Analyse

La précarité des femmes sur le marché du travail

Selon Françoise Milewski (économiste et rédactrice en chef de La Lettre de l’OFCE), les inégalités entre les hommes et les femmes sont à l’origine de la précarité pour les femmes. Son analyse.

Publié le 8 mars 2006

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Emploi Femmes et hommes

Les femmes ont investi le marché du travail. Leur volonté d’indépendance financière, d’indépendance tout court, les a conduites, à partir des années 1960, à s’insérer dans les études et dans l’emploi, bien plus massivement qu’elles ne l’avaient fait auparavant. La croissance économique des Trente Glorieuses a facilité cette insertion, en même temps qu’elle en a résulté. De force d’appoint, les femmes sont devenues partie prenante de la population active.

L’évolution des marchés du travail depuis les années 1980 et surtout 1990, marquée par la croissance molle qu’ont connue la plupart des économies européennes et par les changements dans la régulation mondiale, a modifié les modes d’insertion individuelle dans l’activité, et en tout premier lieu ceux des femmes. La montée du chômage a distendu les liens à l’emploi, rendu plus floues les frontières entre l’activité et l’inactivité, changé les caractéristiques des emplois. Le développement structurel de certaines activités, notamment tertiaires, a renforcé cette évolution de la nature des emplois.

Parallèlement, et conjointement, les structures familiales ont évolué. Les séparations ne sont plus l’exception, les familles recomposées sont plus fréquentes, les familles monoparentales - terme neutre pour désigner, dans neuf cas sur dix, des femmes seules avec enfants - sont plus nombreuses, et les formes juridiques des unions ont changé.
La précarité, vécue ou potentielle, peut être définie comme des situations d’instabilité et de discontinuité, imposées ou « choisies » sous contrainte. Ce sont les ruptures de parcours, professionnels et personnels, qui créent la précarité ou son risque. Quand les caractéristiques des emplois occupés témoignent d’une relation instable au marché du travail (contrats à durée déterminée, dispositifs de la politique de l’emploi, etc.) ou stable dans le sous-emploi (temps partiels imposés), les femmes peuvent basculer vers la précarité, tout particulièrement après une rupture conjugale, car se cumulent plusieurs facteurs défavorables. Elles peuvent même tomber dans la pauvreté, quand, sans emploi stable ou parce qu’elles occupent des emplois mal rémunérés, elles ont des charges de famille. Mais la précarité ne se réduit pas à la pauvreté. Ce sont les notions d’instabilité, de trajectoires professionnelles, de ruptures de parcours, de fragilité de l’insertion et de difficultés de réinsertion qui sont essentielles.

C’est donc bien du côté des inégalités entre les hommes et les femmes qu’il faut rechercher l’origine de la précarité des femmes. Certes, la précarité ne leur est pas spécifique. Certains emplois occupés par des hommes sont également précaires. Mais les inégalités en accroissent à la fois l’occurrence et le risque pour les femmes [1].

L’emploi des femmes

Le pourcentage de femmes actives n’a cessé de progresser en France, en particulier si l’on exclut l’effet de l’allongement de la durée des études chez les jeunes : le taux d’activité des femmes de 25 à 54 ans atteint ainsi 80 % en 2003. Mais d’une part les écarts avec les hommes persistent, même s’ils se sont réduits : l’écart atteint encore, en 2003, 11,8 points pour le taux d’activité et 12,1 points pour le taux d’emploi des 15-64 ans, et respectivement 14,1 points et 15,1 points pour les 25-54 ans [2]. D’autre part, depuis le milieu des années 1990, on peut noter un ralentissement de la résorption des écarts de taux d’activité et de taux d’emploi. De plus, le temps partiel est devenu pour les femmes un mode d’entrée privilégié sur le marché du travail dans les années 1990 ; la progression des taux d’emploi est relativisée, voire annulée, si l’on raisonne en équivalent temps plein.

