Point de vue

L’enseignement professionnel victime de l’académisme à la française

L’enseignement professionnel paie cher la survalorisation des disciplines académiques et la dévalorisation des savoirs appliqués au sein du système éducatif français. L’opinion de Vincent Troger, sociologue de l’éducation.

Publié le 18 janvier 2013

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Éducation

Le 28 septembre 2012, le journal Le Monde consacrait son éditorial aux bacheliers professionnels. C’était sans doute la première fois que les élèves de lycées professionnels avaient ainsi les honneurs d’une première page du quotidien de référence français. Mais l’éditorial s’intitulait « La triste histoire des bacs professionnels » et l’auteur y déplorait l’échec des bacheliers professionnels qui tentent leur chance à l’université. Cet épisode illustre à lui seul la place que ceux qui ont accès à la parole publique, (journalistes, experts, universitaires, politiques), réservent en général aux lycées professionnels et à leurs élèves.

Lorsque deux heures d’histoire disparaissent du programme de terminale S, l’événement fait la Une de nombreux médias et provoque une polémique nationale. Lorsqu’en 2009 le cursus du baccalauréat professionnel est réduit de quatre à trois ans, ce qui constitue pour 700.000 jeunes, soit un tiers des lycéens français, une transformation majeure de leur scolarité avec de forts enjeux pour leur insertion professionnelle et leurs poursuites d’études, les médias n’en parlent qu’à travers les manifestations de protestation des enseignants ou les conséquences négatives de l’arrivée des bacheliers professionnels dans les premiers cycles universitaires. Autrement dit, les lycées professionnels et leurs élèves n’accèdent que très rarement à une visibilité sociale et médiatique, et lorsque c’est le cas, c’est souvent sur le mode de la déploration ou du misérabilisme.

Une première explication de cette tendance à l’occultation ou à la dévalorisation de l’enseignement professionnel relève presque de l’évidence. Les lycées professionnels préparent à des diplômes (CAP, BEP, Bac professionnel) qui correspondent aux emplois d’ouvriers ou d’employés qualifiés. Or, outre que ces emplois occupent une place subalterne dans la hiérarchie sociale contemporaine, ils souffrent aussi de deux maux qui nuisent fortement à l’attractivité de la filière professionnelle. D’une part, ce sont les emplois les plus exposés au chômage. D’autre part, compte tenu de la concurrence des diplômés que l’enseignement supérieur fournit désormais en grand nombre, il est devenu très difficile, dans le privé comme dans le public, de construire une carrière par promotion interne à partir d’un emploi subalterne. Les familles, y compris populaires, craignent donc que si leurs enfants choisissent l’enseignement professionnel, ils s’enferment durablement dans une situation socioprofessionnelle inférieure et fragile. D’où une orientation vers l’enseignement professionnel qui s’opère pour l’essentiel par défaut, lorsque les résultats au collège sont insuffisants pour permettre l’accès à l’enseignement général. Ne font exceptions que quelques spécialités qui disposent pour diverses raisons d’une bonne reconnaissance du public (hôtellerie-restauration, système électronique numérique, mécanique moto...).

Les élèves des lycées professionnels sont donc majoritairement les enfants de l’échec scolaire : 60% d’entre eux ont redoublé au moins une fois à l’école élémentaire ou au collège. Et comme l’échec scolaire touche prioritairement les enfants des milieux populaires, ces derniers sont très majoritaires dans les LP. Ce qui, dans les banlieues de certaines grandes métropoles, là où les classes
populaires comprennent une part importante de populations d’origine
étrangère, se double d’une présence très majoritaire d’enfants de
l’immigration. Or comme l’a souligné le sociologue Aziz Jellab, cette ethnicisation des LP en accentue la dévalorisation puisqu’elle rend physiquement visible l’origine des élèves et leur donne le sentiment d’être doublement stigmatisés : par leur orientation et par leurs origines ethniques. Enfin, il est évidemment très rare que celles et ceux qui ont accès à la parole publique soient issus des lycées professionnels ou que leurs enfants y soient scolarisés. Tout concourt donc à ce que les LP constituent la part d’ombre de notre enseignement secondaire.

Mais à ces logiques socio-économiques externes au système éducatif, s’ajoutent aussi les effets d’une hiérarchisation symbolique interne, d’un rapport de domination propre au champ académique, pour parler comme le sociologue Pierre Bourdieu. Pour comprendre ce mécanisme, il faut faire un peu d’histoire et remonter aux étapes de la constitution du collège unique. En effet, à deux reprises, en 1975 et en 1989, la question du modèle pédagogique adapté à l’accueil de la totalité de la population scolaire au collège a été posée. Deux solutions étaient possibles. La première consistait à prolonger les principes d’organisation de ce que la troisième République avait appelé les « cours complémentaires » : après l’école primaire, les élèves lauréats du certificat d’études pouvaient prolonger leurs scolarité dans ces établissements, où enseignaient des instituteurs bivalents (français-histoire, maths-sciences, français-anglais) dans le cadre de programmes qui approfondissaient les acquis de l’école primaire, initiaient très progressivement aux études secondaires et comprenaient également des enseignements pré-professionnels. Par ailleurs, une autre partie des élèves, souvent issus des couchesles plus favorisées, entraient directement le secondaire.

