Analyse

La culture générale, outil de sélection rouillé

Les épreuves de culture générale aux concours constituent un puissant outil de sélection en fonction des milieux sociaux. Elles éliminent ceux qui n’ont pas les bons codes hérités du milieu familial. L’analyse d’Anne Chemin, extraite du quotidien « Le Monde ».

Publié le 2 mai 2012

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Éducation

Lorsqu’on évoque le spectre de la disparition de la « culture générale », Françoise Melonio soupire. Depuis quelques mois, cette professeure de littérature à la Sorbonne, qui a publié une histoire culturelle de la France aux XVIIIe et XIXe siècles, passe aux yeux des puristes pour une fossoyeuse de la culture générale : elle est la doyenne du collège universitaire de Sciences Po, qui vient de supprimer cette épreuve de l’examen d’entrée. Ulcérés, des intellectuels ont dénoncé un acte « suicidaire » qui « coupe nos enfants des meilleures sources du passé ». « En bannissant des écoles, petites ou grandes, les noms mêmes de Voltaire et de Stendhal, d’Aristote et de Cicéron, ces »visionnaires« ne seraient-ils pas en train de compromettre notre avenir ? », demandent Régis Debray, Marc Fumaroli, Michel Onfray, Jean d’Ormesson, Erik Orsenna et Philippe Sollers.

Cette croisade menée au nom des humanités classiques laisse Françoise Melonio perplexe : avec cette réforme, Sciences Po estime au contraire avoir recentré l’examen d’entrée sur les fondamentaux. La dissertation d’histoire a été maintenue et les candidats devront passer un oral de langue ainsi qu’une épreuve écrite de mathématiques, de sciences économiques et sociales ou de littérature-philosophie - le commentaire d’un texte de Stendhal ou de Gracq l’année dernière, de Proust ou Chateaubriand la précédente. « La littérature ne fait-elle pas partie de la culture générale ? », sourit Françoise Melonio. Ces épreuves ont été complétées par un oral portant sur les goûts intellectuels des candidats et par l’examen de leur dossier scolaire depuis la classe de seconde. « Il permet de vérifier la cohérence de leur parcours et d’atténuer l’effet parfois aléatoire des épreuves écrites », explique-t-elle.

Une « culture de ouï-dire »

Si la fameuse dissertation d’« ordre général » a été supprimée, c’est après une longue réflexion sur ses effets pervers : cette épreuve encourage, selon Françoise Melonio, une « culture de ouï-dire » un peu creuse. « Elle est adaptée à des étudiants qui ont deux ou trois ans d’études supérieures et beaucoup de lectures derrière eux, explique-t-elle. Mais lorsqu’ils se présentent à Sciences Po, en mars, les candidats ont 17 ou 18 ans, ils sont en terminale et ils ont fait à peine six mois de philosophie. Du coup, ils n’ont pas lu grand-chose et beaucoup de copies ressemblent à des blocs de cours reliés plus ou moins astucieusement les uns aux autres. Nous préférons une culture de première main faite de lectures approfondies à une culture de morceaux choisis ou de name dropping élaborée à partir de fiches. »

Si les défenseurs de la « culture générale » se sont mobilisés avec tant de passion contre la réforme de Sciences Po, c’est qu’ils savent que, depuis quelques années, le vent ne leur est guère favorable. L’Ecole normale supérieure de Lyon vient ainsi de remplacer l’oral de « culture générale littéraire et artistique » du concours d’entrée par un exposé portant sur six ouvrages de recherche qui ont marqué les lettres ou les sciences humaines. « L’épreuve de culture générale se résumait souvent à des lieux communs un peu standardisés bachotés en classe préparatoire, affirme le président de l’ENS de Lyon, Jacques Samarut. Le nouvel oral devrait favoriser un travail de fond et une réflexion personnelle sur les œuvres. L’esprit a changé : il ne s’agit pas de réciter une fiche ou de connaître des citations, mais de présenter une lecture critique d’un texte important. »

La princesse de Clèves

Au cours des cinq dernières années, la fonction publique a, elle aussi, pris ses distances avec la « culture générale ». Nicolas Sarkozy avait estimé, en 2007, que seuls des sadiques ou des imbéciles avaient pu inscrire La Princesse de Clèves, de Mme de La Fayette, au programme du concours d’attachés d’administration. Un an plus tard, son ministre de la fonction publique, André Santini, dénonçait l’« élitisme stérile » du recrutement des fonctionnaires : « Les épreuves de culture générale ont été dévoyées et elles servent maintenant à coller les candidats. On pose des questions trop académiques et ridiculement difficiles qui n’indiquent rien des réelles aptitudes à remplir un poste. A quoi cela sert-il d’avoir une épreuve d’histoire pour les pompiers ? »