L’emploi est-il un rempart pour éviter la précarité ? Il est toujours une condition nécessaire, mais il n’est pas une condition suffisante. Les caractéristiques des emplois et les trajectoires jouent un rôle majeur dans la précarité. Ces caractéristiques sont essentielles en termes de continuité de l’insertion. Or les frontières de l’emploi et du sous-emploi, de l’activité et de l’inactivité sont fluctuantes pour nombre de femmes, en particulier pour les plus jeunes et les moins qualifiées d’entre elles. Les contrats à durée déterminée (CDD), les temps partiels contraints et les dispositifs de la politique de l’emploi concernent le plus souvent les femmes, et sont moins pour
les femmes que pour les hommes un mode d’insertion vers l’emploi durable. Les situations intermédiaires sont nombreuses. Les femmes qui sont en CDD y restent davantage que les hommes et obtiennent moins souvent un emploi à durée indéterminée (CDI) ; elles basculent aussi plus souvent vers l’inactivité. Si les chômeuses sont proportionnellement moins nombreuses que les chômeurs à rester en demande d’emploi, c’est parce qu’elles en « sortent » davantage par l’inactivité ; parmi celles qui retrouvent un emploi, elles sont bien plus nombreuses que les hommes à n’obtenir qu’un CDD. On peut multiplier les exemples de ce type, à la sortie d’une formation, d’un dispositif de la politique de l’emploi, etc. De plus, les faibles qualifications et l’emploi discontinu vont de pair avec les interruptions d’activité plus fréquentes lors de la naissance des enfants ; en général, les femmes bénéficiaires de l’allocation parentale d’éducation ne souhaitent pas tant rester au foyer que fuir un emploi aux conditions de travail difficiles. Or le recours au congé parental accentue leurs difficultés de réinsertion. On est là au cœur de la précarité, c’est-à-dire d’emplois instables et mal rémunérés, et d’une relation lâche et discontinue au marché du travail, qui se reflète dans les salaires et, au bout du compte, dans le niveau futur des pensions de retraite.

Le temps partiel et les emplois peu qualifiés

En 2003, parmi les 4 millions d’actifs à temps partiel, 82 % sont des femmes. Le temps partiel représente 29,8 % des emplois occupés par des femmes, contre 5,4 % pour les hommes. Si l’on se limite au seul secteur privé, la tendance est encore plus marquée : 32,1 % des femmes salariées de ce secteur travaillent à temps partiel. C’est le cas de 40,6 % des femmes en CDD et de 31,1 % des femmes en CDI.
Le taux d’activité des femmes a progressé de 10 points environ du milieu des années 1980 au début des années 2000. Mais l’essentiel de la hausse de l’emploi des femmes durant la période 1983-2002 est due à celle de l’emploi à temps partiel. L’extension du secteur tertiaire - qui emploie proportionnellement plus de femmes -, la politique économique visant à lutter contre le chômage - qui avait favorisé le temps partiel jusqu’au début des années 2000 par des mesures de réduction de cotisations patronales - ont concouru à développer les offres d’emploi à temps partiel. Ce sont les femmes qui ont été le plus concernées, surtout durant les années 1990, période d’accélération de la croissance du temps partiel. Les femmes à temps partiel constituent un groupe hétérogène. Lorsqu’il est imposé par les employeurs, le temps partiel est le plus souvent associé à un travail non qualifié, fréquemment instable parce qu’à durée déterminée, et à horaires atypiques. Il conduit alors à une précarité de l’insertion sur le marché du travail (insertion discontinue) et une dégradation des conditions de vie (les difficultés de l’articulation entre la vie professionnelle et la vie familiale sont accrues par les horaires atypiques). En revanche, lorsqu’il est « choisi » par les femmes, le temps partiel est souvent de longue durée hebdomadaire, transitoire dans le cycle de vie professionnelle puisque pris durant la période d’éducation des enfants, et il concerne le plus souvent des femmes qualifiées. Il n’est pas, alors, un facteur de précarité, même s’il est toujours un facteur de moindre développement de carrière, voire d’une plus grande dépendance financière du conjoint, source possible de difficultés lors d’une séparation. Il n’y a donc pas un temps partiel, mais des temps partiels.

