Point de vue

Pour la parité dans les toilettes

Un point de vue de Philippe Frémeaux, directeur du mensuel Alternatives Economiques.

Publié le 4 septembre 2003

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Femmes et hommes

Quelle femme n’a pas attendu, lors d’un départ en vacances, quinze bonnes minutes pour accéder aux toilettes d’une station d’autoroute ? Quelle amoureuse de théâtre n’a pas passé l’essentiel de l’entracte à attendre pour soulager sa vessie et s’est trouvé privée du plaisir de commenter les performances des acteurs en buvant un verre avec ses ami(e)s ?

C’est un fait : dans l’ensemble des bâtiments publics, le nombre de m² consacré aux toilettes des hommes et des femmes est toujours identique, selon une symétrie architecturale qui semble ancrée dans le marbre. Alors que dès mon plus jeune âge, j’avais compris qu’entre autres avantages dont la nature a généreusement doté les hommes, il y a celui de pisser debout(1), les architectes ne s’en sont toujours pas aperçu. Résultat : le nombre de places dont disposent les femmes pour uriner est généralement près de deux fois inférieur à celui offert aux hommes. Sachant que, mécaniquement, les premières mettent un peu plus de temps à soulager leur vessie (entrer dans les toilettes, fermer la porte, se déshabiller... sans compter le temps passé, pour certaines d’entre elles, à changer leur protection périodique), on comprend qu’il y ait toujours la queue devant les toilettes des dames... C’est ainsi que, chaque année, des millions de femmes perdent des centaines de milliers d’heures, dans une position inconfortable - ce n’est pas particulièrement agréable d’attendre alors qu’on a très envie de faire pipi. Une situation vécue comme une sorte de fatalité liée à leur genre alors qu’il suffirait tout bêtement de doubler la surface des toilettes destinées aux femmes pour y mettre un terme.

Cette question m’irrite depuis des années. Sans pour autant faire quoi que ce soit pour la changer. Après tout, je ne suis ni architecte, ni militant féministe affiché. Et ma vie professionnelle est consacrée à dénoncer des problèmes bien plus graves pour l’humanité en général et pour les femmes en particulier. Pourquoi alors lancer un tel manifeste ? Ne vais-je pas nuire à l’image des journaux qui m’emploient en m’engageant dans ce combat un peu pipi caca qui ne manquera pas de faire sourire les gens importants qui s’occupent des « vrais problèmes » ? Peut-être. Mais les gens importants font aussi pipi et caca (même s’ils n’aiment pas trop en parler). Autre question : en m’intéressant à cette question dont je reconnais bien volontiers qu’elle est d’importance secondaire, ne vais-je pas contribuer à distraire l’attention de combats bien plus essentiels pour le sort des femmes ? C’est vrai, l’enjeu de la parité en matière de toilettes est bien léger face aux inégalités subies par les femmes en matière d’emploi. Ou face aux violences dont elles sont victimes dans l’univers domestique ou professionnel...

Si je franchis finalement le pas aujourd’hui, c’est que cette question des toilettes est un puissant révélateur de la façon dont est pensée l’égalité dans notre République. Les décideurs de tout poil - en l’occurrence les architectes - croient encore qu’il suffit d’offrir à tous ce qui convient le mieux aux dominants pour que l’égalité soit établie. Sans s’interroger plus avant sur la situation spécifique des uns et des autres. C’est ainsi qu’on conçoit des toilettes pour hommes et femmes de manière identique, et qu’au bout du compte, les secondes en ont deux fois moins... C’est ainsi que l’école qui convient aux enfants de bourgeois est censée convenir, au nom de l’égalité républicaine, aux enfants issus de milieux moins favorisés, qui ne bénéficient pas des mêmes aides familiales et des mêmes recours. Ou que les autobus mis en service aujourd’hui demeurent plus que jamais inaccessibles aux handicapés. Sans être un chantre systématique de la discrimination positive, qui peut parfois conduire à stigmatiser ceux qui en bénéficient, je fais partie de ceux que révolte cet égalitarisme de façade qui assure la perpétuation de multiples discriminations et dominations. Lutter pour accroître le nombre de places dans les toilettes des dames ne fera sans doute guère avancer la cause des femmes, mais cela peut contribuer à faire prendre conscience, à partir d’un exemple que chacun a nécessairement déjà vécu à maintes reprises, combien notre société a besoin d’être plus attentive aux besoins des uns et des autres pour devenir plus douce à tous. Il serait pourtant bien simple de modifier les normes imposées en matière de construction. Et peu coûteux d’entreprendre les travaux nécessaires, dans tous les bâtiments recevant du public, pour établir enfin une véritable égalité entre genres face à l’envie de faire pipi. Tous ceux qui n’ont pas pris ce point de vue pour un canular mais comme une affaire sérieuse (même si elle peut faire sourire) devraient agir en ce sens, qu’ils (elles) soient architectes, militantes féministes, gérant(e)s de station service, directeurs(trices) de salles de spectacles, ou simples citoyen(nes).

(1) Encore qu’il s’agit largement d’une habitude culturelle. Dans de nombreux pays les hommes pissent accroupis.

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Date de première rédaction le 4 septembre 2003.
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