Point de vue

Jeunesse : en finir avec l’hypocrisie française

L’hypocrisie de notre pays face aux jeunes est une insulte aux valeurs républicaines. Elle explique la montée de leur exaspération et augure mal de l’avenir. Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 25 février 2021

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Âges

« La jeunesse n’est qu’un mot  », écrivait le sociologue Pierre Bourdieu en 1978 [1]. La grande majorité des commentateurs considère que parler « des jeunes » comme un ensemble va de soi, alors qu’il n’en est rien. Entre l’intérimaire du bâtiment et l’élève d’une grande école dont les parents financent les études, les modes de vie et les préoccupations des jeunes n’ont rien à voir. Les pratiques culturelles sont trompeuses pour le monde des adultes qui y voient de l’uniformité alors que, des vêtements aux goûts musicaux, en passant par le langage ou les loisirs, les milieux sociaux se distinguent clairement aussi chez les jeunes.

Tout en refusant le misérabilisme, il faut se rendre compte de ce qu’est la vie quotidienne de centaines de milliers de jeunes sans diplôme en « galère » qui n’ont pas eu la chance de faire des études longues. Alors que du fait de la crise sanitaire pleuvent les reportages sur la détresse étudiante – bien réelle – quand mettra-t-on en avant les difficultés de ceux qui pédalent des heures durant pour une misère, qui se font balloter de petits boulots mal payés en stages précaires, qui passent leurs plus belles années de vie à la recherche de leur prochaine mission d’intérim sur les chantiers ou dans les usines ?

Bien sûr, la jeunesse partage des éléments en commun : elle est plus réceptive aux nouveautés, aux nouvelles technologies par exemple. Elle est aussi beaucoup plus souvent marquée par le chômage et la précarité, et les jeunes dans leur ensemble subissent massivement la hausse du prix des logements. Qu’ils soient travailleurs ou étudiants, ils sont aux premières loges de la crise. Mais ce serait un profond contresens de ne pas observer ce qui fracture cette jeunesse en classes sociales inégales. De l’école à l’emploi, en passant par la santé, les loisirs ou le logement, les jeunes qui souffrent sont bien plus souvent ceux de milieu populaire.

Un décalage insupportable

Pour la jeunesse d’aujourd’hui, le décalage qui existe entre les discours et les actes de nos dirigeants, comme souvent dans notre pays, n’est plus supportable. Les institutions ne cessent de clamer la nécessité d’accorder à tous « l’égalité des chances », de préserver l’avenir de la jeunesse. En pratique, on s’apitoie sur les « enfants pauvres » et sur les jeunes présents dans les files d’attente de distribution alimentaire, mais les politiques ne suivent pas, bien au contraire.

Pour deux raisons. La première, c’est que les politiques publiques destinées à favoriser le sort des jeunes ne sont pas à la hauteur, tant s’en faut. Du côté des minima sociaux, il aura fallu attendre trente ans après la création du revenu minimum d’insertion et une crise majeure pour envisager d’accorder (peut-être, un jour...), sans conditions autres que de ressources, ce minimum aux moins de 25 ans. Aucune raison ne justifie de séparer l’âge de la majorité politique de celui de la majorité économique. Si l’on refuse le RSA aux 18-25 ans, pour être cohérent avec cette infantilisation, repoussons donc le droit de vote ! Les jeunes n’ont aucune raison de voter pour des partis qui ne les considèrent pas entièrement comme majeurs. Bien sûr, il faut d’abord des politiques d’emploi et de formation pour améliorer la situation des jeunes, mais cela n’autorise pas à abandonner ainsi la jeunesse, contrainte parfois d’être hébergée par des amis, de retourner chez ses parents ou de vivre à la rue. Les jeunes sont d’abord des citoyens, qui attendent toujours l’égalité des droits sociaux et se voient refuser l’« assistance » dont ils ont besoin.

La seconde raison est liée à l’analyse de leurs difficultés : la lutte contre la précarité des jeunes nécessite la mise en place de politiques sociales globales, dans les domaines de l’éducation, la santé, de la culture, du logement, des transports en commun, etc. Pas spécialement de politiques destinées aux jeunes adultes. Ces politiques sociales ne sont pas au rendez-vous. On se lamente aujourd’hui sur le sort des jeunes et leur fragilité après avoir rogné les aides au logement et voté des lois pour rendre le travail plus flexible ! L’abandon de la réforme de l’école, sous la pression des milieux surdiplômés (tant de droite que de gauche), va dans le même sens. Depuis les années 1970, l’école a été massifiée sans être modernisée. Frénésie de notation, académisme scolaire, classes surchargées, domination de la filière scientifique, inégalités massives de financement des filières de l’enseignement supérieur : sur l’essentiel, rien n’a changé. C’est pourtant là que se jouent les « inégalités de destin » aujourd’hui à la mode... dans les discours.

