak est professeure de droit émérite de l’université Paris Ouest-Nanterre La Défense. Elle est l’auteure notamment de Contrôler les immigrés. Les droits des étrangers : un état des lieux, avec Carine Fouteau, coll. Libertés plurielles, ed. Le Cavalier Bleu, 2007.


[1Au-delà même de ce que les textes prévoient. Voir « Sans papiers mais pas sans droits », Note pratique 6e éd., Gisti., 2013. Elle énumère les droits dont les étrangers sans papiers peuvent exiger le respect, contre les pratiques illégales ou abusives de l’administration.

[2Loi 2016-274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers.

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Date de première rédaction le 16 juin 2017.
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