Analyse

Comment se construisent les inégalités sociales de santé ?

Comment expliquer qu’un cadre à 35 ans ait une espérance de vie de 46 ans, alors qu’un ouvrier du même âge ne dispose que de 39 années à vivre en moyenne ? Le tour de la question des inégalités sociales de santé, par Pierre Volovitch de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 21 décembre 2010

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Modes de vie Santé

Comment expliquer qu’un cadre à 35 ans ait, en moyenne, une espérance de vie de 46 ans, alors qu’un ouvrier du même âge ne dispose que de 39 années à vivre en moyenne ? Que chez les enfants d’ouvriers, le risque d’obésité soit de près de quatre fois plus élevé que pour les enfants de cadres ? Les obstacles les plus évidents sont économiques : rien de tel que d’être riche pour être aussi bien portant. Mais ils ne sont pas les seuls.

Les obstacles les plus évidents sont d’ordre économique

Les revenus comptent

 15 % de la population française déclarent avoir renoncé à des soins pour des raisons financières en dépit du système de protection sociale. Principalement, il s’agit des soins mal pris en charge par l’Assurance maladie : les dents, les lunettes… 0,5 % des enfants de cadres supérieurs en classe de 3e ont au moins deux dents cariées non soignées, contre 8,5 % des enfants d’ouvriers non-qualifiés. La Finlande a quasiment fait disparaître les inégalités dans ce domaine en mettant en place des soins obligatoires et gratuits dans le domaine dentaire à l’école. Sur ce point, lire notre article « Santé bucco-dentaire des adolescents et milieu social ».

 Les renoncements aux soins concernent également des maladies chroniques. Certes, le coût unitaire des soins peut sembler faible, mais leur renouvellement fréquent sur la durée est onéreux.

 Les services d’urgence des hôpitaux sont – du fait de leur accès gratuit - de plus en plus fréquentés par des populations pour lesquelles l’avance de frais est un problème. Dans le système de soins français le « tiers payant » [1] n’est pas généralisé, il faut souvent payer, puis attendre le remboursement.

L’impact des conditions de vie

 Les grandes avancées hygiénistes du début du 20e siècle, le renforcement des normes sanitaires dans le domaine du logement ont considérablement réduit l’impact des conditions d’habitat sur la santé, sans totalement l’éradiquer. L’humidité, les mauvaises conditions de chauffage ou le bruit pèsent sur la santé. Le saturnisme infantile existe toujours en France. Sans parler des personnes qui vivent à la rue dans des conditions d’hygiène très dégradées.

Le mouvement hygiéniste
A la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, confrontés aux graves problèmes de santé rencontrés par les populations ouvrières, des médecins, des élus, des responsables administratifs ont uni leurs efforts pour améliorer les conditions de vie des populations défavorisées. Leurs efforts ont en particulier porté sur les conditions de logement (aération, ensoleillement, taille…) et ont pris la forme de campagnes d’information, mais aussi de mise en place de réglementations. Cette alliance entre professionnels de la santé, responsables administratifs et politiques est connue sous le nom de « mouvement hygiéniste ».

 L’alimentation influence aussi l’état de santé. L’accès facilité à une nourriture trop riche en matières grasses, en sel ou en sucres, combiné à des modes de vie plus sédentaires joue un rôle dans la montée de maladies comme l’obésité ou le diabète… Les catégories sociales les plus modestes qui ont, en partie pour des raisons économiques, des modes d’alimentation moins variés, sont, plus que les autres, exposées à ce type de risque. Chez les 15 ans et plus, le taux d’obésité atteint 5,4 % pour les foyers dont le revenu dépasse 5 300 euros, contre 18,8 % pour ceux où il n’est que de 900 euros. Sur ce point, lire notre article « Obésité et milieux sociaux ».

Les facteurs culturels

Catégories sociales et rapport au corps

 Les personnes issues de milieux modestes - même dans les pays européens où la santé est pratiquement gratuite - accèdent aux soins plus tardivement, et plus souvent par le canal de la médecine de premier recours. A l’inverse, les catégories plus favorisées ont recours plus tôt aux soins, et plus souvent en passant par la médecine spécialisée. Les difficultés de santé des plus pauvres, prises en charge plus tardivement, donnent lieu à des soins plus lourds et plus coûteux pour de moins bons résultats. Le « seuil » à partir duquel la douleur, ou simplement la gêne, déclenche le recours au système de soins n’est pas le même d’une catégorie sociale à une autre. Les personnes qui exercent les métiers les plus pénibles apprennent à endurer des douleurs qui font partie du quotidien. Le seuil à partir duquel la plainte est possible s’élève. A la fois parce que l’accès aux soins est coûteux et peut être pénalisant dans son métier, à la fois aussi parce que la capacité à « tenir le coup » physiquement peut être valorisée.

Quand le patient et le professionnel parlent deux langages différents

 Souvent, le médecin, et dans une moindre mesure les autres professionnels de santé, parlent de la santé et du corps de leurs patients dans un langage correspondant à leur niveau d’études. Le patient, lui, en parle avec les savoirs et le langage dont il dispose et qui ne sont pas les mêmes que ceux du professionnel. La compréhension par le professionnel des symptômes que lui décrit le patient, et par le patient du traitement que propose le professionnel, est d’autant plus difficile que les écarts de formations sont grands.

