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Le bel avenir de l’Etat social

Le XXe siècle nous a légué une révolution : l’Etat social. En dépit des attaques néolibérales qu’il subit, écrit Christophe Ramaux (maître de conférences en économie à l’Université de Paris I), cette révolution reste d’actualité.

Publié le 8 décembre 2004

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Emploi Revenus Pauvreté

Avec l’État social, le XXe siècle nous a finalement légué une révolution. Une révolution inachevée, mais non moins réelle. Pour s’en convaincre, il suffit de penser à l’importance de ce qu’on peut nommer les quatre piliers de l’État social : la protection sociale, les services publics, le droit du travail et les politiques économiques de soutien à l’activité et à l’emploi.

Le fait de la protection sociale
Ces quatre piliers ont été fortement déstabilisés suite au tournant libéral opéré à partir du début des années 1980. L’État social n’en demeure pas moins d’actualité pour trois raisons.
En premier lieu, parce qu’en dépit des assauts répétés du libéralisme, il existe toujours bel et bien. Preuve qu’il joue un rôle à bien des égards irremplaçable, ses quatre piliers ont ainsi été plus écornés que mis à bas au cours des vingt dernières années. Des exemples ? En dépit des réformes libérales du système de protection sociale, plus de 35 % du revenu disponible des ménages, en France, est constitué de prestations sociales. Une proportion énorme si on songe qu’au début du XXe, elle atteignait péniblement 1 %. Une proportion qui a continué à augmenter sensiblement au cours des vingt dernières années, puisqu’elle est passée de 30 % en 1981 à 36 % en 2002. En dépit de sa flexibilisation incontestable, approfondie récemment par la remise en cause du « principe d’ordre social » [1] le droit du travail continue, de même, à structurer profondément les relations d’emploi et de travail, sans qu’on perçoive d’ailleurs comment il pourrait en être autrement (le droit du travail comme toute règle génère des économies considérables de savoir, de négociation, etc.). La remise en cause, bien réelle, des services publics, n’a pu, quant à elle, empêcher, par exemple, que la part des « prélèvements obligatoires » dans les pays de l’OCDE soit plus importante aujourd’hui qu’au début des années 1980. En France, la part des emplois de la fonction publique est même plus élevée aujourd’hui que dans les années 1970. Quant aux politiques économiques de soutien à l’activité et à l’emploi, les États-Unis les utilisent toujours abondamment. Avec des résultats finalement plutôt probants si on songe aux piètres performances enregistrées en Europe, où leur remise en cause a, au contraire, été systématique.

L’epuisement du néolibéralisme conquérant

Cette dernière remarque permet d’introduire à la seconde raison qui fonde l’actualité de l’État social. L’application des préceptes libéraux, on l’a dit, n’est pas parvenue à mettre à bas l’État social, même si des évolutions contrastées ont, en fait, été enregistrées selon les pays et selon chacun des quatre piliers recensés (les États-Unis et la Grande-Bretagne, par exemple, ont largement préservé leur capacité d’intervention en matière de politique économique, les pays scandinaves leur « pilier » protection sociale, etc.). Elle n’en a pas moins été réelle. Avec plus de vingt ans d’application des préceptes libéraux, on dispose ainsi d’une profondeur de vue suffisante pour apprécier leur efficacité. Or, et c’est tout le problème pour les libéraux, on peut juger que les résultats promis ne sont guère, c’est un euphémisme, au rendez-vous. Le « changement de ton » opéré par des institutions telles que le FMI, la Banque mondiale ou l’OCDE (les institutions européennes faisant exception par ce qu’il faut bien nommer leur dogmatisme) le prouve à sa façon. À l’évidence, la page du libéralisme conquérant des années 1980-1990 se tourne.

La question sociale demeure

La troisième raison n’est rien d’autre que la mise en perspective des deux précédentes. L’État social s’est déployé, en particulier à partir de 1945, à partir d’un constat simple : le capitalisme libéral, dominant jusqu’alors, s’était avéré incapable de répondre à une série de besoins sociaux en matière de santé, de plein-emploi, de réduction des inégalités, etc. Les déboires du capitalisme libéral au XIXe et au début du XXe siècles, son incapacité à résoudre la « question sociale » entendue au sens large (pas uniquement la lutte contre la pauvreté), ont ainsi légitimé la construction progressive de l’État social et de ses quatre piliers.

Mais ce qui était vrai hier, l’est-il encore aujourd’hui ? Certains soutiennent que non. Les libéraux, bien entendu, et ils sont ici dans leur rôle. Mais ce ne sont pas les seuls. De nombreux travaux d’inspiration plus « critique » laissent aussi clairement entendre que l’État social aurait été en quelque sorte adapté au « capitalisme fordiste », celui des trente glorieuses, et serait avec lui dépassé. D’où une étonnante convergence entre des libéraux, qui ne cessent d’en appeler au retrait de l’État et certaines thèses « critiques » qui les rejoignent pour soutenir que la politique économique, par exemple, « ne peut plus rien faire », qu’au fond l’État social lui-même est finalement une figure du passé.

