Point de vue

Inégalités à l’école : doit-on s’y résigner ?

Le handicap socio-culturel n’est pas insurmontable, pour peu que l’on donne leurs chances aux élèves les moins favorisés, dès leur plus jeune âge. Le point de vue de Jean-Pierre Terrail, professeur de sociologie à l’université de Versailles-Saint-Quentin.

Publié le 16 avril 2004

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Peut-on faire autrement que prendre acte du rejet du collège unique par une majorité d’enseignants ? Qu’après quarante ans d’école unique et de politiques de « lutte contre l’échec scolaire », l’inégalité des chances se maintienne à un niveau inchangé ne condamne-t-il pas tout espoir de démocratisation scolaire ? C’est ce qu’admettent la plupart des solutions formulées par les politiques et les experts, qu’elles penchent pour un retour à une sélection précoce des élèves, ou plutôt pour un élargissement des missions du collège qui permettrait à tous les élèves d’y trouver leur place, même s’ils sont en grande difficulté dans les matières fondamentales de la culture écrite. Et c’est au fond ce que pensent bien des professionnels du système éducatif qui, tout en ayant envie de bien faire leur métier, ne croient guère que la situation puisse être améliorée autrement qu’à la marge.

Ce pessimisme s’autorise de justifications d’ordre moins souvent biologique qu’autrefois et qui invoquent, plus volontiers que l’inégalité des aptitudes innées, l’existence d’un « handicap socioculturel » peu surmontable : comment une société aussi inégalitaire que la nôtre, affectée qui plus est par une véritable désagrégation du tissu social, pourrait-elle se doter d’une école égalitaire ? L’argument est de bon sens, et peut s’étayer d’une diversité de recherches sociologiques qui, depuis les années 1960, ont solidement établi l’inégalité des ressources culturelles et langagières dont disposent les publics accueillis par l’école. Mais dire que les jeunes issus des milieux populaires sont moins bien préparés à répondre aux exigences scolaires ne démontre en rien leur incapacité à accomplir néanmoins une scolarité convenable. Or c’est très loin d’être le cas aujourd’hui : rappelons qu’au-delà des 10 à 15% d’illettrés, un jeune sur deux se voit orienté vers les voies courtes de l’enseignement professionnel ou technologique pour maîtrise insuffisante de la langue et de la culture écrites. Etaient-ils incapables, du fait de leur appartenance sociale, d’accéder à une telle maîtrise ? L’hypothèse n’est pas crédible. Leur naissance ne les a pas empêchés d’entrer dans le langage, et donc d’accéder comme tout être doué de la parole, quel que soit l’usage qu’il en fait, à la capacité d’abstraction et de raisonnement logique qui est tout ce dont l’école a besoin pour exercer son action éducative. La dureté des temps, la dégradation des conditions d’existence, la violence des relations quotidiennes, ne feraient-elles pas cependant obstacle à l’usage normal de ces ressources ? Pour certains d’entre eux sans doute, on pourra parler à leur égard d’enfants en difficulté : mais le nombre des élèves en difficulté excède aujourd’hui considérablement le cercle de ces derniers.

La masse des élèves en difficulté pourrait donc ne pas l’être. Sont-ils en difficulté parce qu’ils n’investissent pas suffisamment, par manque de motivation, l’activité intellectuelle ? Mais ils ne sont pas nés démotivés, et ils ne l’étaient toujours pas à l’entrée de l’école élémentaire dont ils attendaient avec confiance qu’elle leur enseigne ces savoirs du lire-écrire-compter, qui permettraient de devenir grands. C’est l’expérience douloureusement vécue d’une appropriation impossible des bases de la culture écrite qui, entre le CP et le collège, les a conduits au découragement ou au rejet de l’école. Et ce sont les conditions proprement scolaires de ce ratage qu’il faut comprendre. Deux registres s’offrent à cet égard à l’examen.

Le premier est celui de l’affectation inégale des ressources matérielles, humaines et pédagogiques de l’institution scolaire. Les conditions générales de l’offre de formation tendent en effet à s’ajuster à la qualité sociale du public. La diversité de l’offre, la présence des meilleures filières sont l’apanage des centres villes des grandes agglomérations ; la qualité des bâtiments, les taux d’encadrement professoral, la disposition des enseignants les plus expérimentés, sont tout autant à l’avantage des beaux quartiers.

Le caractère inégalitaire de l’école unique tient également à la discrimination implicite, pas nécessairement très consciente, dont les jeunes d’origine populaire sont tendanciellement l’objet de la part des enseignants. Prêtant aux élèves des ressources intellectuelles personnelles et familiales mesurées à la position de leur groupe d’appartenance dans la hiérarchie des rapports de classes, les enseignants seront tendanciellement plus généreux, en matière d’évaluation et d’orientation, et à valeur scolaire comparable, à l’égard des « héritiers ». Et cet étiquetage des élèves a des conséquences symboliques elles aussi très sensibles. Les intéressés ne manquent pas de percevoir les attentes des maîtres à leur égard, et finissent par les intérioriser : gratifiés et motivés si elles sont positives, ils sont découragés dans le cas contraire.