Les femmes sont aussi surreprésentées dans les emplois peu qualifiés. Parmi les 5 millions de salariés peu qualifiés, 61 % sont des femmes. 30 % des emplois occupés par les femmes sont peu qualifiés, contre 19 % pour les hommes. Parmi les employés non qualifiés, 78 % sont des femmes ; les salaires et les conditions de travail associées à ces emplois sont difficiles. La disponibilité temporelle constitue le principal clivage entre les postes d’ouvriers non qualifiés (plutôt masculins) et les postes d’employés non qualifiés (plutôt féminins) : le travail du dimanche concerne près du tiers des employés non qualifiés (contre 15 % des ouvriers non qualifiés). La variabilité des horaires y est également plus forte que dans les emplois d’ouvriers : 56 % des employés non qualifiés déclarent travailler certains jours ou certaines semaines plus longtemps que l’horaire habituel. 40 % des employés non qualifiés n’ont pas deux jours de repos consécutifs. Cette disponibilité temporelle, qui peut prendre diverses formes (coupures, travail morcelé, imprévisibilité...), est défavorable à l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale.
Tout le monde s’accorde actuellement pour anticiper un fort potentiel de développement des emplois de services, en particulier des services à la personne, même si les évaluations diffèrent. En tout cas, il s’agira à coup sûr d’emplois essentiellement occupés par des femmes, à temps partiel et souvent à horaires atypiques. Certes le développement de ces emplois permet à des personnes peu diplômées de trouver un emploi. Mais pour éviter l’éclatement et la multiplicité des employeurs, la professionnalisation du secteur est indispensable (constitution de trajectoires vers des emplois plus stables, organisation des emplois du temps, filières de formation, validation des acquis de l’expérience, rémunérations prenant en compte les compétences et les qualifications, etc.). Sinon, à coup sûr dans dix ans, l’on constatera que les inégalités entre les hommes et les femmes se sont accrues et que la précarité des femmes s’est intensifiée.

Les catégories les plus fragiles

Toutes les contraintes qui pèsent sur les femmes en général, pèsent tout particulièrement sur certaines catégories. Les familles monoparentales sont constituées pour l’essentiel de femmes seules avec enfants pour lesquelles les contraintes liées à l’articulation vie professionnelle/vie familiale sont plus lourdes en termes financiers et en temps que pour les femmes en couple ; la protection sociale leur permet souvent d’échapper à la pauvreté monétaire, mais dans la dynamique de précarisation, les dimensions non monétaires s’ajoutent à la précarité liée à l’emploi ; celle-ci est même accentuée, car ces femmes sont souvent conduites à accepter des emplois peu attrayants. Les femmes immigrées sont plus éloignées que les autres du marché du travail, ce qui est un facteur supplémentaire de précarisation sociale et économique en cas de séparation, où elles perdent de fait tous leurs droits ; cependant, même si elles demeurent majoritaires dans le cadre du regroupement familial, la part des femmes parmi les immigrés pour raisons économiques ne cesse d’augmenter ; elles sont majoritairement présentes dans les services personnels et domestiques. Les femmes allocataires des minima sociaux sont les plus éloignées de l’emploi ; la précarité, pour elles, résulte le plus souvent du cumul de difficultés, professionnelles et personnelles ; les prestations ne compensent qu’en partie la précarité financière qui en découle.

Les salaires et les retraites

Les inégalités en termes d’emplois occupés se répercutent sur les salaires et les retraites. Actuellement en France, le ratio du salaire moyen des femmes comparé au salaire moyen des hommes se situe dans une fourchette allant de 80 à 85 % pour les salaires horaires, et de 75 à 80 % pour les salaires mensuels. Le resserrement de l’écart est en panne : ces fourchettes étaient du même ordre au milieu des années 1990. L’analyse de l’écart des salaires mensuels entre les femmes et les hommes met en évidence l’effet crucial du moindre nombre moyen d’heures de travail des femmes. C’est d’abord du côté des facteurs qui mettent les femmes et les hommes en position inégale sur le marché du travail qu’il faut chercher les raisons de l’écart des salaires et de sa persistance. L’écart des salaires entre femmes et hommes va croissant à mesure que l’on s’élève dans la distribution des salaires. Mais en même temps, les femmes sont sous-représentées dans le haut de la hiérarchie des salaires, et massivement surreprésentées dans le bas. Il faut donc relativiser le constat du moindre écart de salaires entre les femmes et les hommes dans le bas de la distribution, car la probabilité pour les femmes de se trouver dans le bas de cette distribution est plus élevée que celle des hommes.