L’historien Antoine Prost a montré que dans les années cinquante, ces cours complémentaires avaient permis assez efficacement la promotion d’élèves d’origine populaire qui rejoignaient les lycées en seconde dans les filières scientifiques. C’est la voie qu’avait suivi le prix Nobel Georges Charpak, fils d’émigré polonais. L’autre solution consistait à reproduire au collège le modèle beaucoup plus élitiste du lycée, où les élèves étaient directement confrontés à des méthodes et à des programmes académiques dont la finalité étaient de sélectionner les meilleurs pour les conduire aux filières d’excellence de l’enseignement supérieur. Pour des raisons trop longues à expliciter ici, c’est ce second modèle qui a été privilégié.
La première conséquence de ce choix est connue : c’est, dès la classe de sixième, la confrontation d’une forte proportion de jeunes dont les acquis de l’école primaire sont moyens ou médiocres et dont les familles ne disposent pas d’un capital culturel élevé avec des enseignants porteurs d’une conception universitaire et spécialisée de leur discipline. Cette confrontation produit chaque année son lot d’échec scolaire. Dés 1984, Hervé Hamon et Patrick Rothman avaient identifié ce processus dans leur livre « Tant qu’il y aura des profs » (Ed. Seuil).

Mais plus profondément, ce choix du « lycée unique », et non d’un collège adapté à la massification des publics, a généralisé à l’ensemble de l’enseignement secondaire un système de valeurs qui place en haut de la hiérarchie scolaire les savoirs académiques les plus abstraits, comme en témoigne l’ordre de présentation des matières sur les bulletins scolaires. Simultanément, ont été disqualifiés ou dévalorisés tous les savoirs appliqués, qu’il s’agisse de sciences appliquées, de technologie ou d’art, et avec eux tous les élèves qui maîtrisent plus facilement ce type de savoirs que ceux où l’abstraction langagière ou logico-mathématique s’imposent d’emblée. Logiquement, l’enseignement supérieur a aligné ses critères de sélection sur ceux du secondaire massifié, privilégiant systématiquement les bacheliers S ou ES, qui investissent ainsi toutes les filières dont les débouchés professionnels sont assurés, y compris celles initialement destinées aux élèves de l’enseignement professionnel ou technologique comme les BTS et les IUT.

Cette logique de domination symbolique des savoirs académiques et de dépréciation systématique des savoirs appliqués, transforme donc nécessairement les filières professionnelles en voie de consolation pour les élèves d’un niveau insuffisant dans les disciplines générales et aggrave la réticence des familles à leur égard. Paradoxe de l’histoire, alors que dans le système antérieur à la « démocratisation », la distinction précoce, dès la sortie de l’école élémentaire, de voies primaire supérieur (les cours complémentaires) et technique indépendantes de la voie générale permettait de dégager des élites professionnelles qui accédaient à des emplois de cadres dans l’industrie , le commerce et même l’administration, le collège unique soumis à l’hégémonie de la culture académique transforme inéluctablement tous les enseignements de savoirs appliqués en voie de relégation. Dés 1937, le directeur de l’enseignement technique Hippolyte Luc, qui défendait alors l’autonomie de sa filière, avait anticipé cette évolution : « Si tous les enfants intelligents font des études qui n’ont point un caractère pratique, écrivait-il, il n’y aura pour une vie pratique que ceux dont on aura dit qu’ils étaient inaptes à faire des études prolongées (…) Le danger serait que (…) ce régime de classes contre lequel luttent toutes les démocraties (..) se trouverait ainsi institué par les intellectuels d’un côté et les manuels de l’autre ».

Il serait évidemment totalement anachronique aujourd’hui de prôner un retour à une sélection précoce des élèves. Si une volonté politique existe réellement de revaloriser les savoirs professionnels, technologiques et de sciences appliquées, elle passe par le développement des possibilités de poursuites d’études offertes aux élèves de l’enseignement professionnel ainsi que par une transformation des enseignements au collège. C’est le seul moyen de réduire la réticence des familles à l’égard de ces filières et de diversifier le recrutement des élites professionnelles. C’est bien l’esprit de la réforme du baccalauréat professionnel en trois ans. Mais l’annonce faite par l’actuel ministère d’imposer un quota de bacheliers professionnels en BTS ou en IUT suppose de la part des enseignants de ces filières l’effort d’adapter leurs pratiques pédagogiques, et surtout d’accepter l’idée que certains des jeunes issus des voies professionnelles sont capables, à condition qu’on leur en donne les moyens, de maîtriser les mêmes savoirs que ceux qui viennent des filières générales. Il n’est pas sûr que tous y soient prêts.

Vincent Troger est sociologue de l’éducation, maître de conférences, IUFM de l’université de Nantes.

Photo / © auremar - Fotolia.com

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Date de première rédaction le 18 janvier 2013.
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