 Le professionnel de santé n’a pas toujours une bonne connaissance des conditions de vie concrètes du patient, par exemple dans le domaine des horaires. La prescription n’est parfois pas adaptée à son rythme de vie.

La transmission des savoirs n’a rien d’automatique

 Notre système de santé fonctionne le plus souvent « comme si » les règles de base de l’alimentation, de l’hygiène, de l’usage des médicaments, étaient connues de tous. L’école, sauf initiative personnelle d’un enseignant, n’a pas de fonction de formation dans ce domaine. Or, ces savoirs sont très inégalement transmis et actualisés par l’éducation familiale.

Le travail a des effets directs et indirects

Le travail peut être pathogène [2]

 Le travail peut être pathogène par les produits que l’on utilise (chimie), par les travaux à accomplir comme des charges à porter, les poussières que l’on respire... Sur ce point, lire notre article « Les conditions du travail en France ».

 Il peut aussi être pathogène du fait de ses rythmes. Le travail « posté », avec des horaires variables, oblige l’organisme à des changements de rythmes perpétuels qui ont des effets négatifs bien identifiés sur la santé. Les mêmes gestes répétés à une forte cadence (travail à la chaîne, travail de saisie informatique, travail des caissières de supermarché) provoquent des lésions articulaires, aujourd’hui de plus en plus fréquentes et connues, les troubles musculo-squelettiques (TMS). Sur ce point, lire notre article « L’exposition aux maladies professionnelles ».

 La précarité du travail a un impact sur la santé. Le « collectif de travail » (les collègues ou la hiérarchie) a un rôle dans la transmission des savoirs qui permettent de se protéger contre les risques de l’activité exercée. Le travailleur précaire, qui passe d’un emploi à un autre, ne bénéficie pas de la protection de ce collectif de travail.

 L’impact du travail sur la santé peut également avoir des sources moins matérielles. Les formes actuelles d’organisation, où le salarié est tenu à des résultats tout en ne disposant pas toujours des moyens de les atteindre, sont fortement pathogènes. La forme extrême de la souffrance dans ce cas pouvant prendre la forme de suicide.

 Si le travail peut porter atteinte à la santé, l’absence de travail n’est pas un gage de bonne santé... Le chômage peut être pathogène. Les demandeurs d’emploi sont soumis à des inquiétudes, à des angoisses, dont les effets négatifs sur la santé sont reconnus.

Le travail et la santé de la famille…

Les rythmes de travail des parents - ou du parent dans le cas des familles monoparentales - ont un impact sur les horaires de la vie de famille, en particulier sur les horaires des repas et du coucher. Les horaires des adultes rendent parfois pratiquement impossible la prise commune de plusieurs repas, ce qui nuit évidemment à leur qualité. Le fait de devoir veiller tard se répercute aussi sur la santé des enfants.

Un système d’inégalités

Les facteurs qui entraînent les inégalités sociales de santé forment un ensemble. Un bas niveau de qualification à la sortie de l’école conduit le plus souvent à un emploi dans lequel les contraintes du travail sur la santé sont fortes, qu’il s’agisse des rythmes imposés ou de la charge physique du métier. Ce travail contraignant est souvent mal rémunéré. La faiblesse des revenus joue, à son tour, sur les conditions de logement, les loisirs, les comportements alimentaires… Ces facteurs finissent par se combiner entre eux, ce qui accroît les inégalités.

Le milieu social n’agit pas pour autant comme une mécanique implacable. L’attention au corps se diffuse dans tous les milieux sociaux, et une partie des professionnels de santé œuvrent pour réduire ce type d’inégalités. Certaines mesures mises en place - comme la couverture maladie universelle (CMU) - améliorent l’accès aux soins des catégories défavorisées, mais d’autres, comme les déremboursements de médicaments ou la franchise de soin, agissent en sens inverse…

Pierre Volovitch.

Un impact qui ne se mesure que dans la durée
La santé peut être affectée par une exposition à des produits dangereux dans le cadre du travail, elle peut se trouver dégradée par une période de chômage, elle peut être liée à un problème de logement… La difficulté de mesurer ces impacts peut venir du fait que les effets sur la santé de ces diverses situations ne sont pas immédiats. L’étude de l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (Irdes) sur la « vulnérabilité sociale » [3] a ainsi montré que la présence, dans une période antérieure, d’épisodes de ce type, peuvent jouer sur l’état de santé présent des personnes même si leur situation s’est depuis améliorée. La probabilité de se déclarer en mauvaise santé est multipliée par plus de trois quand la personne a subi plusieurs périodes de chômage dans les périodes antérieures (multiplication par 3,5), quand elle a dû, sans l’avoir choisi, avoir recours à un hébergement chez un proche (multiplication par 3,6)…

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[1Tiers-payant : prise en charge de la dépense par un tiers (sécurité sociale, certaines assurances complémentaires), sans avance de frais.

[2Pathogène : qui entraîne une maladie pour le salarié

[3« Vulnérabilité sociale et santé ». Rapport Irdes n° 1621, 2006/01.

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Date de première rédaction le 21 décembre 2010.
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