Il faudrait s’interroger sur les racines de cette convergence qui, pour être partielle, n’en est pas moins saisissante. Reste l’essentiel pour notre propos : ceux qui vendent la « peau de l’ours » de l’État social, ou qui invitent à l’« adapter » aux supposés contraintes irréversibles de la financiarisation ou de la mondialisation, se doivent de démontrer que ce qui était avéré hier, l’incapacité du capitalisme libéral à résoudre la question sociale, ne l’est plus aujourd’hui. On peut soutenir, au contraire, que la « question sociale », requiert une intervention publique « inaugurale », qui vaut d’ailleurs plus largement car le capitalisme, le marché, et celui-ci n’est pas réductible à celui-là, ne peut, de façon générale, tenir sans déterminants (la monnaie, le droit, etc.) qui lui sont fondamentalement extérieurs. On peut même soutenir que l’intervention publique est plus nécessaire aujourd’hui encore qu’hier pour deux raisons. En premier lieu parce que la démocratie s’est enracinée comme norme de fonctionnement de nos sociétés (plus personne ne se prononce ouvertement contre). Or, la « question sociale » ne peut pas ne pas recevoir durablement de réponse, dans ce cadre. Il est ainsi aisé de constater qu’en France - mais cela vaut bien au-delà - le libéralisme a été, depuis plus de vingt ans, systématiquement rejeté à chaque élection (même si c’est parfois de la pire façon). En second lieu, parce que des besoins qualitatifs (en matière de santé, de retraite, de formation, de culture, etc.) sont appelés à croître sans cesse. Des besoins que le capitalisme, à l’évidence, ne prend pas en charge plus efficacement que le public. Le fait qu’aux États-Unis, les dépenses de santé soient moitié plus élevées qu’en France (15 % du PIB contre 10 %), pour des performances moindres, l’atteste amplement.

Penser l’intervention publique

Véritable révolution du XXe siècle, l’État social, n’a paradoxalement pas sa théorie. Des linéaments existent certes, mais pas à proprement parler de théorie. Cette absence de théorie est patente si on se réfère à l’économie publique dominante. Inscrite dans le paradigme néo-classique, elle ne légitime l’intervention publique qu’a minima, ne la pense qu’à l’aune du marché. Comme pour s’excuser d’avance, elle pointe les défauts, les insuffisances du marché (les « market failures »), dans certaines circonstances bien définies (existence de biens collectifs, d’externalités ou de rendements d’échelle croissants) pour justifier cette intervention. Ce sont ces imperfections du marché, et elles seules, qui la justifient. Pas (ou peu) de positivité propre, fondatrice, de l’intervention publique. Une négativité congénitale, au contraire, que l’on retrouve d’ailleurs dans le programme assigné à l’État : réaliser autant que possible le « programme du marché » que des imperfections (exogènes ou endogènes comme les asymétries d’information) l’empêcheraient de réaliser lui-même. On ne saurait concevoir d’assise plus fragile pour l’État social. D’où la propension de ces travaux à plaider pour sa transmutation en État social-libéral. En matière d’emploi, cela donne le programme suivant. Les libéraux et les sociaux-libéraux s’accordent sur l’essentiel : seule la baisse du coût du travail est, selon eux, susceptible de réduire le chômage. Mais là où les libéraux préconisent la suppression (ou la réduction) du Smic et des allocations chômage, les sociaux-libéraux préconisent, pour leur part, l’intervention de l’État (d’où leur appellation de « néo-keynésiens » ou de « nouveaux keynésiens »). Pas n’importe quelle intervention, bien entendu, puisque l’État doit réaliser le « programme du marché », en l’occurrence réduire le coût du travail. D’où les mesures d’« aides publiques à l’emploi » ou d’« impôt négatif » (pour inciter les chômeurs à accepter des « petits boulots ».

L’État social contre le capitalisme

Mais l’hétérodoxie est aussi en cause. L’incapacité de la principale théorie critique du capitalisme, le marxisme, à penser positivement l’État et, au-delà, le caractère irréductible du champ du politique, contribue, pour une large part, à expliquer cette situation. Dans la tradition marxiste, qui rejoint pour le coup étrangement la pensée libertaire, l’État est pensé comme une simple béquille au service de la classe dominante, en l’occurrence le capital. On lui reconnaît, à la rigueur, une certaine autonomie, mais en prenant soin d’inscrire celle-ci dans un rapport global de « dérivation », selon lequel l’État est toujours, au fond, dérivé du capital et de ses contradictions. Que l’État ait été historiquement et soit encore souvent au service du capital, est une évidence. La conquête de marchés à la canonnière hier, l’intervention publique pour sauver les marchés et les investisseurs financiers, comme ce fut le cas encore récemment suite au krach financier du début du millénaire, en témoignent. Tout comme en témoignent les quelques vingt milliards d’euros d’« aides publiques à l’emploi », généreusement distribuées aux entreprises pour des effets en termes de créations d’emplois qu’on peine à repérer. Mais doit-on réduire l’État à cela ? Les assauts du capital privé contre la sécurité sociale ou les services publics ne témoignent-ils pas qu’il peut, à travers justement l’État social, avoir une dimension anti-libérale et même proprement anti-capitaliste ? Ne peut-on soutenir que nos sociétés, pour être capitalistes, sont aussi structurées par l’État social, et plus largement, si on songe au rôle des associations, ce qu’on nomme le « tiers secteur », par un ensemble de rapports non-capitalistes, et même souvent non-marchands, qui portent en eux la négation du capitalisme ? Bref, que nous vivons d’ores et déjà non pas dans des « sociétés de marchés » - ou, distinction spécieuse, dans des « économies de marché » -, mais dans des sociétés (et économies) avec marché et intervention publique.

