Entretien

« Les inégalités de revenus entre les populations du monde diminuent depuis le début des années 2000 », entretien avec Branko Milanovic, économiste à la Banque mondiale

Les inégalités de revenus dans le monde diminuent depuis le début des années 2000, mais restent à un niveau très élevé. Branko Milanovic, chef-économiste à la Banque mondiale, est l’un des spécialistes de la question des inégalités de revenus dans le monde.

Publié le 28 février 2012

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Revenus Niveaux de vie

Quelle est l’évolution des inégalités de revenus dans le monde ?

Pour pouvoir répondre à cette question d’apparence simple, il est nécessaire de prendre en compte les disparités de revenus entre les populations de chaque pays. Les inégalités de revenus dans le monde sont aujourd’hui plus élevées qu’à l’époque de la Révolution industrielle, au milieu du XIXe siècle. Cet accroissement des inégalités n’est pas le reflet de l’appauvrissement des pays et des populations plus pauvres, mais de l’enrichissement plus important des pays et populations les plus riches.

Néanmoins, on observe depuis quelques années un retournement de tendance : les inégalités entre les populations du monde ne s’accroissent plus depuis la fin des années 1980 et diminuent depuis le début des années 2000. Cette évolution récente est le résultat d’un enrichissement plus important des pays en développement que celui des pays les plus riches. En d’autres termes, les taux de croissance des pays riches sont plus faibles que ceux des pays en développement. Et au regard des taux de croissance actuels, on peut s’attendre, dans les années qui viennent, à une diminution encore plus importante des inégalités de revenus.

La crise économique actuelle, qui touche principalement les pays riches, conduit donc à une baisse des inégalités entre les pays ?

L’affaiblissement des taux de croissance des pays les plus riches et, en parallèle, l’amélioration des taux de croissance des pays en développement conduit mécaniquement à une réduction des inégalités de revenus à l’échelle mondiale. Ainsi, la crise conduit à une distribution plus égalitaire des revenus dans le monde.

Nous, citoyens des pays riches, avons tendance à nous préoccuper davantage des disparités et des difficultés sociales rencontrées au sein de nos propres pays, tout en omettant de nous soucier des inégalités dans le monde. Avec la crise et l’augmentation importante du chômage, ce phénomène est bien sûr exacerbé. Cette préoccupation est logique, car les gens sont directement concernés, et nous sommes tous les jours incités à penser à un niveau national avant de le faire à un niveau global. Mais, au regard de la distribution globale, elle n’est pas fondée : le fait même de naître dans un pays riche suffit à garantir un niveau de revenus bien supérieur à une très grande majorité de la population du monde. Par exemple, les plus pauvres des Etats-Unis font partie des 30 % les plus riches du monde… Etre le citoyen d’un pays riche préserve de bien des difficultés au regard des inégalités de revenus dans le monde.

Le niveau des inégalités dans le monde s’explique davantage par les écarts entre les pays ou entre les différences de niveaux de vie au sein des pays ?

Les inégalités entre les individus au sein de chaque pays ont un impact sur le niveau des inégalités dans le monde. Si ces inégalités augmentent, comme c’est le cas notamment dans les pays riches ou par exemple en Chine, cela va bien sûr contrecarrer la tendance à la réduction des inégalités observées entre les populations nationales.

Mais les inégalités de revenus entre les populations des différents pays ont beaucoup plus d’incidence sur la distribution des revenus dans le monde que les écarts observés au sein des pays. Les inégalités globales sont plus importantes que les inégalités observées à l’intérieur de n’importe quel pays au monde, y compris au Brésil ou en Afrique du sud, pays dans lesquels les inégalités sont très élevées. A titre de comparaison, le coefficient de Gini [1] mondial est estimé à 0,70 [2], tandis que celui d’un pays comme le Brésil est inférieur à 0,60. Le pays de naissance des personnes – ce que j’appelle en anglais « location », qui pourrait donner en français la localité – a de fait bien plus d’incidence sur le niveau de revenus des personnes que la place sociale – ce que je nomme « class », qui donnerait classe ou catégorie sociale en français – qu’elle occupe au sein de son pays.

Ceci constitue un renversement important par rapport au constat que l’on pouvait faire à l’époque de la Révolution industrielle : sur le long terme, l’augmentation des inégalités dans le monde s’est accompagnée d’un changement dans la composition de ces inégalités. A la fin du XIXe siècle, la classe sociale était plus déterminante que le pays de naissance pour expliquer le niveau des inégalités de revenus dans le monde. C’est pourquoi on pouvait considérer, comme le faisait l’économiste Karl Marx, que la distribution des revenus dans le monde reflétait dans une certaine mesure une lutte des classes. On ne peut plus dire cela aujourd’hui.

Quelle est la meilleure voie à suivre pour lutter contre les inégalités de revenus dans le monde ?

Tout d’abord, l’idée d’une redistribution globale des richesses est tout simplement utopique. Il n’y a pas de volonté de la part des populations occidentales de faire un tel effort de redistribution, même si l’aide au développement, transfert partiel des richesses des pays riches vers les pays pauvres, n’a jamais été aussi importante.

Je pense à l’inverse que la croissance est nécessaire pour réduire les inégalités : à l’appui du constat selon lequel les inégalités globales illustrent principalement un écart entre les populations des pays riches et pauvres, la meilleure chose à faire serait que les pays les plus pauvres s’enrichissent plus rapidement que les pays les plus riches. Une autre composante, toute aussi importante, serait de faciliter l’immigration au sein des pays riches. Il faut en quelque sorte changer notre idée de ce qu’est le développement. C’est avant tout un processus national d’enrichissement. Mais le développement est également facilité par la migration des gens pauvres vers les pays riches. Le résultat, sur le plan de l’élimination de la pauvreté et des inégalités dans le monde est le même. Politiquement, bien-sûr, les migrations posent beaucoup plus de problèmes, mais ceci est un autre sujet.

Propos recueillis par Cédric Rio

Branko Milanovic est chef-économiste à la Banque mondiale et membre du Conseil scientifique d’Inequality Watch, le réseau européen sur les inégalités. Il est reconnu pour ses travaux sur les inégalités dans le monde. Il a notamment publié en 2011 The Haves and the Have-Nots. A Brief and Idiosyncratic History of Global Inequality (Nova Iorque, Basic Books) et Worlds Apart : Measuring International and Global Inequality (Princeton, Princeton University Press) en 2005.


[1Le coefficient de Gini est un indice synthétique qui permet de mesurer les inégalités de revenus. Il permet de comparer la situation avec une situation d’égalité parfaite, qui correspond à 0, et une situation dans laquelle un individu récupère l’ensemble des revenus, qui correspond à 1. Plus on est proche de 0, plus la situation observée est égalitaire, et plus on s’approche de 1 plus elle est inégalitaire.

[2Le coefficient de Gini proposé ici est calculé sur la base des Produits intérieurs bruts par habitant et tient compte du nombre d’habitants dans chaque pays concerné.

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Date de première rédaction le 28 février 2012.
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