Analyse

Ecole : les beaux jours de l’inégalité des chances

En France, l’égalité des chances à l’école est une promesse
non tenue sans que cela n’inquiète vraiment la nouvelle bourgeoisie intellectuelle française. L’analyse de Louis Maurin, (Alternatives Economiques et Observatoire des inégalités).

Publié le 6 septembre 2004

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Éducation

Parmi les enfants entrés en sixième en 1995, un tiers était de parents ouvriers. Arrivés en terminale six ans plus tard, ils n’étaient plus que 15 % dans la filière S (scientifique). Et l’année d’après, ils ne représentaient que 6 % de l’ensemble des étudiants de classes préparatoires. Parmi les 180 000 étudiants de troisième cycle universitaire à la rentrée 2002, 8 800 seulement, soit 5 %, étaient d’origine ouvrière. Dans les grandes écoles, c’est le désert : 1 % d’enfants d’ouvriers et 2 % d’enfants d’employés à l’Institut d’études politiques de Paris à la rentrée 1997 (1).

Comme l’a montré Pierre Bourdieu dans les années 60, la proximité entre le milieu familial et l’univers de l’école est un atout essentiel. Plus on s’en éloigne et moins on a de chances d’aller loin. Pratiquer à la maison le même langage qu’à l’école, pouvoir bénéficier d’un soutien, avoir des loisirs culturels et pédagogiquement orientés, ça aide. Avoir des parents qui ont pratiqué l’école permet de mieux comprendre son fonctionnement. Pour pouvoir choisir la bonne filière, encore faut-il en connaître les exigences et d’abord... l’existence.

A cela s’ajoute l’impact des conditions de vie. Au cours de la période 1990-2000, 59 % des enfants qui ne disposaient pas d’une chambre pour eux seuls avaient au moins redoublé une fois à l’âge de 15 ans, contre moitié moins pour ceux qui avaient leur propre chambre, indique une étude non encore publiée, réalisée à partir de l’enquête emploi de l’Insee (2). Au collège et au lycée, les cours privés payants sont en plein boom. Acadomia, le leader dans ce domaine, a vu son chiffre d’affaires progresser de 56 % en 2003. Tarifs : 26,50 euros de l’heure, que les familles non imposables paient au prix fort quand les autres peuvent en déduire la moitié de leurs impôts. Dans l’enseignement supérieur, la gratuité est un leurre dans certaines filières : l’intensité du travail et l’absence de voies adaptées pour les étudiants salariés suffisent à barrer la route aux plus modestes. Quant aux bourses sur critères sociaux, leur montant les fait ressembler davantage à un alibi que la société se donne qu’à autre chose.

Les « aquoibonistes » de l’école

Pour autant, le milieu social d’origine ne constitue pas une mécanique à classer les élèves. Le « fils à papa » aura besoin d’autre chose que de son père pour intégrer une grande école. A l’opposé, chaque année, des milliers de jeunes poursuivent des études longues auxquelles leur origine sociale ne les destinait pas. Globalement, l’allongement de la scolarité a permis à des populations très modestes d’accéder à de meilleures qualifications. « L’école est devenue plus juste parce qu’elle a permis à tous les élèves d’entrer dans la course », résument les sociologues François Dubet et Marie Duru-Bellat (3).

Trop insister sur les biais de la compétition peut conduire à renforcer l’autosélection : « A quoi bon, si le système n’est pas pour nous ? » Qui ne tente rien n’a rien. Pour partie (l’effet est renforcé chez les filles), les élèves d’origine modeste intériorisent leur destinée scolaire. Les enseignants contribuent parfois à accroître ce phénomène : « A valeur scolaire égale, les conseils de classe non seulement ne corrigent pas les différences d’ambition selon les catégories sociales et le sexe, mais les confirment souvent et peuvent même les renforcer » (4), écrit le Haut conseil de l’évaluation de l’école (voir page 65). Au total, si les études se sont allongées pour tous, les inégalités entre catégories sociales se sont déplacées quelques années plus tard dans les cursus et n’ont rien perdu de leur vigueur. Dans une société où le diplôme conditionne toujours plus la place occupée dans l’univers professionnel, le système scolaire tend à légitimer les inégalités sociales en les faisant passer pour des inégalités de mérite purement individuelles.

