Analyse

Faut-il s’inquiéter des inégalités et de la pauvreté dans les pays riches ?

Doit-on s’inquiéter de la pauvreté et des inégalités sociales dans un pays riche comme la France, quand on connaît la misère des conditions de vie des habitants des pays les plus pauvres du monde ? Une analyse de Cédric Rio et Louis Maurin, de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 26 décembre 2014

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Revenus Niveaux de vie

Malgré l’extrême pauvreté dont sont victimes des milliards de personnes dans le monde – essentiellement au sein des pays en développement – les débats au sein des pays riches portent surtout sur la pauvreté et les inégalités à l’échelle nationale. L’Observatoire des inégalités participe de ce phénomène, en publiant moins d’articles dans sa rubrique « Monde » que sur la France [1]. Comment expliquer ce phénomène ?

Un monde scindé en deux

Les écarts de revenus et de conditions de vie entre les populations les plus riches et les plus pauvres du monde sont vertigineux, même si, dans certains domaines, ces écarts tendent à diminuer depuis quelques années [2]. Au point que notre monde apparaît, pour ainsi dire, scindé en deux.

On comptabilise un milliard de personnes extrêmement pauvres en 2011 dans le monde - elles vivent avec moins de 38 euros par mois - selon les dernières estimations de la Banque mondiale. Le seuil français à 50 % du revenu médian correspond à des revenus mensuels inférieurs à 828 euros (données 2012 ), plus de 20 fois supérieur au seuil utilisé par la Banque mondiale [3]. Si on utilisait le seuil mondial d’extrême pauvreté, cette dernière aurait été éradiquée en France.

Les populations qui souffrent de l’extrême pauvreté vivent dans leur quasi-totalité dans les régions en développement. Près de la moitié de la population est concernée en Afrique subsaharienne, et un quart de la population en Asie du sud [4]. Cette pauvreté monétaire signifie pour certains des conditions de vie indignes, équivalentes à ce que les pays riches ont pu connaître il y a plus d’un siècle. Ainsi par exemple, seulement 63 % de la population d’Afrique subsaharienne dispose d’un accès à l’eau potable (Organisation Mondiale de la Santé - Unicef, données 2011), et 840 millions de personnes sont sous-alimentées dans les pays en développement (FAO, données 2011-2013). Dans ces pays, l’espérance de vie à la naissance est beaucoup plus faible que la moyenne mondiale : 52,9 années en Afrique subsaharienne, alors que la moyenne mondiale atteint 68,7 années (Nations Unies, données 2010).

Pour la plus grande partie des populations des pays riches, l’accès aux biens de base tels que l’eau potable ne constitue plus un problème. Les maladies qui tuent au sein des pays les plus pauvres (diarrhée, paludisme, choléra, etc.) ont disparu, notamment en raison de l’amélioration des conditions d’hygiène. La plupart des pays développés se sont dotés d’un système de protection sociale permettant de garantir une partie des aléas de la vie. Ces conditions de vie dont bénéficient les populations des pays riches se reflètent dans la longévité de leur espérance de vie à la naissance : elle est de 80,2 années en Europe de l’Ouest et de 78,4 années en Amérique du Nord.

Au-delà des éléments vitaux, les habitants des pays riches accèdent à un ensemble de services publics plus ou moins développés selon les pays. Dans ce cadre, la question de l’accès à l’école est essentielle. Si la quasi-totalité des jeunes y sont scolarisés jusqu’à 16 ans, c’est loin d’être le cas partout dans le monde : 61 millions d’enfants en âge d’être à l’école primaire ne sont pas scolarisés dans le monde. En Afrique subsaharienne, le taux de scolarisation n’est que de 78 % au primaire et de 41 % au secondaire (Unesco, données 2012), et les conditions d’études n’ont rien à voir avec celles que connaissent les enfants des pays riches.

Deux poids, deux mesures ?

Le principe fondamental selon lequel tous les êtres humains « naissent libres et égaux en droits », c’est-à-dire que « tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne » [5], est aujourd’hui largement admis. Hommes ou femmes, personnes nées au Gabon, au Brésil ou en Italie, toutes et tous, en théorie, ont les mêmes droits et participent à une humanité commune. Or, les éléments affichés plus haut illustrent l’écart entre les principes et la réalité. Comment se fait-il que l’on s’en inquiète aussi peu ? Le peu d’intérêt que les habitants des pays riches portent à la pauvreté qui sévit au sein des pays en développement donne le sentiment qu’il existe deux poids deux mesures dans notre rapport aux êtres humains.

Si nous accordions la même considération à tous, l’amélioration des conditions de vie des plus pauvres dans le monde devrait constituer la plus grande source de préoccupation des pays riches, bien plus que leur situation nationale. Doit-on vraiment se battre, par exemple, pour quelques années de travail en moins quand l’immense majorité des travailleurs dans le monde ne savent même pas ce qu’est la retraite ? Les femmes françaises ne seraient-elles pas trop exigeantes au regard de la situation de celles d’Arabie Saoudite ? Est-il pertinent de mettre en avant les inégalités de départ en vacances quand certains n’ont pas accès à l’eau potable ?