A Sciences Po, à l’ENA, dans les grandes écoles de commerce et la plupart des concours administratifs, la « culture gé » a longtemps constitué un rituel incontournable. La plupart des sujets se présentent sous la forme d’une question : « La beauté sauvera-t-elle le monde ? » (Ecole nationale de la magistrature, 2008), « La République peut-elle encore faire confiance au progrès pour rester fidèle à elle-même ? » (ENA, 2004), « L’imagination, est-ce la liberté de pensée ? » (écoles de management, 2011). Les candidats sont priés de rédiger une longue dissertation « à la française » avec une introduction en entonnoir, un plan en deux ou trois parties, une conclusion. Cet exercice rhétorique est extrêmement codifié : les correcteurs admettent sans difficulté que le style compte pour beaucoup, que le plan est essentiel et qu’ils apprécient les références culturelles et les citations de grands hommes.

Un mode de recrutement très français

La dissertation de « culture gé » ne concerne pas uniquement les grandes écoles qui forment les élites du pays : en France, la plupart des candidats à la fonction publique doivent se plier à ce rituel. Il y a cinq ans, le concours de secrétaire administratif du ministère de l’intérieur imposait ainsi une dissertation de trois heures sur « un sujet d’ordre général relatif aux problèmes économiques, sociaux et culturels du monde contemporain » : « Peut-on dire en 2007 que la femme est un homme comme les autres ? ».

Les intellectuels étrangers regardent cet exercice très français avec une stupéfaction amusée : rares sont ceux qui comprennent qu’un pays sélectionne ses fonctionnaires et ses élites en leur demandant de formuler dans une dissertation de grandes idées générales puisées dans la littérature, la philosophie, l’histoire ou les arts. Beaucoup moquent même ce goût pour l’abstraction qui, selon eux, frôle la cuistrerie. « La dissertation de culture générale est un mode de recrutement propre à la France, constate Dominique Meurs, professeure d’économie à l’université de Nanterre et chercheuse à EconomiX et à l’Institut national d’études démographiques (INED). Les autres pays embauchent généralement leurs fonctionnaires sans concours, à travers des entretiens d’évaluation qui permettent de mesurer, non les connaissances académiques, mais les compétences professionnelles des candidats. ».

Le débat d’idées, une religion

Nos voisins se moquent, mais les défenseurs de la dissertation de « culture gé » n’en ont cure : pour eux, cet exercice permet aux étudiants de développer une réflexion élaborée et documentée. « La France est construite sur une religion : les élites doivent être formées au débat d’idées, explique l’écrivain Xavier Patier, directeur de la Documentation française. La forme joue, il est vrai, un rôle important, mais c’est normal : l’élégance du style est une façon de respecter le lecteur, tout comme les manières, à table, sont marque de respect pour les convives. La dissertation de culture générale repose sur des raisonnements un peu formels, mais elle permet aux étudiants de mobiliser leurs connaissances historiques, littéraires, philosophiques ou artistiques au service d’une vision du monde. C’est un effort qui correspond à notre modèle culturel et qui nous arme face à la mondialisation. ».

Les responsables des grandes écoles de management estiment, eux aussi, que la culture générale est un bon outil de sélection, ne serait-ce que parce que les entreprises le demandent. « Il s’agit d’un élément incontournable de la formation des cadres, précise Thierry Debay, directeur des admissions et concours des 25 écoles de management réunies dans la Banque commune d’épreuves. Savoir contextualiser une réflexion, posséder des capacités de discernement, organiser une pensée, cela peut être utile quand on lance un produit en permettant, par exemple, de faire la distinction entre l’essentiel et l’accessoire. La culture générale est aussi un atout dans un monde où l’ouverture d’esprit est valorisée : elle est une couche de vernis indispensable à la coloration intellectuelle d’une carrière. ».

