Entretien

« Le seuil des deux millions de travailleurs pauvres est dépassé », entretien avec Denis Clerc

On compte plus de deux millions de travailleurs pauvres en France. Denis Clerc, conseiller de la rédaction d’Alternatives économiques, vient de publier « La France des travailleurs pauvres » (éd. Grasset). Il analyse le phénomène et ouvre des pistes pour le réduire.

Publié le 30 septembre 2008

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Revenus Emploi

Comment évaluer le nombre de travailleurs pauvres ?

Denis Clerc : Il convient tout d’abord de définir précisément ce que signifie le terme de « travailleur pauvre ». En France, on désigne ainsi les personnes qui ont été présentes sur le marché du travail (en emploi ou en recherche d’emploi) toute l’année, et qui ont été en emploi au moins un mois au cours des six derniers mois, et qui vivent au sein d’un ménage dont le revenu est inférieur au seuil de pauvreté. On en comptabilisait 1,75 million en 2005 (au sein de 1,5 million de ménages). Depuis cette date, le nombre de ménages pauvres s’est sans doute accru, pour deux raisons.

La première est que l’Insee, qui mesure le revenu médian (celui tel que la moitié des personnes ou des ménages gagnent plus et l’autre moitié gagnent moins), a intégré pour la première fois dans sa mesure en 2006 l’essentiel des revenus de la propriété (alors qu’il n’en intégrait jusqu’alors qu’un quart environ). Du coup, le revenu médian a augmenté et, de ce fait, le seuil de pauvreté, qui est fixé à 60 % du revenu médian, a augmenté également, et davantage de personnes (et de ménages) qui se trouvaient juste au-dessus de l’ancien seuil de pauvreté se sont retrouvées en-dessous, car, dans le bas de l’échelle, on dispose rarement de revenus de la propriété. Pour 2005, l’Insee a publié les chiffres avec l’ancienne méthode et avec la nouvelle : cette dernière a provoqué une progression de 8,2 % du nombre de personnes en situation de pauvreté. Si l’on applique cette progression également aux travailleurs pauvres, on devrait être aux alentours de 1,9 millions de travailleurs pauvres. Et sans doute davantage : car les ménages qui se trouvaient juste au-dessus de l’ancien seuil de pauvreté et qui, désormais, avec la hausse du revenu médian provoquée par l’intégration des revenus de la propriété, se retrouvent en-dessous, sont très fréquemment des ménages avec un ou plusieurs travailleurs.

A cette première raison, s’en ajoute une autre : en 2006 et 2007, le temps partiel a beaucoup progressé, en raison notamment de l’augmentation du nombre de salariés employés dans les services à la personne (en 2007, on en a compté environ 100 000 de plus qu’en 2006), où l’on travaille en général très peu : la durée moyenne hebdomadaire du travail dans cette branche est de 9 heures. Ce sont donc des emplois paupérisants, sauf si les personnes concernées vivent dans un ménage où il y a d’autres apporteurs de revenus, qui compensent et permettent d’éviter que le ménage tout entier dispose d’un revenu moindre que le seuil de pauvreté.

J’estime personnellement que le seuil des 2 millions de travailleurs pauvres est sans doute dépassé en 2008. Mais cela, on ne pourra le vérifier que dans trois ans, quand seront publiés les chiffres détaillés de l’enquête de l’Insee … Si l’on retient le chiffre de 2 millions – qui est commode parce que c’est un chiffre rond, mais qui est peut-être en réalité 2,1 millions -, cela signifie que 8 % des travailleurs vivent dans un ménage dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté.

Le phénomène est-il plus développé en France qu’ailleurs ?

Les comparaisons européennes sont difficiles. D’abord, parce qu’elles s’appuient sur une enquête sur les conditions de vie, où l’on demande aux ménages le montant de leurs revenus : or l’expérience montre que les ménages ont tendance à sous-estimer ce montant, non pas par volonté de frauder, mais tout simplement parce qu’ils oublient dans leur revenu telle prime versée annuellement, ou tel revenu issu d’un petit boulot passager. De ce fait, le revenu médian est sous-estimé, et le nombre de personnes vivant avec moins de 60 % de ce revenu médian également. Ensuite, Eurostat a une définition un peu plus restrictive de la notion de pauvreté laborieuse que ce n’est le cas pour l’Insee : il faut avoir été en emploi au moins sept mois sur les douze derniers. Ce qui aboutit à réduire de 12 % le nombre de travailleurs pauvres par rapport à la définition française. Si bien que, lorsqu’ Eurostat annonce que la proportion de travailleurs pauvres est de 6 % en France en 2006, il s’agit plutôt d’un chiffre sous-estimé, à la fois parce qu’il s’appuie sur une définition plus restrictive et parce qu’il ne prend pas en compte l’aggravation vraisemblable depuis 2006.