Le manque d’intérêt porté à la situation des pays en développement constitue une forme de mépris des riches envers les pauvres. Pour certains, il relève d’intérêts économiques bien compris : ainsi par exemple si aucun mouvement d’ampleur internationale pour dénoncer la situation des femmes en Arabie Saoudite n’est vigoureusement soutenu par les gouvernements des pays du Nord, c’est en partie que des intérêts pétroliers énormes sont en jeu.

S’il est nécessaire de tout faire pour réorienter les débats, cela ne signifie pas pour autant qu’il faille oublier les inégalités et la pauvreté au sein des pays riches, et ce pour plusieurs raisons.Tout d’abord, la grande misère n’a pas disparu dans les pays les plus opulents. Selon l’Insee, 1,3 million de personnes vivent dans des logements sans confort en France. Sans l’aide des Restos du cœur ou d’autres associations, certaines familles auraient du mal à se nourrir. Parmi les plus pauvres des plus pauvres, on trouve notamment des travailleurs étrangers sans papiers, exploités dans leur emploi et logés à prix d’or dans des taudis par des marchands de sommeil. Des milliers de personnes vivent dans des caravanes, des cabanes ou des logements qui ressemblent fort à des bidonvilles. Le quart-monde est loin d’avoir totalement disparu du monde riche.

Même persistante, l’ampleur de cette extrême misère n’a bien sûr pas grand-chose à voir avec ce qui existe dans les pays pauvres. Si l’on s’inquiète peu de ce qui s’y passe, c’est pour une autre raison : chaque société constitue, pour partie, une sphère autonome avec des problématiques spécifiques. Dans les pays riches, outre les difficultés à boucler les fins de mois, à accéder à un logement jugé décent, aux soins, etc., l’un des symptômes de la pauvreté est le sentiment d’exclusion sociale, le sentiment de vivre à part, d’être un citoyen de « seconde zone ». Le fait de ne pas disposer de suffisamment de ressources réduit considérablement la possibilité de développer une vie sociale « normale » par rapport au reste de la société : impossible d’aller au restaurant, à un concert, de prendre des congés. Pour des parents, ne pas pouvoir offrir les mêmes loisirs, les mêmes vêtements et tous les fruits de la modernité à ses enfants, est particulièrement destructeur. Parfois, une telle exclusion a des conséquences concrètes : l’impossibilité de disposer d’une connexion Internet ou d’une automobile complique considérablement la recherche d’un emploi, réduit l’accès aux réseaux sociaux et plus largement à l’information.

Des parents au chômage qui n’ont pas les moyens d’offrir des vacances à leurs enfants ne se rassurent pas en pensant que l’immense majorité des familles sur la planète ne sait même pas ce que sont les vacances. Ne se situant pas sur la même échelle, la prise en compte de l’une de ces réalités ne peut légitimement conduire à une minimisation de l’autre. La hiérarchie des inégalités ne peut pas se faire uniquement sur leurs conséquences réelles, mais également sur leur valeur symbolique. Un organisme comme l’Observatoire des inégalités ne pourrait éluder les questions qui se posent en France, sous prétexte que leur impact est réduit par rapport à la situation internationale. S’il s’inquiète des taux de départs en vacances, c’est que l’écart entre le discours médiatique sur la généralisation des congés pris hors du domicile et la réalité sociale est considérable. C’est une vision relative des inégalités.

Pour bien comprendre cette idée, il peut être utile de la transposer de l’espace au temps. En 2012, on l’a vu, une personne seule était considérée pauvre en France avec moins de 828 euros par mois. En 1970, ce même seuil était de 402 euros (exprimés en euros de 2012, après inflation). Cette évolution reflète une amélioration très importante des conditions de vie des plus démunis en France. Doit-on en conclure que les pauvres d’aujourd’hui n’ont pas à se plaindre, compte tenu des modes de vie du passé ? On peut comprendre que des générations qui ont connu des temps plus difficiles répondent par l’affirmative – discours très répandu. Mais même si le calcul des niveaux de vie prend en compte ces écarts de conditions de vie, en intégrant l’évolution du prix des denrées alimentaires, du logement ou encore de la santé, les besoins ne sont pas les mêmes : la qualité du logement, l’accès à l’éducation (et notamment aux études post-bac), etc., ont largement progressé, tout comme nos exigences sociales. Ainsi, les attributs même de la notion de pauvreté ont évolué. Dans le passé, les enfants issus de la classe ouvrière n’avaient que peu de chances d’étudier. Aujourd’hui, les études sont potentiellement ouvertes à tous, quelle que soit l’origine sociale.

