Entretien

« Faire évoluer les pratiques d’évaluation des élèves », entretien avec Philippe Joutard, ancien recteur

Au lieu de mesurer des progrès, l’évaluation des élèves met en France l’accent sur l’échec dans une logique de sélection. Elle décourage et éloigne de l’école de nombreux enfants qui pourraient y réussir. Philippe Joutard, ancien recteur, s’explique dans les colonnes du magazine l’Enseignant de mai 2005 (du syndicat SE-Unsa).

Publié le 22 mai 2005

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Au lieu de mesurer des progrès, l’évaluation des élèves met en France l’accent sur l’échec dans une logique de sélection. Elle décourage et éloigne de l’école de nombreux enfants qui pourraient y réussir. Philippe Joutard, ancien recteur, s’explique dans les colonnes du magazine l’Enseignant de mai 2005 (du syndicat SE-Unsa).

L’Enseignant : Quelles sont les principales incohérences dans les pratiques d’évaluation de nos élèves ?

Philippe Joutard : Elles sont trop souvent détournées de leurs fonctions : au lieu de vérifier seulement l’acquisition de compétences ou de connaissances, elles jouent un rôle implicite de classement et de sélection. Elles découragent donc la plupart des élèves, leur font perdre confiance en eux et finalement génèrent l’échec scolaire futur, parfois même chez de bons ou de très bons élèves.
Au lieu de chercher à mesurer les progrès faits, on met l’accent sur les erreurs et sur le chemin qu’il reste encore à parcourir. Ces pratiques révèlent un regard négatif, et non positif, porté sur chaque élève. Or le phénomène est bien connu : on se modèle souvent sur l’image que l’on reçoit des autres, surtout lorsqu’il s’agit des professeurs. Vous êtes jugé nul ou médiocre : à moins d’avoir une très forte personnalité et une grande confiance en vous, vous devenez nul ou médiocre quelles que soient au départ vos qualités intellectuelles...
Et je n’évoque pas l’aberration et l’absurdité de notes négatives (en dessous de zéro) qui en disent long sur une certaine forme de mépris des élèves ! Cela rejoint les phrases définitives du type « ce pauvre X est complètement nul » que plusieurs d’entre nous ont certainement déjà entendues au moins une fois, pour eux ou pour l’un de leurs enfants.

Quelle pourrait être la fonction de la notation dans notre système éducatif ?

P. J. : Aider à la réussite scolaire des élèves, les faire progresser. Et pour atteindre cet objectif, au risque de choquer quelques-uns, je répondrai aussi : donner confiance. C’est sur ce principe que sont fondées les évaluations de beaucoup de pays développés, en particulier d’Europe du nord ou de l’aire anglo-saxonne qui ont d’excellents résultats et un niveau élevé de connaissances et de compétences.

Vous soutenez activement l’appel lancé par André Antibi « pour une évaluation plus juste du travail des élèves ». Qu’attendez vous de cette démarche ?

P. J. : C’est un des moyens les plus efficaces pour améliorer les résultats d’ensemble de notre système éducatif.
Je suis effrayé par ce que nous révèlent les comparaisons internationales. Nous avons un système éducatif de qualité, avec des professeurs d’excellent niveau, et pourtant les résultats ne sont pas toujours en rapport avec cette qualité pour une raison simple que montrent parfaitement les performances de l’élève français par rapport aux autres. Celui-ci n’a aucune confiance en lui : il n’ose pas répondre, par peur de l’erreur.
En 2001, la grande enquête internationale sur le niveau des élèves en maîtrise de la langue, faisait apparaître un taux de non réponses pour les questions ouvertes, beaucoup plus élevé en France que dans les autres pays. Le Français ne prend aucun risque et il est parmi ceux qui se sous-estiment le plus : douze points en dessous de la moyenne internationale. Dans la dernière enquête internationale de l’Ocde sur les résultats scolaires des adolescents, même attitude : les Français sont parmi les élèves les plus angoissés. Plus de la moitié ont peur en mathématiques, sept fois plus que les Finlandais qui obtiennent les meilleurs résultats.
C’est en grande partie la conséquence d’une évaluation couperet, fondée sur la défiance et non sur la confiance, qui stigmatise l’élève en privilégiant non les progrès mais les faiblesses, non les acquisitions mais les erreurs.
Les propositions d’André Antibi sur la manière de concevoir l’évaluation, changent radicalement le regard porté sur l’élève. Elles s’attaquent à l’un des aspects les plus préoccupants de notre système éducatif. À la défiance, ces propositions substituent la confiance. Et cette confiance est contagieuse ; c’est un facteur de réussite scolaire et donc un puissant moyen de faire progresser notre École. Je pèse mes mots. L’enjeu n’est pas accessoire ni secondaire.

Comment remédier aux dysfonctionnements constatés et faire en sorte que l’aspect sélectif de l’évaluation soit moins marquant ?

P. J. : Il faut séparer clairement la fonction d’évaluation et celle de sélection, deux fonctions différentes qui ne se situent pas au même moment de la scolarité et qui ne s’effectuent pas de la même façon. Un pays développé et une démocratie avancée ont besoin d’une élévation générale des compétences et des connaissances pour que les futurs adultes puissent maîtriser un monde de plus en plus complexe. Il faut donc pousser le maximum de personnes le plus loin possible et ne pas se contenter d’un niveau minimum. Par conséquent, le problème de la sélection ne se pose pas pendant la plus grande partie de la scolarité.
En aucune façon l’évaluation ne doit apparaître comme un concours déguisé qui laisse sur le chemin la grande majorité des élèves. Pour cela, la suggestion d’André Antibi du contrat de confiance me paraît bonne. Je ne reviendrais pas sur un sujet bien développé et en cours d’expérimentation.
En revanche, je voudrais insister sur une condition nécessaire : le changement de mentalité et la prise de conscience. Prendre conscience que l’évaluation est par excellence un acte pédagogique, d’importance décisive car il conditionne l’amont.
Au-delà du discours, chacun sait, par exemple, que la forme de l’examen influence la plupart des pratiques pédagogiques. D’où l’importance de la formation initiale et continue sur le sujet, non point abstraite, mais très concrète à partir d’analyses comme celles que l’on trouve dans « La constante macabre », liées à chaque champ disciplinaire, et d’examen d’expérimentations.
De plus en plus, les programmes mettent en valeur les compétences à acquérir, ce qui doit faciliter l’évolution de l’évaluation ; lorsque la compétence est acquise, pourquoi se priver du plaisir de donner la note maximale ? Il est toujours possible de faire par ailleurs des « Olympiades » dans chacune des disciplines pour satisfaire les élèves qui aiment cette matière et veulent se surpasser.
À tous les niveaux, il faut faire disparaître les liaisons fausses entre bons professeurs rigoureux et mauvaises notes d’un côté, et de l’autre mauvais professeurs « laxistes » et bonnes notes. D’une certaine façon, des résultats médiocres interrogent sur la qualité de l’enseignement donné !

Propos recueillis par Philipppe Niemec. Extrait de la revue l’Enseignant, supplémenta au n°84, mai 2005.

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Date de première rédaction le 22 mai 2005.
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