La part des bas salaires dans l’emploi des femmes et des hommes est disproportionnée, touchant plus d’une femme salariée sur quatre, contre à peine un homme sur dix. Actuellement, près de 80 % des salariés à bas salaire sont des femmes, et 74 % d’entre elles occupent des emplois à temps partiel. Cette proportion est d’environ 10 points supérieure à son niveau du début des années 1990. Les femmes subissent un risque de bas salaire plus élevé en moyenne que les hommes, car elles occupent relativement plus souvent des emplois non qualifiés, dont les taux de rémunération horaire sont faibles, et qui sont en outre plus souvent offerts à temps partiel. Les bas salaires correspondent aussi plus souvent pour les femmes que pour les hommes à des situations durables. La concentration des femmes dans les « mauvais » emplois, et le fait qu’elles y restent plus longtemps en moyenne que les hommes peut résulter, en partie, de ce qu’elles acceptent, pour des raisons familiales, plus souvent des emplois peu attrayants ; ces mêmes raisons peuvent aussi les rendre moins mobiles que les hommes. Près de 60 % des femmes à bas salaire sont des mères de famille.
Les inégalités sur le marché du travail se répercutent aussi, au bout du compte, en inégalités dans les pensions de retraites, du fait de carrières plus courtes et de rémunérations moins importantes au cours de l’activité. C’est le propre d’un système de retraite à fondement professionnel. Des mesures visent à compenser certaines inégalités sur le marché du travail, par les avantages familiaux et conjugaux, par des mécanismes généraux de redistribution qui bénéficient principalement aux femmes, ou du fait de l’existence de minima de pensions. Le système mêle ainsi des principes de contributivité (reflétant le lien travail-retraite) et de solidarité, ce qui conduit à une moindre dispersion des pensions. Malgré ces mesures de compensation, les retraites des femmes demeurent inférieures à celles des hommes. Ainsi en 2001, les retraitées percevaient une pension moyenne de 606 euros au titre des droits acquis en contrepartie d’une activité professionnelle, contre 1 372 euros pour les hommes ; les femmes ne sont en effet que 4 sur 10 à avoir liquidé leur retraite avec une carrière complète - c’est-à-dire en ayant la durée de cotisation requise pour bénéficier du taux plein - alors que c’est le cas de 8 hommes sur 10. Lorsqu’on ajoute aux droits directs les autres composantes de la retraite, l’écart des pensions se réduit mais atteint encore 44 % pour les retraites moyennes totales. De plus, les femmes sont plus nombreuses que les hommes à percevoir les minima de pensions.

Des différenciations entre les femmes elles-mêmes

Toutes les femmes ne sont pas en situation de précarité. Des différences significatives, parfois croissantes, apparaissent entre les femmes elles-mêmes. C’est le cas dans l’emploi (certaines d’entre elles sont bien insérées, ont des emplois stables qu’elles peuvent choisir et faire évoluer, même si elles sont toujours discriminées en termes de salaires, de progression de carrières, etc.) ; au sein même des temps partiels (entre les femmes qui sont à temps partiel contraint et horaires atypiques non maîtrisés, et celles qui choisissent un temps partiel pour une période transitoire) ; parmi les femmes immigrées (selon leurs origines et leur génération) ; parmi les familles monoparentales (qui ne sont pas toutes précaires, même si leur niveau de vie est moindre en moyenne) ; pour l’accès aux modes de garde des enfants (le dispositif actuel a un effet de polarisation entre les femmes elles-mêmes, compte tenu de la disponibilité et des coûts des structures d’accueil) ; parmi les retraitées (qui ne sont pas toutes pauvres). Mais ce sont les inégalités entre les femmes et les hommes, dans la sphère professionnelle comme dans la sphère familiale, qui génèrent ces différenciations et la précarité pour certaines d’entre elles : les femmes sont reléguées à certaines tâches, à certains secteurs, à certaines formations, à certaines formes d’emplois.

Inciter à l’emploi, mais pas n’importe lequel

Parce que les facteurs d’une plus grande précarité des femmes que des hommes proviennent des inégalités existantes dans notre société, c’est en premier lieu du côté de la réduction de ces inégalités qu’est la priorité. Il faut toujours réaffirmer que l’emploi des femmes est une condition de leur indépendance. Il est un élément fondamental de l’égalité, facteur de progrès, de cohésion,
de justice sociale. C’est une valeur en tant que telle. On pourrait penser que l’on a dépassé les temps où l’ordre moral considérait que les femmes devaient s’occuper de leurs enfants et ne pas travailler à l’extérieur de la famille. Mais ces temps sont-ils vraiment dépassés ? Refleurissent périodiquement des thèses qui, sous couvert de l’éclatement de la famille traditionnelle, et/ou de la baisse de la natalité, et/ou de la montée de la violence chez les jeunes, etc., en attribuent la responsabilité à l’absence de la mère, trop occupée par son travail, et à la « dilution de la fonction d’autorité du père ». Une autre forme, plus subtile, consiste à poser la question : est-ce qu’il vaut mieux pour une femme avoir un travail épuisant, inintéressant, courir sans cesse du fait d’horaires atypiques de grande amplitude, ne pas avoir le temps de s’occuper de ses enfants comme elle le souhaiterait, au nom d’une indépendance économique en partie illusoire si son salaire n’est qu’un revenu d’appoint qui ne lui assure pas l’autonomie ? Sous différentes formes récurrentes, le retour des femmes à la maison constitue la référence implicite ou explicite de nombreux travaux sur la famille.

