Proposition

Sanctionner les abus du recours aux contrats précaires

Pour réduire les inégalités face à l’emploi, il faut mieux former les jeunes et sanctionner l’abus de recours aux contrats précaires. Rendre l’emploi encore plus flexible n’est pas la bonne solution. Par Denis Clerc, économiste, fondateur du magazine Alternatives économiques. Extrait de l’ouvrage « Que faire contre les inégalités ? 30 experts s’engagent ».

Publié le 17 juin 2016

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Emploi

Ce texte est extrait de l’ouvrage « Que faire contre les inégalités ? 30 experts s’engagent », sous la direction de Louis Maurin et Nina Schmidt, édition de l’Observatoire des inégalités, juin 2016, 120 p., 7,50 €.
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Le constat, désormais, est connu de tous : accéder à l’emploi est de plus en plus difficile et, lorsqu’on y parvient, le passage – plus ou moins durable – par la case des emplois temporaires (CDD, intérim, contrats aidés) est la règle. On accède tardivement au CDI et, en cas de changement contraint en troisième partie de carrière professionnelle, on n’est pas sûr de le retrouver. Si bien que précarité et risque de pauvreté au travail s’accentuent aussi bien pour les jeunes que pour les seniors.

État des lieux

Entre 1982 et 2007, le nombre d’emplois à temps partiel a plus que doublé, passant de 2,1 à 4,4 millions [1]. Durant la même période, le nombre d’emplois temporaires (intérim, CDD, contrats aidés et apprentissage) est passé de 1 à 2,7 millions. Depuis, entre 2007 et 2014, le nombre d’emplois à temps partiel a continué à augmenter à vive allure (+ 500 000) et celui des emplois temporaires à une allure plus réduite (+ 100 000). Quant au chômage, on ne le sait que trop, il a très fortement progressé avec la crise : + 50 % entre le premier trimestre 2008 et le dernier trimestre 2015.

Toutefois, ces chiffres globaux masquent de très fortes inégalités selon les âges, le niveau de formation ou les catégories socioprofessionnelles. Le nombre d’emplois a progressé de 3,5 millions entre 1984 et 2014, résultant à la fois de disparition d’emplois (- 2,5 millions, principalement chez les agriculteurs et les ouvriers non qualifiés) et de création de nouveaux emplois : + 6 millions, parmi lesquels essentiellement des cadres et des professions intermédiaires (4,4 millions), mais aussi 1,2 million d’employées non qualifiées (le féminin est de rigueur car il s’agit à 80 % d’emplois pourvus par des femmes). Autrement dit, lorsqu’on a perdu son emploi ou que l’on arrive sur le marché du travail pour la première fois, mieux vaut avoir un niveau de qualification permettant d’accéder à des emplois de cadre ou de profession intermédiaire si l’on ne veut pas se retrouver durablement au chômage. Chez les femmes, cela est moins vrai, puisque le nombre d’employées non qualifiées (serveuses, caissières, femmes de chambre, femmes de ménage, vendeuses) progresse. Mais il s’agit souvent d’emplois paupérisants, à temps partiel ou à horaires atypiques.

La crise accentue considérablement cette tendance lourde. Ainsi, en 2014, le taux de chômage des jeunes sans diplôme sortis depuis un à quatre ans du système éducatif [2] est de… 53 %. En 2007, il était de 36 %. L’effet « crise » est donc venu aggraver sensiblement la situation de ces jeunes (+ 17 points), alors que, pour les autres jeunes, la crise a été moins pénalisante : 3 à 7 points de taux de chômage supplémentaires selon la nature du diplôme pour les jeunes en ayant un. Lorsque les jeunes sans diplôme sont en emploi, il s’agit le plus souvent d’un emploi à temps partiel (dans 33 % des cas, contre 15 % pour les autres jeunes) et/ou d’un emploi temporaire (56 % des cas, contre 35 % pour les autres jeunes).

Mieux former

La formation – des jeunes ou des moins jeunes – et la lutte contre l’échec scolaire sont donc essentielles pour lutter contre les inégalités face à l’emploi. Certes, dans tous les pays de l’Union européenne (à 15), le taux de chômage des jeunes est plus élevé que celui du reste de la population. Mais, dans la tranche d’âge des 15-24 ans, en 2014, le taux de chômage des jeunes de faible qualification grimpe à 40 % en France, alors qu’il est de 15 % au plus aux Pays-Bas, en Allemagne ou au Danemark, pays qui ont su doter la plupart de leurs jeunes de qualifications de base reconnues dans le monde professionnel, notamment par l’apprentissage. On peut penser que, même en situation de crise, les employeurs hésitent d’autant moins à embaucher qu’ils savent que les jeunes qui frappent à leurs portes disposent de qualités professionnelles attractives.

