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Comment l’Etat peut réduire les inégalités

Les politiques de lutte contre les inégalités de revenu peuvent agir à la source ou via la redistribution. Deux voies en réalité indissociables, souligne Louis Maurin (Alternatives Economiques, Observatoire des inégalités).

Publié le 30 avril 2004

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Revenus

"Il n’est pas acceptable que le progrès économique ne soit pas partagé par tous. (...) Ces difficultés, ces drames, cette fracture sociale qui menace de s’élargir en une fracture urbaine, ethnique et parfois même religieuse, ne sont pas des fatalités », rappelait le président de la République le 21 octobre dernier à Valenciennes. Que peut-on faire réellement, et surtout que veut-on faire en matière d’inégalités ? Au-delà des mots, le gouvernement fait peu de chose pour s’attaquer au problème, quand - comme avec les baisses d’impôt - il n’accroît pas les écarts.

Les politiques de lutte contre les inégalités de revenu peuvent agir à deux niveaux : au moment de leur formation (les inégalités dites « primaires ») ou par la redistribution d’une partie des revenus perçus. Ce second aspect est le plus souvent mis avant. En matière de réduction des inégalités, la structure des systèmes fiscaux compte au moins autant que le niveau des prélèvements. On peut prélever beaucoup, mais peu redistribuer. L’impôt qui contribue le plus à réduire les inégalités est l’impôt dit « progressif », parce que ses taux augmentent avec le niveau de l’assiette. La France se situe parmi les pays où cette forme d’imposition est la plus faible. L’impôt sur le revenu des personnes physiques (principale forme d’imposition progressive dans l’Hexagone) représentait 8 % du produit intérieur brut (PIB) français en 2001, contre 10,8 % en moyenne en Europe, 12,2 % aux Etats-Unis, 11,3 % au Royaume-Uni et 10 % en Allemagne. La France affiche des taux d’imposition théoriques élevés, mais par le jeu des abattements et des niches fiscales, le niveau de l’impôt à payer est particulièrement faible. Pour 99 % des contribuables, mieux vaut payer ses impôts à Paris qu’à New York. Résultat : au final, l’impact de la fiscalité sur la réduction des inégalités proprement dites n’est pas démesuré. En 1999, les 10 % des ménages dont le niveau de vie était le plus élevé disposaient de 28 % du revenu national avant impôt et 24 % après.

La légitimité de ce type d’action publique est pourtant de plus en plus contestée. Un consensus semble s’être établi sur la nécessité de réduire les impôts, mais aussi sur celle de diminuer leur progressivité. A écouter leurs partisans, les réductions d’impôts vont « libérer les énergies » des couches aisées, qui créeront les emplois de demain et les revenus d’après-demain pour les plus démunis. Entre 2000 et 2002, la part des impôts sur le revenu et les bénéfices est ainsi passée de 14,8 % à 14,1 % du PIB dans les pays de l’Union européenne, selon les dernières données de l’OCDE (1).

En pratique, pour l’instant, ces politiques ont surtout gonflé l’épargne des catégories favorisées et creusé les déficits publics. Cela revient à obliger l’Etat à emprunter de l’argent aux plus riches au lieu de percevoir des impôts sur leurs revenus. Un argent que l’Etat devra leur rembourser avec intérêts grâce aux taxes prélevées sur la grande masse de la population. C’est donc une formidable redistribution à l’envers. Au moment où la croissance ralentit et le chômage remonte - ce qui frappe de plein fouet les couches les plus démunies -, ces cadeaux aux plus riches attisent les tensions sociales.

Le rôle des services publics

L’impôt n’est pas le seul moyen de réduire les inégalités. La collectivité intervient aussi dans le jeu de la formation des revenus dits « primaires », avant impôts. Le législateur élabore en particulier le droit du travail. Face à la montée du chômage, au nom d’une adaptation plus grande à la concurrence, les contrats de travail ont été rendus de plus en plus flexibles, ce qui a déplacé le rapport de force du côté des entreprises. Et contribué à accentuer les inégalités de revenus de façon structurelle. Certes, les pouvoirs publics ne décident pas du niveau des salaires, mais ils fixent le salaire minimum (le Smic), un plancher sans lequel les disparités de revenus seraient beaucoup plus élevées. Il dispose par ce biais d’un levier puissant pour agir sur les inégalités de revenus. Des marges de manœuvre existent, mais cet outil est à manier avec prudence : trop accroître le coût du travail risquerait d’amener une bonne partie des entreprises à fermer boutique. Ce qui n’améliorera pas le sort des smicards.

Au-delà du marché du travail, une bonne partie de l’action des services publics (ou des entreprises soumises à des contraintes de service public) contribue à la réduction des inégalités, en faisant en sorte que chacun puisse, sans distinction de niveau de revenus, accéder à une offre de biens et de services essentiels. Comme le dit le préambule de la Constitution du 7 octobre 1946 : « La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. » Même si la ségrégation spatiale reste vive, sans les contraintes des missions de service public, une bonne partie du territoire français n’aurait ni école, ni Poste... ni télévision !

La collectivité garantit l’accès de tous (ou presque) à des services comme les routes, la sécurité, l’éducation ou la santé. Dans le domaine du logement, malgré les insuffisances, le parc d’habitat social et les diverses allocations améliorent les conditions de vie des plus démunis. Evidemment, quand on y regarde de plus près, ceux qui ont les moyens de payer plus accèdent souvent à de meilleurs services, mais la situation serait incontestablement pire si chacun devait payer ces prestations selon une logique marchande. De même, d’ailleurs, si on réservait les prestations publiques aux « plus démunis », comme on le propose souvent pour diminuer les prélèvements : si les prestations des services publics ne sont réservées qu’aux plus pauvres, il y a tout lieu de craindre que leur qualité se dégradera très rapidement.

On oppose parfois la redistribution par le biais de la fiscalité et la réduction des inégalités à la source. Il s’agit en fait des deux faces d’un même ensemble, l’action de la collectivité. Sans prélèvements importants pour financer des services publics de qualité et accessibles à tous, il n’y a pas de réduction des inégalités à la source possible. Ce sont en général les mêmes Etats qui ont des systèmes fiscaux très redistributifs et qui offrent ce type de services tout en promouvant un marché du travail régulé.

(1) Statistiques des recettes publiques, 1965-2002, OCDE, 2003.

Cet article est extrait d’Alternatives économiques, hors-série n°61, 2e trimestre 2004. Alternatives Économiques vient de publier un hors-série complet sur la question de l’Etat.

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Date de première rédaction le 30 avril 2004.
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