Néanmoins, ce chiffre permet de faire des comparaisons européennes. Au sein de l’Union européenne à 15, sept pays font mieux ou aussi bien que nous (Belgique, Danemark, Pays-Bas, Finlande sont tous à 4 %, Allemagne à 5 %, Irlande et Autriche étant à 6 %), et sept moins bien (la seule surprise étant la Suède, qui est à 7 %, tandis que le Royaume-Uni est à 8 %, le record étant détenu par la Grèce avec 14 %). Nous ne sommes ni parmi les meilleurs, ni parmi les moins bons : juste dans la moyenne européenne, ce qui n’est quand même pas très glorieux, pour un pays qui se flatte d’avoir une protection sociale au « top ».

Quelles sont les raisons qui expliquent la pauvreté au travail ?

Il y a deux raisons principales, et une qui l’est moins. D’abord, le temps partiel, le plus souvent subi. Mais pas toujours : dans une famille monoparentale, par exemple, la présence d’enfants dont il faut s’occuper empêche généralement de prendre un travail à temps plein, même lorsque l’occasion se présente. Ces emplois sont souvent paupérisants : pour une personne seule n’ayant pas d’autres ressources, il faut travailler 30 heures au Smic pour passer au-dessus du seuil de pauvreté. Or le temps partiel moyen est de 23 heures, et de 9 heures dans les seuls emplois de services à la personne. Cela serait encore acceptable si des évolutions de carrière permettaient à ceux (et surtout celles) qui occupent ces emplois à temps partiel paupérisants soit d’augmenter progressivement leur temps de travail, soit de faire reconnaître leurs acquis professionnels, et donc d’avoir des hausses de salaires horaires. C’est parfois possible, mais, le plus souvent, les emplois à temps partiels occupés par les travailleurs pauvres sont situés dans des branches où de telles évolutions de carrière sont impossibles : quand on est femme de ménage, l’espoir de devenir un jour contremaître ou organisateur du travail est nul, et la seule façon de sortir de ce métier et des temps partiels qui vont avec est d’arrêter de travailler.

Ensuite, les emplois temporaires : des emplois en contrat à durée limitée (ou en intérim) entrecoupés de périodes de chômage peu ou pas indemnisé : pour être indemnisé, il faut avoir travaillé au moins 6 mois au cours des 22 derniers mois, ce qu’une part importante des jeunes, par exemple, ne sont pas en mesure de faire au cours des 3 ou 4 premières années de leur vie active. En outre, ces jeunes sont exclus du RMI (et demain du RSA) s’ils ont moins de 25 ans et n’ont pas de charges de famille.
Ces deux premiers ensembles de travailleurs pauvres représentent environ 70 % du total, à peu près 35 % chacun.

Le troisième ensemble est composé de travailleurs à temps plein (souvent des travailleurs indépendants d’ailleurs), mais ayant des charges de famille non compensées par d’autres apports de revenus suffisants (prestations familiales ou autres revenus d’activité). En général, ce troisième ensemble est proche du seuil de pauvreté. On remarquera que, aux Etats-Unis, c’est ce groupe qui est largement majoritaire, car le salaire horaire minimum fédéral (6,15 dollars, soit environ 4 euros …) y est très faible. En France, le niveau relativement élevé du Smic et les prestations familiales (versées seulement à partir du 2ème enfant quand il s’agit d’allocations familiales) a permis d’empêcher que la pauvreté laborieuse progresse chez les travailleurs à temps plein (sauf chez les travailleurs indépendants). Ce n’est donc pas la hausse du Smic qui est l’arme la plus efficace pour réduire la pauvreté laborieuse : c’est la lutte contre les temps incomplets.

Comment lutter contre ? Le RSA est-il une arme efficace ?