Dans l’emploi proprement dit, la nature des emplois occupés joue un rôle majeur dans la précarité. L’attention devrait donc être portée non seulement au degré d’insertion, mais aussi aux caractéristiques des emplois et aux trajectoires entre les différentes formes d’emplois ou de sous-emploi. Si le temps partiel contraint permettait d’accéder au temps plein, si les emplois à durée limitée permettaient d’accéder aux emplois stables, si la faible qualification pouvait être surmontée par la formation professionnelle et l’évolution vers d’autres métiers, on s’interrogerait moins sur la précarité. Ce n’est justement pas le changement qui est en cause, mais le fait que les femmes qui sont en temps partiel contraint, en emploi de durée limitée, ou en emploi pénible et à horaires atypiques, y demeurent le plus souvent, ou même basculent parfois vers l’inactivité. C’est donc aux trajectoires qu’il faut porter attention.

La question de l’articulation des temps sociaux est essentielle, de sorte de ne pas encourager les hommes à allonger leurs horaires (pour gagner plus) et les femmes à les raccourcir (pour avoir du temps pour les enfants et la famille).

Enfin, les structures d’accueil de l’enfance jouent un rôle primordial dans l’aide aux parents pour articuler travail et vie familiale, ce qui a des effets tant en termes de fécondité que d’activité professionnelle des femmes. Comparée à la plupart des autres pays européens, la France est plutôt généreuse en matière d’aide aux familles. La politique familiale subventionne en effet la plupart des modes d’accueil des enfants et contribue de la sorte au maintien dans l’emploi d’un grand nombre de mères et au maintien relatif du niveau de la fécondité. Cependant, tous les dispositifs n’ont pas le même effet et ne sont pas équivalents quant à l’incitation à l’activité professionnelle. En dépit de l’accroissement de l’offre d’accueil au cours des dernières décennies, celle-ci reste insuffisante en quantité (deux tiers des enfants de moins de trois ans sont gardés par leur famille), et par rapport aux préférences exprimées des parents. Les congés parentaux ont en pratique un effet désincitatif sur le travail des mères, en particulier les moins qualifiées ou inscrites dans des trajectoires professionnelles instables : le taux d’activité des mères de deux enfants a chuté de 18 points depuis l’extension de l’allocation parentale d’éducation (APE) en 1994.

Les politiques publiques doivent être cohérentes. Or elles ne le sont pas. Certaines mesures générales ont pour effet de renforcer les inégalités entre les femmes et les hommes (incitations au temps partiel, congés parentaux, réforme des retraites, etc.), et aggravent par là les risques de précarité pour certaines femmes. La prise en compte de l’impact de toutes les mesures de politique publique à l’aune de leurs effets sur les inégalités est donc une nécessité, dans un souci de cohérence de l’action publique.

Inégalités de genre et marché du travail

La dimension féminine est le plus souvent marginalisée - voire absente - de la plupart des réflexions sur la précarité : les femmes sont un exemple parmi d’autres (les femmes, les jeunes ou les vieux). Ce qui fait la particularité de la situation des femmes n’est pas l’objet de réflexions particulières ou est à peine évoqué : on laisse ce terrain aux recherches sur le genre... Or la précarité des femmes et, plus largement, les inégalités entre les femmes et les hommes ont ceci de spécifique qu’elles intègrent de nombreuses dimensions, professionnelles et familiales, collectives et individuelles. Le lien des femmes à l’emploi est déterminé par le fait qu’elles assument toujours en grande partie la responsabilité d’articuler tâches professionnelles et familiales. La relation au marché du travail et la relation à la famille sont intimement reliées.