Nul ne semble se soucier vraiment de cette situation. « Nous connaissons les atouts de notre système, mais aussi ses points faibles. Je pense aux milliers de jeunes qui sortent du système scolaire sans réelle qualification. Je pense à la reproduction de certaines inégalités sociales que notre système éducatif n’arrive pas toujours à briser », indiquait le ministre de l’Education François Fillon à Lille, le 8 juin dernier. Dans le même temps, il poursuit une réforme du collège entamée par Jack Lang, qui aboutira, par le biais des options, à sélectionner les enfants encore plus tôt, en fin de quatrième. Au nom de l’échec scolaire au collège, vraie difficulté, on met en place un système qui ouvre la voie à un tri social précoce des enfants. On sait pourtant que l’existence d’un tronc commun est un puissant vecteur d’égalité entre les élèves.

Tout et son contraire

Symbole de cet abandon, les zones d’éducation prioritaires (ZEP) débouchent sur un constat ambigu. En théorie, elles visaient à donner plus de moyens à ceux qui ont moins, pour réduire les inégalités sociales ancrées dans le territoire. Faute d’une réelle différence de moyens, elles ne font qu’éviter le pire. Nul n’entend leur donner de quoi exercer une véritable « discrimination positive », on se contente de constater leur « bilan mitigé ». Dans un rapport plus ancien, le Haut comité de l’évaluation de l’éducation avait conclu à un « faible effet » de la diminution de la taille des classes. Un effet valable « que si l’on procède à une forte réduction (...), et qui n’est vraiment visible que pour les enfants des familles défavorisées » (5) Le débat public n’en retiendra que l’inefficacité des mesures de ce type. Dans les petites classes, une grande partie de l’échec se produit du fait de lacunes dans les matières fondamentales (lecture, écriture et mathématiques). Ce qui n’empêche pas d’introduire les langues étrangères dans ces classes. Les études sur le sujet ont montré que les acquis étaient « modestes » (selon l’inspection générale de l’Education nationale) et que cet enseignement profitait surtout aux meilleurs élèves (6)... A l’opposé, dans l’enseignement supérieur, on refond les diplômes (l’introduction du master) sans se soucier des inégalités considérables entre les filières sélectives et les autres. La collectivité dépense deux fois plus par étudiant pour les classes préparatoires que pour les niveaux Deug (7).

Et alors ? La nouvelle bourgeoisie intellectuelle française se satisfait de cette situation. Dans les ZEP, elle n’y met pas les pieds, et le collège unique dont elle souhaite l’abandon, elle l’a quitté depuis longtemps en choisissant les bons établissements. Elle est davantage passionnée par le maintien du « niveau », voire par la défense des langues mortes. Les catégories qui profitent le plus du système, les plus diplômées, sont celles-là mêmes qui, hier encore, étaient les plus enclines à la critique sociale. En particulier les enseignants, dont les enfants ont tous les atouts pour réussir. « On assiste à un repli sur le savoir, mais la question des inégalités sociales, au fond, les enseignants ne s’en préoccupent plus beaucoup », estime Jean Roucou, ancien inspecteur de l’Education nationale et président de Prisme, association de réflexion sur l’enseignement et les inégalités. L’inégalité des chances a encore de l’avenir.

Louis Maurin. Ce texte est a été publié par le magazine Alternatives Economiques, n°228, septembre 2004

(1) Les étudiants de Sciences Po. Leurs idées, leurs valeurs, leurs cultures politiques, par Anne Muxel (dir.), éd. Presses de Sciences Po, 2004.

(2) « The Effects of Overcrowding Housing on Children’s Performance at School », par Dominique Goux et Eric Maurin, à paraître dans le Journal of Public Economics.

(3) « Qu’est-ce qu’une école juste ? », par François Dubet et Marie Duru-Bellat, Revue française de pédagogie n° 146, 2004.

(4) « L’évaluation de l’orientation à la fin du collège et au lycée », Avis n° 12, mars 2004.

(5) « L’effet de la réduction de la taille des classes », Avis n° 1, mars 2001.

(6) « L’enseignement des langues vivantes à l’école élémentaire : éléments d’évaluation des effets au collège », par Sophie Genelot, Note de l’Iredu n° 96/4.

(7) « L’université à deux vitesses », Alternatives Economiques n° 221, janvier 2004.

Photo / © morane - Fotolia.com

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Date de première rédaction le 6 septembre 2004.
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