La culture générale paraît en outre essentielle à tous ceux qui dénoncent les ravages de l’hyperspécialisation : en puisant dans plusieurs disciplines, en se hissant au-dessus des connaissances professionnelles, la culture générale permet, selon eux, d’échapper à la technicisation croissante du monde contemporain. Pour les philosophes Chantal Delsol et Jean-François Mattéi, ce savoir partagé est la marque de l’« honnête homme, qui, selon Diderot, agit en tout par raison ». « Avec la suppression de la culture générale, nous risquons de former des esclaves qui ne lisent rien, qui ne sont pas au courant, qui appliquent simplement, scotchés à leur ordinateur, la perspective technique de la mise en coupe technique de l’humanité qui est en cours d’une façon absolument mondiale », ajoute l’écrivain Philippe Sollers.

« Éclatement des savoirs »

Françoise Melonio entend cette inquiétude, même si elle n’en tire pas les mêmes conclusions. « Nous assistons, c’est vrai, à un éclatement progressif des savoirs, constate la doyenne du collège universitaire de Sciences Po. Dans ce contexte, la consolidation d’une culture commune est indispensable, car elle permet de lutter contre l’émiettement du monde. Nous estimons, à Sciences Po, que, à 17 ans, la culture générale n’est pas un bon outil de sélection ; mais nous souhaitons en revanche qu’elle irrigue l’ensemble du travail des étudiants. Nous proposons donc un cursus généraliste qui aborde les questions communes sous l’angle de plusieurs disciplines et nous imposons, en première et deuxième année, des cours d’humanités et des ateliers artistiques (théâtre, architecture, danse, cinéma, écriture, musique) qui mêlent réflexion théorique, sens critique et pratique d’une discipline. ».

Si la dissertation de culture générale est décriée, c’est en raison du caractère rhétorique d’une épreuve un brin désuète qui encourage souvent les étudiants à formuler des idées superficielles en les agrémentant de quelques citations. Nul besoin de révisions approfondies ou d’un travail de fond sur un programme, comme en français, en histoire ou en philosophie : la dissertation de culture générale, qui ne se nourrit pas de connaissances à proprement parler, picore souvent ici et là des références puisées dans de courtes fiches. Les forums étudiants du Net montrent d’ailleurs que les candidats maîtrisent fort bien les ficelles de l’exercice : l’essentiel, disent-ils, est de masquer ses lacunes, de faire un plan « à la française » et de parsemer sa copie de références culturelles, même mal maîtrisées.

En France, la « culture générale » n’a d’ailleurs de générale que le nom : elle méconnaît des pans entiers de l’univers du savoir. La littérature, la philosophie, l’histoire et les arts sont fortement privilégiés, mais la culture scientifique, les savoirs techniques, la sociologie, l’anthropologie, l’histoire économique, les sciences de la nature, de l’environnement ou de la santé sont regardés avec une certaine condescendance. « La culture, comme le »bon goût« , n’est pas une notion objective déposée au Bureau international des poids et mesures de Sèvres, sourit Marie Duru-Bellat, sociologue à Sciences Po. Elle dépend évidemment de ceux qui en définissent les contours. En France, nous avons une conception plutôt élitiste et traditionnelle de la culture générale, et nous sélectionnons nos futurs dirigeants sur ces critères. Le mépris des savoirs empiriques et scientifiques est pourtant regrettable : dans un monde où les questions d’environnement sont centrales, la culture scientifique, ce n’est pas un détail ! ».

Les « bons codes »

Est-ce en raison de cette tradition de lettrés ? La dissertation de culture générale est, du point de vue social, l’une des épreuves les plus discriminantes qui soient. « Elle élimine tous ceux qui n’ont pas les bons codes, souvent hérités du milieu familial, expliquait en 2008 le ministre de la fonction publique, André Santini. C’est une forme de discrimination invisible. Or, la fonction publique doit jouer son rôle d’ascenseur social, d’intégration et se montrer à l’image de la population. »Beaucoup d’intellectuels contestent cette idée - « la culture générale n’est d’aucun pays et d’aucune classe sociale », affirment ainsi Chantal Delsol et Jean-François Mattéi -, mais les résultats des recherches scientifiques sont sans ambiguïté : la dissertation de culture générale « à la française » est un puissant facteur d’exclusion sociale.