L’analyse des inégalités et celle du fonctionnement même de nos sociétés ne peuvent être menées sans la prise en compte des mécanismes de la discrimination entre les femmes et les hommes, et de la façon dont ils déterminent les formes de la précarité pour les femmes et les différenciations entre les femmes elles-mêmes. Il s’agit de composantes essentielles de la régulation sociale, d’un double point de vue : les évolutions économiques influent sur les inégalités de genre et, en retour, celles-ci déterminent de nouvelles formes d’inégalités, pour les hommes comme pour les femmes.
L’emploi des femmes est le produit de plusieurs tendances cumulées dans le temps - parfois continues mais parfois contradictoires - et, au final, imbriquées. La volonté des femmes d’acquérir leur indépendance dans les années 1960 s’est exprimée dans un contexte économique qui leur a permis de s’insérer massivement dans l’emploi. Mais le ralentissement de la croissance et la montée du chômage ont distendu les liens à l’emploi par l’extension de diverses formes de sous-emploi ; la politique économique, pour combattre le chômage, a accentué cette tendance en développant le temps partiel pour enrichir la croissance en emplois. Parallèlement, le secteur tertiaire s’est durablement développé, au détriment de l’industrie davantage confrontée à la concurrence mondiale ; des changements massifs de la structure des emplois en ont résulté, notamment entre ouvriers et employés. L’évolution récente des structures familiales a renforcé, par la force des choses, la volonté d’indépendance financière des femmes, l’emploi devenant crucial en cas de rupture conjugale ; mais le contexte économique n’est plus le même que dans les années 1960. Les caractéristiques de l’emploi des femmes résultent ainsi de l’interaction de nombreux facteurs, que l’on ne peut réduire au risque d’une simplification erronée. Par exemple, il ne suffit pas de constater que les femmes sont majoritaires dans les temps partiels, les CDD, les emplois non qualifiés, les bas salaires, etc. ; dans les années 1990, elles ont « bénéficié » des créations d’emplois sous cette forme, tandis que les plus fortes destructions se produisaient dans l’industrie, dont les emplois sont majoritairement occupés par des hommes ; mais de ce fait, les femmes ont été les premières atteintes par la déstructuration du marché du travail et la mise en cause de la norme d’emploi, l’évolution de la structure des emplois et les inégalités hors du marché du travail s’autoentretenant.

En retour, l’analyse serait incomplète sans la prise en compte de ces formes spécifiques d’inégalités, parce qu’elles rétroagissent sur l’ensemble du marché du travail. Les femmes constituent actuellement 46 % de la population active en France. Leur mode d’insertion dans l’emploi a donc un impact sur l’ensemble des actifs. Les voies du sous-emploi et de la précarité ne peuvent rester limitées à une partie significative de la population active sans s’étendre aux autres. Dans nombre de débats, pourtant, cette dimension est oubliée. Par exemple, le développement des emplois de services à la personne sera en partie modelé par le fait qu’ils sont principalement occupés par des femmes ; les projections ne peuvent être « neutres », sous peine de confronter des demandes et des offres d’emplois abstraites, et de formuler des recommandations sans lien avec la réalité. De même, la réforme en cours du contrat de travail (« contrat de travail nouvelle embauche ») dans les très petites entreprises (TPE) ignore à tort le fait que les femmes occupent près de la moitié du total des emplois de ce secteur, et plus de la moitié si l’on exclue les cadres ; elles représentent aussi la majorité des temps partiels, des CDD et des emplois aidés dans ce secteur. L’analyse des discriminations dont les femmes font l’objet n’est donc pas un domaine à part du champ social, mais une composante qui le détermine en grande partie.

Article, tout d’abord publié dans La Lettre de l’OFCE,n°263, 30 juin 2005, repris avec l’aimable autorisation de l’auteure.


[1Cet article s’inspire du rapport de mission remis à Nicole Ameline, Ministre de la Parité et de l’Égalité professionnelle, le 3 mars 2005, par Françoise Milewski, Sandrine Dauphin, Nadia Kesteman, Marie-Thérèse Letablier, Dominique Méda, Françoise Nallet, Sophie Ponthieux et Françoise Vouillot, Documentation française, collection des Rapports officiels, juillet 2005.

[2Revue de l’OFCE, n° 90, Travail des femmes et inégalités, juillet 2004.

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Date de première rédaction le 8 mars 2006.
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