Le programme inachevé de Keynes

D’autres traditions critiques que le marxisme existent certes. Dans le champ de l’économie, la théorie keynésienne invite à penser la positivité propre de l’intervention publique. Au cœur de la théorie keynésienne se trouve en effet la thèse - partagée par Marx même si c’est selon une toute autre optique - selon laquelle le capitalisme libéral n’est pas le système de régulation économique le plus efficace. Le problème, pour Keynes, et ce point mérite d’être souligné à l’encontre des relectures néo-classiques dominantes qui en sont faites aujourd’hui (cf. les néo- ou les nouveaux keynésiens), n’est donc pas un problème d’imperfections. Ce ne sont pas d’éventuelles imperfections qui sont source d’inefficacités et de gaspillages. C’est le système de « concurrence parfaite » laissé à lui-même qui a toutes les chances de se traduire par une insuffisance de la croissance et donc par du chômage de masse.

L’intervention publique sous formes de politique budgétaire, de politique monétaire mais aussi de politique de redistribution des revenus est donc nécessaire, pour réaliser une série de besoins sociaux - le plein emploi et la réduction des inégalités en particulier - que le marché laissé à lui-même ne peut réaliser. Avec Keynes, et ses successeurs post-keynésiens, l’État a donc commencé à recevoir sa « positivité propre » dans le champ de la théorie et de la politique économique. Mais ce ne sont que des linéaments, dans la mesure notamment où Keynes, en se focalisant sur le soutien public à l’investissement privé en capital, ne s’est pas autorisé à systématiser cette positivité propre de l’intervention publique.

L’État social n’a donc, au final, pas à proprement parler sa théorie. On comprend ainsi que, depuis plus de vingt ans, les assauts du libéralisme à son encontre n’ont donné lieu qu’à des réponses essentiellement défensives. Au-delà, il est aisé de constater que la force du libéralisme, avec ses différentes déclinaisons (du libéralisme le plus tranché au social-libéralisme), tient moins à ses réalisations concrètes, qu’aux difficultés à lui opposer un projet alternatif un tant soit peu cohérent.

Comment penser l’État social ?

De nombreux et précieux travaux ont été réalisés sur chacun des piliers pris séparément mais finalement peu sur la cohérence d’ensemble de l’État social. Pour penser cette cohérence, mais aussi celle des assauts libéraux qui lui sont adressés, on peut au moins retenir trois logiques :

 une logique institutionnelle (versus une logique contractuelle) qui repose sur l’idée simple - mais incompréhensible pour le libéralisme économique - selon laquelle l’intérêt général ne peut se réduire au jeu des intérêts particuliers ;

 une logique de socialisation de la production de richesse et des revenus (versus une logique de leur détermination concurrentielle et privative). Le financement de la protection sociale par la cotisation signifie, par exemple, qu’à la fin de chaque mois, une fraction de la richesse produite par le travail est « prélevée », c’est-à-dire, socialisée, pour être (sans passage par la capitalisation) reversée sous formes de prestations sociales ;

 une logique de mieux-être social (versus une logique du risque) qui signifie que la vocation de l’État social n’est pas seulement de garantir un filet de protection minimale pour les plus démunis, ce à quoi veulent le réduire les libéraux. Sa vocation est autrement plus ambitieuse : garantir, à tous, que demain sera meilleur qu’aujourd’hui. Les prestations sociales, pour l’essentiel, n’offrent pas de ce fait un minimum social (c’est le cas pour les minima sociaux mais qui ne représentent qu’une très faible part des dépenses de protection sociale) mais un certain niveau de vie. Une certaine idée du progrès social, en quelque sorte, que certains s’acharnent à nous présenter comme une figure du passé. L’État social a sans aucun doute des limites. La bureaucratisation, il serait vain et surtout contre-productif de le nier, est son talon d’Achille. Une chose est cependant de pointer ces limites pour mieux les dépasser. Autre chose est d’en prendre prétexte pour revenir sur cette révolution du XXe siècle, alors même qu’on sait sans doute en creusant son sillon que l’on peut reconstruire une perspective d’émancipation.

Cet texte a été publié dans la revue Vie de la recherche scientifique, novembre 2004.

Photo / © pojoslaw - Fotolia.com


[1Ce principe stipule qu’une règle de niveau inférieur ne vaut que si elle accorde un « plus » au salarié. L’accord de branche doit être plus favorable que la loi pour le salarié, l’accord d’entreprise plus favorable que l’accord de branche, etc.

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Date de première rédaction le 8 décembre 2004.
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