En 2008, trois chercheurs de l’Ined (Mireille Eberhard, Dominique Meurs et Patrick Simon) ont analysé le parcours de 1 800 candidats au concours des instituts régionaux d’administration, qui forment les attachés. Les deuxièmes générations de l’immigration réussissent les notes de synthèse aussi bien que les autres candidats, mais elles trébuchent sur la dissertation de culture générale : elles obtiennent en moyenne une note de 8,4 sur 20, contre 9,1 pour les « natifs ». « Même ceux qui ont suivi une préparation au concours ne rattrapent pas le niveau, alors qu’ils progressent dans les autres matières, observe Dominique Meurs. Comme si la culture générale relevait non pas de connaissances ou de capacités de raisonnement acquises à l’école, mais de quelque chose d’indicible qui se transmet dans le milieu social. ».

Dans les concours d’entrée des écoles de management, les boursiers semblent, eux aussi, partir avec un handicap : l’étude des 150 000 notes du concours 2010 montre qu’ils affichent un retard de 0,9 point en « culture gé » - moins qu’en langue ou en maths, mais plus qu’en économie ou en dossier de synthèse. Pour les sociologues, cette difficulté est liée au fait qu’ils manient mal les « codes » d’une épreuve où les manières comptent au moins autant que le fond. « La dissertation de culture générale fait appel à une tournure d’esprit, une assurance, un goût pour l’abstraction, une façon de présenter ses idées, de mettre la bonne citation au bon endroit, qui s’apprend dans les milieux favorisés, poursuit Dominique Meurs. Cette aisance est le fruit d’un apprentissage culturel, au même titre que la façon de se tenir à table. ».

Limiter l’effet ségrégatif

Pour lutter contre cette discrimination invisible, le gouvernement a engagé en 2008 une révision générale des concours de la fonction publique. Inspirée par le rapport de deux inspecteurs généraux de l’administration, Corinne Desforges et Jean-Guy de Chalvron - dédié à « Marie-Madeleine de La Vergne, comtesse de La Fayette, et à la princesse de Clèves » -, cette réforme a touché plus de 420 concours. « Les longues dissertations générales favorisaient les candidats issus de milieux favorisés et avaient peu de rapport avec le métier exercé plus tard, explique-t-on au cabinet du ministre de la fonction publique, François Sauvadet. Nous privilégions désormais les études de cas, les notes de synthèse, les mises en situation, qui permettent de mesurer non un bagage culturel mais de réelles aptitudes professionnelles. Cela correspond à une attente de l’Etat, mais aussi des usagers. ».

Pour limiter l’« effet ségrégatif » des épreuves de culture générale, Salima Saa, la présidente de l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances, propose, elle, que les épreuves de culture générale s’appuient désormais sur un programme clairement défini. C’est ce que font déjà les 25 écoles de management réunies dans la Banque commune d’épreuves, qui choisissent tous les ans un thème de réflexion étudié en classe préparatoire : la beauté en 2009, la vie en 2010, l’imagination en 2011. « Ces cours leur permettent d’acquérir des repères intellectuels qui les aident à rédiger leur dissertation de culture générale, souligne Thierry Debay, le directeur des admissions et concours de la Banque commune d’épreuves. Mais le système éducatif est implacable : en France, la discrimination sociale commence très tôt, dès le primaire. Il est difficile de redresser la situation aussi tardivement. ».

L’école française est, il est vrai, une championne des inégalités sociales : la dernière enquête PISA (Programme international pour le suivi des élèves), qui date de 2009, montre que, malgré tous les grands discours sur l’égalité républicaine, le poids du milieu économique et social de l’enfant pèse plus lourdement en France qu’ailleurs : la « variance » liée aux origines sociales atteint 16,7 % dans l’Hexagone, contre seulement 6,2 % en Islande, 7,8 % en Finlande, 8,6 % au Canada, 11,8 % en Italie, 13,7 % au Royaume-Uni, 14,5 % au Danemark.

Le travail d’ouverture sociale mené par Science Po sous la direction de Richard Descoings est évidemment utile - en treize ans, le pourcentage d’enfants d’ouvriers a triplé, passant de 1,5 à 4,5 % -, mais il intervient à un âge où les destins sociaux sont, pour l’essentiel, déjà joués. Comme le signale l’ex-président de la Conférence des grandes écoles, Alain Cadix : « L’ascenseur social ne démarre pas au quinzième étage ! ».

Anne Chemin, article paru dans le Monde du 15 avril 2012.

Photo / © Jacek Chabraszewski - Fotolia.com

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Date de première rédaction le 2 mai 2012.
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