Tout comme notre rapport à la pauvreté, le sentiment d’inégalité existe parce que nous nous comparons à des individus qui nous apparaissent socialement semblables. Mais l’ampleur de la sensibilité aux écarts au sein d’un territoire donné est d’autant plus importante que l’égalité constitue une valeur forte. La promesse d’égalité compte autant que la situation réelle des écarts. Plus l’on se rapproche de situations comparables, plus la sensibilité peut être grande : « quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande » [6], écrivait Alexis de Tocqueville au milieu du XIXe siècle. C’est l’une des raisons pour lesquelles les inégalités à l’échelle mondiale nous apparaissent moins urgentes que celles observées à l’échelle nationale, malgré la réalité des faits. C’est aussi la raison pour laquelle les débats sur les inégalités sociales sont plus intenses en France qu’en Inde par exemple. Si la question des inégalités prend une telle ampleur en France, c’est nullement que les écarts y sont plus grands : notre pays figure parmi les moins inégalitaires au monde. A l’inverse, dans les pays les plus pauvres – et particulièrement ceux où existent des castes – l’idée même d’inégalité peut paraître saugrenue : on ne se compare pas.

Les citoyens des pays riches ne peuvent s’abstraire de leur système de valeurs, d’autant plus que celui-ci est en permanence réaffirmé par l’autorité publique, quelle que soit son orientation politique. Le mot « égalité » figure au fronton de toutes les mairies, il est utilisé dans l’ensemble des discours et est promu par la République qui a même créé des instances pour la faire respecter. « La France ne serait pas la France sans cette passion de la liberté, de l’égalité et de la fraternité qui est le propre de la République », indiquait ainsi le président de la République d’alors, Nicolas Sarkozy, lors d’un discours en décembre 2008.

Remettre les inégalités à leur place

Il faut remettre les inégalités à leur place, prendre conscience de l’ampleur qui sépare les citoyens d’un même monde. Alerter sur les inégalités mondiales, comme le font notamment les organisations non-gouvernementales, est plus que jamais nécessaire. D’autant que, bien plus que les générations précédentes, nous disposons d’outils (statistiques toujours plus précises, médias audiovisuels, réseaux sociaux, etc.) qui nous permettent de savoir avec précision et en temps réel ce qui se passe à l’autre bout du monde.

La tentation est grande de fermer la porte d’accès aux bienfaits matériels aux populations du Sud, au nom de la préservation de notre « modèle social », ou par souci de l’environnement et des générations futures. Le protectionnisme de plus en plus mis en avant est aussi une façon de fermer la porte de la richesse aux pays en développement. Pour se donner bonne conscience, de nombreux discours idéalisent ainsi les modes de vie et la culture des pays « différents » et mettent en avant les déboires consuméristes des plus riches. Ce relativisme peut être légitime s’il permet de faire comprendre que les inégalités ne décrivent pas l’ensemble de la vie en société, s’il prône le respect des cultures dominées, ou encore s’il permet d’alerter sur les conséquences, pour l’ensemble de la planète, des modes de vie destructeurs des habitants des pays riches. Mais il ne doit pas servir d’alibi à l’abandon de la recherche de l’égalité entre l’ensemble des individus de la planète.

Cela ne doit pas conduire à basculer dans un autre relativisme, qui, au nom de l’universalité de l’humanité, oublierait la violence que constituent les inégalités subies par les habitants des pays riches et l’importance qu’il y a à les réduire. Renoncer à l’idéal d’égalité au Nord ne rendrait en rien plus égaux les habitants des pays pauvres. Au contraire : ce travail permanent constitue aussi une forme d’entraînement plus global. Il est lui-même porteur de progrès pour les autres pays. Si la jeunesse des pays arabes s’est révoltée c’est aussi parce qu’elle a observé ce qui se passait ailleurs dans le monde et peut s’y comparer. Dans un monde où l’information ne connaît plus de frontières, la possibilité de comparaison s’étend et inspire celles et ceux qui revendiquent l’égalité. Si Tocqueville a raison, alors la mondialisation devrait donner des ailes à tous les mouvements qui, au Sud, aspirent à l’égalité.

Photo/ © elavuk81 - Fotolia.com


[1Avec 13 % des visites, notre rubrique « Monde » arrive en seconde position par les articles de données, après la rubrique « Revenus ».

[2Voir « Les inégalités de conditions de vie dans le monde », Notes de l’Observatoire n°2, Observatoire des inégalités, février 2014.

[3La Banque mondiale retient un seuil d’extrême pauvreté de 1,25 dollar par jour, soit moins de 38 euros par mois. Le taux de pauvreté est lui fixé à 2,5 dollars.

[4Données pour l’année 2011, dernière année pour laquelle nous disposons d’estimations. Voir notre article « La pauvreté baisse dans le monde mais de fortes inégalités persistent entre territoires ».

[5Déclaration universelle des droits de l’Homme, extraits de l’article premier et troisième, Nations Unies.

[6Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique (1840), tome II.

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Date de première rédaction le 26 décembre 2014.
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