Sans exagérer le phénomène (non, l’école n’amplifie pas les inégalités), l’école française chouchoute les enfants d’une minorité diplômée et « l’égalité des chances » est une vaste hypocrisie. Une bourgeoisie – souvent de gauche –, bardée de diplômes (et qui s’insurge parfois du niveau de vie des super-riches), défend bec et ongles ses privilèges sous couvert de méritocratie et d’« élitisme républicain », lequel n’est autre qu’un élitisme social déguisé. Elle se satisfait d’un enseignement supérieur à deux vitesses avec des écoles ultra-sélectives et ultra-financées pour ses enfants quand les autres fréquentent les bancs d’une université sans moyens. Aucun élu n’a le courage politique d’affronter sérieusement ce lobby de l’école, influent médiatiquement et obsédé par la place du latin et les méthodes de lecture. Le dédoublement des classes de CP puis des CE1 dans les écoles des quartiers de l’éducation prioritaire, ne concerne qu’un cinquième des enfants de ce niveau : c’est certes un progrès, mais aussi un alibi pour masquer l’absence de projet de démocratisation.

L’hypocrisie de notre pays face à ses jeunes insulte nos valeurs républicaines. Les élites françaises méprisent les jeunes de milieux populaire qui échouent à suivre le train de l’école des « premiers de cordée » : qu’ils traversent donc la rue pour trouver du travail ! En pleine crise comme notre pays n’en a jamais connu depuis les années 1930, alors que la jeunesse précaire mord la poussière, la gauche intellectuelle ne trouve rien de mieux à proposer que d’allouer un minimum social incluant les étudiants de bonne famille, sous prétexte d’autonomie. Ce n’est pas de l’autonomie des jeunes bourgeois dont il faut s’inquiéter en priorité, mais de la misère des jeunes qui alternent pendant des années missions d’intérim, chômage et CDD ultra-courts. L’incompréhension est totale.

Cette violence explique leur exaspération, bien au-delà des quartiers les plus défavorisés, où la tension existe depuis longtemps. Elle est une raison, pour certains, de leur attirance pour des partis qui leur présentent des boucs émissaires facilement désignés : les immigrés et les « assistés ». L’ampleur du vote d’extrême droite chez les jeunes est inédite quand, traditionnellement, ceux-ci votent pour les partis progressistes. Au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, les 18-24 ans qui ont voté ont placé Marine Le Pen devant Emmanuel Macron. Des verrous ont sauté et, si rien n’est fait, cela prépare un avenir sombre à notre démocratie.

Assumer

Il existe deux réponses au problème. Soit les générations plus âgées cessent d’entretenir de faux espoirs pour les plus jeunes et assument un discours adapté à leurs actes : davantage de flexibilité et de concurrence, quel que soit le prix social à payer. Mettre fin à des illusions éviterait bien des désillusions. C’est la voie du social-libéralisme de la majorité actuelle [2] qui voit dans chaque jeune de milieu populaire un chauffeur de taxi Uber et au final un millionnaire en puissance, pour peu qu’il n’attende pas tout de la société. Cette majorité gagnerait à assumer plus clairement son idéologie.

Soit les générations au pouvoir croient encore au progrès social, à la solidarité et à la lutte contre les inégalités et mettent en place des politiques sociales qui répondent aux besoins concrets des jeunes et, au-delà, de l’ensemble de la population. De la réforme des minima sociaux à celle de l’enseignement, en passant par le logement, la santé, la culture ou les loisirs, les pistes à suivre sont nombreuses [3]. Mais elles nécessitent d’autres valeurs et une autre forme de courage politique que celles qui nous gouvernent pour affronter le pouvoir des groupes sociaux dominants et réduire les écarts entre milieux sociaux, des jeunes comme des autres.

Louis Maurin


[1Entretien avec Anne-Marie Métailié, repris in Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, éd. de Minuit, 1984.

[2En fait, ce n’est pas très nouveau, c’était déjà la solution préconisée par le Premier ministre Raymond Barre en 1978.

[3Voir Que faire contre les inégalités ? 30 experts s’engagent, Observatoire des inégalités, juin 2016.

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Date de première rédaction le 15 novembre 2019.
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