Améliorer la qualité de l’emploi

L’autre grand chantier pour réduire les inégalités face à l’embauche consiste à améliorer la qualité de l’emploi. Nombre de propositions radicales envisagent d’user de la loi pour y parvenir, par exemple en restreignant le recours aux CDD. Le risque est alors de décourager l’emploi tout court. Il semble plus judicieux de sanctionner l’emploi de mauvaise qualité tout en « récompensant » l’emploi de meilleure qualité. Par exemple, en réservant les aides fiscales concernant les emplois de services aux particuliers (soutien scolaire, ménage, etc.) à ceux d’entre eux qui recourent aux services mutualisés par des associations qui s’engagent sur la formation de leurs salariés, le respect des conventions collectives existantes et le « maillage » de bouts d’emplois de façon à ce que leurs salariés puissent avoir des durées d’emploi continues ; ou en sanctionnant les entreprises qui, avec l’assentiment plus ou moins forcé de leurs salariés, concluent avec eux des contrats courts renouvelés tous les quinze jours, ce qui permet au salarié d’être indemnisé par l’assurance chômage, donc de percevoir une rémunération mensuelle proche d’un temps plein, tout en assurant à l’employeur une flexibilité de sa main-d’œuvre pour un salaire à mi-temps et ceci au détriment de l’assurance chômage. On pourrait aussi, au sein d’une même branche, majorer les cotisations d’assurance chômage [3] au détriment des entreprises qui recourent plus fréquemment que la moyenne de leur branche, aux licenciements, contrats temporaires et ruptures conventionnelles, tandis que les entreprises « vertueuses » verraient leurs cotisations abaissées. Actuellement, c’est l’inverse qui se passe : les entreprises vertueuses payent pour celles qui ne le sont pas.

Créer de l’emploi

Certains avancent qu’il suffirait de toiletter et simplifier le code du travail pour retrouver la dynamique de création nette d’emplois, par exemple en réduisant le coût des licenciements, en instaurant un contrat unique de travail ou en supprimant la barrière légale de déclenchement (aujourd’hui 35 heures) des heures supplémentaires. On peut en douter, car de telles mesures visent moins à augmenter les créations nettes d’emplois qu’à flexibiliser le marché du travail : certes, cette flexibilisation peut inciter certaines entreprises à embaucher en se disant qu’en cas de nécessité, elles pourront sans coût exorbitant et sans formalités réduire leurs effectifs. Cependant, c’est l’ensemble des salariés qui risque d’en supporter les effets négatifs. Mieux vaut, dans ces conditions, privilégier les mesures incitant à créer des emplois, et pas seulement à les flexibiliser.

Il ne faut pas baisser les bras. Une tentation aujourd’hui en vogue est de faire notre deuil du plein emploi et de mettre en place un revenu de base inconditionnel pour permettre à chacun de choisir entre travailler ou non. À moins de fixer un revenu de base très bas, l’opération est tellement coûteuse qu’elle est hors de portée. Mais surtout, ce serait soigner un mal par un remède inopérant, car l’emploi n’est pas seulement pourvoyeur de revenus : c’est aussi un gage de reconnaissance sociale, d’estime de soi et de socialisation auquel aspirent la plupart des personnes en difficulté. Y renoncer serait une forme de capitulation en rase campagne. Ce qui n’empêche pas de réfléchir, aussi, à améliorer la prise en charge des personnes les plus éloignées de l’emploi ou qui ont de grandes difficultés à y prendre pied.

Denis Clerc
Auteur notamment de Réduire la pauvreté. Un défi à notre portée, avec Michel Dollé (Alternatives économiques/ Les Petits matins, 2016).

Ce texte est un extrait de l’ouvrage « Que faire contre les inégalités ? 30 experts s’engagent », sous la direction de Louis Maurin et Nina Schmidt, édition de l’Observatoire des inégalités, juin 2016, 120 p., 7,50 €.

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[1Sauf précision contraire, tous les chiffres de cet article sont issus de l’enquête Emploi de l’Insee.

[2Cet indicateur ne comptabilise pas les situations de chômage l’année qui suit la sortie du système éducatif, car on sait que, avant de trouver un job, même de mauvaise qualité, la plupart des jeunes galèrent. L’indicateur rapporte le nombre de mois de chômage au nombre total de mois écoulés durant la période retenue.

[3Selon la note n° 24 du Conseil d’analyse économique (septembre 2015), 760 000 salariés seraient concernés, le coût annuel pour l’assurance chômage étant de 4,8 milliards d’euros. Ce qui semble beaucoup. Mais si cela était avéré, il s’agirait d’un « hold-up » plus de vingt fois supérieur aux fraudes sur le RSA, toujours mises en avant par ceux qui accusent notre protection sociale d’être trop incitative à l’inactivité.

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Date de première rédaction le 17 juin 2016.
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