Le RSA est un revenu social qui va venir compléter le revenu d’activité d’environ 600 à 700 000 travailleurs : leur niveau de vie va donc augmenter de 100 à 150 euros par mois en moyenne et une partie d’entre eux passeront au-dessus du seuil de pauvreté, surtout parmi les travailleurs à temps plein (de l’ordre de 300 000, le chiffre avancé par le Haut Commissaire aux solidarités actives, Martin Hirsch – 600 à 700 000 – étant sans doute surestimé, et concernant davantage le nombre total de personnes vivant dans des ménages de travailleurs pauvres qui passeront au-dessus du seuil de pauvreté).

Les autres travailleurs pauvres ne verront pas d’amélioration significative de leur situation, parce que le RSA viendra se substituer à d’autres revenus (prime pour l’emploi, prime de retour à l’emploi, intéressement suite à une sortie du RMI ou de l’API vers l’emploi). Le RSA est donc loin de tout régler, mais ce sera néanmoins un pas significatif en avant pour un tiers de travailleurs pauvres environ. On ne peut donc pas cracher dessus, et le critiquer en disant qu’il n’améliorera rien du tout, comme le font certains. Après tout, s’il va coûter 1,5 milliard versé par les ménages percevant des revenus de la propriété mais ne bénéficiant pas du bouclier fiscal, ces 1,5 milliard vont quand même atterrir dans la poche d’une partie des travailleurs pauvres, et l’on ne peut que s’en réjouir.

Mais attention : en ne prévoyant rien pour limiter les causes profondes du phénomène, le projet de loi créant le RSA risque en même temps d’inciter davantage d’entreprises à recourir à ce type d’emplois. Il est donc essentiel d’agir en même temps sur le marché du travail et sur le revenu social complémentaire au revenu d’activité. Entre parenthèses, sur ce dernier point, il est regrettable que le Gouvernement (et une large partie de la presse) ait présenté le RSA comme une carotte destinée à inciter les allocataires de minima sociaux à revenir à l’emploi. Si l’on en croit les expérimentations actuellement menées dans ce domaine, cette amélioration n’est pas spectaculaire : les retours à l’emploi progressent bien de 30 % (mais les rapports d’expérimentation ne disent rien de la qualité des emplois occupés). Mais le taux de retour à l’emploi d’allocataires du RMI étant de l’ordre de 15 % par an, 30 % de hausse des retours à l’emploi pour 15 % de Rmistes concernés, cela fait un taux de retour à l’emploi de 20 % : soit 5 points de mieux, à peu près 50 000 personnes supplémentaires chaque année. Les cibles essentielles du RSA sont les travailleurs pauvres, pas les « RMIstes » …

Comment aller au-delà ?

L’Etat dispose d’une « arme atomique » : les allègements de cotisations sociales et les abattements d’impôt sur le revenu. Il devrait donner aux partenaires sociaux un an ou deux pour négocier sur une réduction programmée des emplois temporaires et des emplois à temps partiel dans chaque branche, et si la négociation ne débouche sur rien, il sanctionnerait les branches sous forme de moindres allègements. De même, on peut imaginer que les particuliers bénéficiaires de réductions d’impôts au titre de l’emploi de personnes à domicile ne puissent en bénéficier que s’ils passent par des organismes mutualisateurs, dont le rôle serait de transformer des miettes d’emplois en emplois décents. Et les partenaires sociaux devraient se soucier, dans le cadre des prochaines négociations sur l’assurance chômage (qui s’ouvriront dans la deuxième quinzaine d’octobre), d’une moindre durée d’affiliation pour bénéficier d’une indemnisation. Enfin, il est scandaleux que les jeunes de moins de 25 ans soient écartés du RSA, alors qu’ils constituent un public très fragile, que leurs familles, quand elles sont elles-mêmes en difficultés, ne peuvent pas forcément aider.

Denis Clerc est économiste, conseiller de la rédaction et fondateur du magazine Alternatives Economiques. Il vient de publier « La France des travailleurs pauvres », aux éditions Grasset (coll. Mondes Vécus). On y retrouvera une analyse approfondie et des propositions plus détaillées pour lutter contre la pauvreté laborieuse.

Propos recueillis par Louis Maurin.

Photographie : Jeremy Demay.

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Date de première rédaction le 30 septembre 2008.
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