Une troisième forme de discrimination des publics scolaires concerne l’impact des processus d’étiquetage sur les pratiques d’enseignement elles-mêmes, et la propension des enseignants à adapter leur démarche pédagogique aux ressources de leurs élèves telles qu’ils les anticipent : face à un public populaire, ou d’élèves réputés faibles (ce qui revient tendanciellement au même), une grande majorité d’enseignants renoncent aux ambitions qu’ils auraient avec d’autres classes, acceptant de ne traiter qu’une partie du programme, qu’ils allègent de ses dimensions les plus théoriques en privilégiant ses côtés les plus « concrets », choisissant les méthodes d’exposé les plus descriptives et empiriques, substituant l’exemple au concept, l’illustration à la démonstration. Pétrie le cas échéant des intentions les plus démocratiques, cette adaptation anticipée aux capacités intellectuelles présumées des élèves contribue activement elle aussi à creuser les écarts : on ne saurait autrement expliquer les effets très négatifs pour les intéressés du regroupement des élèves en difficulté (ou simplement de valeur scolaire médiocre) dans des classes de « niveau faible ».

Les enseignants qui ne pratiquent pas cette adaptation par le bas obtiennent des résultats sensiblement meilleurs avec les élèves d’origine populaire. Quoiqu’il en soit, de tels « effets-maîtres », et même si la mesure statistique atteste leur caractère très significatif, il reste à prendre en considération un second registre d’investigation. Qu’ils soient individuellement plus ou moins efficaces, les enseignants travaillent dans des conditions communes, qui ne dépendent pas d’eux mais qui sont définies par l’institution scolaire. Leur activité dans la classe est pilotée à distance par des dispositifs de scolarisation de masse (instructions officielles, programmes, contenus d’examen ou épreuves d’évaluation, manuels disponibles, consignes de l’inspection, formation assurée dans les IUFM, etc.) qui ont une pertinence et une efficacité propres. Il importe donc d’interroger les principes qui inspirent ces dispositifs, dont l’impact est très certainement essentiel. Aucune réflexion sur la persistance de l’échec de masse au long des quatre décennies d’école unique ne peut en faire abstraction.

Les dispositifs de scolarisation élaborés au fil des quatre décennies d’école unique ont largement puisé dans l’arsenal du puérocentrisme et des pédagogies non directives. C’est l’enseignement primaire qui s’en est trouvé le plus fortement bouleversé. Or les premières années jouent un rôle décisif dans le parcours des élèves : c’est là que se jouent, pour l’essentiel, l’échec ou la réussite ultérieurs. On ne saurait donc faire l’économie, pour peu que l’on ait le moindre souci de la démocratie scolaire, d’un examen sans tabous des effets réels des pédagogies « actives », « douces » et « concrètes » qui sont aujourd’hui incontestées dans notre école élémentaire. Simplification, figuration, contextualisation des savoirs en constituent les maîtres mots, et justifient d’une manière ou d’une autre les reculs considérables dans l’enseignement de la grammaire, la valorisation des préceptes de la méthode globale d’apprentissage de la lecture, le choix de pédagogies concrètes et ludiques en mathématiques. Ces dispositifs de la pédagogie de masse ne font-ils pas bon marché, en réalité, des exigences d’une véritable entrée dans les savoirs savants ? Sans grammaire, en effet, il n’y a pas de maniement quelque peu maîtrisé de la langue écrite ; l’absence de rigueur dans l’apprentissage du décodage grapho-phonologique ouvre la porte à toutes les dyslexies ; sans attention précise à la matérialité du texte écrit, c’est l’accès au sens qui se dérobe ; sans introduction aux idéalités mathématiques (introduction que les exercices de « mathématiques en situation » s’avèrent, à l’analyse, incapables d’assurer), il n’y a guère d’avenir pour les élèves dans cette discipline. Face à ces formes de la scolarisation de masse, les élèves d’origine populaire sont doublement pénalisés : parce qu’ils ont particulièrement besoin d’une transmission explicite des codes de base et des repères théoriques essentiels (par exemple en grammaire), que les autres ont davantage pré-intégré dans leurs habitudes mentales ; et parce qu’ils ne disposent pas chez eux de l’aide qui leur permettrait de surmonter les difficultés spécifiquement suscitées par ces pédagogies.

On le voit, l’espace qui pourrait être ouvert à une relance de la démocratisation scolaire par la transformation des dispositifs institutionnels et des pratiques enseignantes est tout sauf négligeable. L’entreprise est ambitieuse par les bouleversements qu’elle suppose, et elle n’a pas que des partisans, les inégalités scolaires jouant aujourd’hui un rôle de premier plan dans la légitimation des inégalités sociales. Mais elle intéresse la grande majorité de la population, qui attend toujours que le droit de chacun aux savoirs et à la formation, dont l’école unique pose le principe, prenne enfin corps. Et elle peut espérer bénéficier de la collaboration active de nombreux enseignants, dont elle rendrait les conditions de travail beaucoup plus satisfaisantes.

Jean-Pierre Terrail, professeur de sociologie, a publié aux éditions La Dispute « De l’inégalité scolaire » (2002) et « Ecole, l’enjeu démocratique » (2004).

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Date de première rédaction le 16 avril 2004.
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