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Il faut bousculer l’ordre établi

Interdire le cumul des mandats, lutter réellement contre l’évasion fiscale, supprimer les grandes écoles : des actes symboliques forts qui mettraient à mal l’entre-soi des plus riches. Par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, sociologues, directeurs de recherche au CNRS. Extrait de l’ouvrage « Que faire contre les inégalités ? ».

Publié le 31 mars 2017

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Revenus Modes de vie Catégories sociales Lien social, vie politique et justice


Ce texte est extrait de l’ouvrage ’Que faire contre les inégalités ? 30 experts s’engagent’, sous la direction de Louis Maurin et Nina Schmidt, édition de l’Observatoire des inégalités, juin 2016, 120 p., 7,50 €.
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Quand on parle d’inégalités, on ne pense en général qu’à l’argent et donc aux différences économiques. Les 50 % de ménages dont les ressources mensuelles sont en-dessous du revenu médian, 2 460 euros en 2013, sont incapables d’évaluer « le seuil de richesse » : pour les uns, c’est le voisin du dessus avec ses 4 000 euros par mois qui est riche, pour d’autres, c’est l’oncle Picsou et ses 40 000 euros mensuels, à moins que ce ne soit le trader et son bonus annuel de 400 000 euros ou le P-DG d’une grande entreprise dont les rémunérations, les retraites chapeaux et les parachutes dorés, représentent des millions d’euros impossibles à convertir mentalement en nombre de Smic ou de revenus médians.

Pourquoi n’existe-t-il pas de seuil de richesse ?

Statisticiens, économistes et sociologues se sont beaucoup plus intéressés à la définition d’un seuil de pauvreté qu’à celle d’un seuil de richesse. Le seuil de pauvreté est aujourd’hui fixé à 1 000 euros par mois et par personne. Il concerne 8,5 millions de Français dont une partie vit en-dessous de 600 euros par mois. L’absence de définition d’un seuil de richesse est due à de multiples raisons dont la principale tient aux institutions dont dépend la recherche. Les financements orientent les travaux vers les problèmes sociaux, le chômage et la formation, l’immigration, la précarisation, etc. Les chercheurs sont eux-mêmes pris dans l’objet de leur discipline. Occupant des places sociales moyennes ou supérieures, il paraît plus confortable de travailler sur les plus démunis. Tandis que les investigations sur les plus riches remettent immédiatement ces intellectuels à leur place dans une société de classes fortement contrastées.

La dispersion à l’intérieur des grandes fortunes constitue la deuxième raison de l’absence de seuil de richesse. Bernard Arnault, principal actionnaire du groupe LVMH, occupe encore, en 2015, la première place du palmarès des fortunes professionnelles de l’hebdomadaire Challenges, avec 34 660 millions d’euros. Une telle fortune est 48 fois supérieure à celle de Michel David-Weil, héritier de la banque Lazard dont il fut longtemps un associé gérant, et 422 fois supérieure à celle du dernier de la classe des 500 premières fortunes de France, le « pauvre » Alain Ducasse, grand chef cuisinier, et ses 82 millions d’euros ! Un tel écart dans le monde majoritaire des salariés est impensable. Une pareille dispersion rend difficile et non significative la construction d’un seuil de richesse. Mais la multidimensionnalité de la richesse vient encore en complexifier l’approche. Car pour faire partie du Gotha, la richesse matérielle et financière, qu’elle soit acquise ou le plus souvent héritée, doit s’allier à d’autres formes de richesses, culturelle, sociale et symbolique.

Richesse symbolique

Réussir le concours d’entrée à l’École nationale d’administration (ENA), Polytechnique ou l’École des hautes études commerciales (HEC) est déjà la reconnaissance de la valeur d’un héritage culturel lié à la naissance dans un milieu très favorisé qui constitue l’essentiel de la population des beaux quartiers. Les enfants qui ont grandi sous le regard des ancêtres, dont les portraits peints ornent les murs du château de famille, se persuadent facilement d’être supérieurs et en persuadent ceux qui ne font pas partie de leur milieu social. La socialisation des jeunes grands bourgeois est d’autant plus soignée que la richesse économique et la richesse culturelle sont partagées dans une intense sociabilité au sein de leur classe sociale. On ne peut pas être riche tout seul, car, pour entrer et rester dans la confrérie des grandes familles, il faut pouvoir s’appuyer sur un portefeuille de relations sociales à l’échelle nationale et internationale. Ainsi, les richesses de chacun rejaillissent sur celles de tous les autres.

L’appartenance à des rallyes pour les jeunes, à des cercles et clubs pour les adultes, les dîners en ville, les vernissages d’expositions, les soirées à l’opéra sans oublier l’entre-soi des beaux quartiers et des conseils d’administration mettent en évidence une classe sociale consciente d’elle-même et soucieuse d’en défendre les intérêts.

Toutes ces richesses se combinent en une richesse que les sociologues, à la suite de Pierre Bourdieu, qualifient de « symbolique ». Celle-ci donne à voir une excellence qui va de l’élégance, de la tenue du corps toujours soignée, à la maîtrise de l’expression orale que requièrent les dîners et les conférences. Ces qualités donnent l’illusion d’attributs innés et naturels, alors qu’elles sont le résultat d’une éducation conçue pour masquer l’arbitraire économique des rapports sociaux de domination. La domination économique doit impérativement aussi être une domination symbolique, une domination dans les représentations que les gens du peuple se font des nantis et des puissants. Le citoyen ordinaire doit reconnaître la supériorité de ceux qui mènent le monde. Les inégalités doivent paraître normales et naturelles afin que le changement de l’ordre établi ne puisse même pas être pensable.

Transformer la classe politique

La première condition pour réduire les inégalités économiques et sociales réside dans la transformation de la classe politique puisque ce sont les députés et les sénateurs qui écrivent les lois. Or, les assemblées parlementaires « brillent » aujourd’hui par l’absence quasi totale des ouvriers et des employés, qui constituent 52 % de la population active. Interdire le cumul des mandats et la professionnalisation en politique, créer un statut d’élu, permettraient à la politique de redevenir le bien commun de l’ensemble des citoyens. Rendre le vote obligatoire et comptabiliser les votes blancs dans les suffrages exprimés encourageraient les populations isolées à manifester explicitement leurs choix dans les urnes et, du même coup, relèveraient l’exigence des candidats à lutter concrètement en faveur de plus d’égalité.

Abolir les privilèges

Le savoir étant le véritable pilier du pouvoir, son accès doit être démocratisé dans une lutte acharnée contre l’échec scolaire. La connaissance de la société, notamment dans cette phase du système capitaliste particulièrement violente, est indispensable.

L’école peut et doit donner à comprendre les processus sociaux qui conduisent aux inégalités, d’autant plus que les membres de la classe dominante cherchent à tout prix à masquer les racines de leurs privilèges et de leurs rémunérations exorbitantes. Compte tenu du rôle essentiel des grandes écoles dans la reproduction des élites, leur suppression serait un acte symbolique de la plus haute importance car elle casserait un peu de leur entre-soi. Car l’impunité, et donc la récidive, dans la prédation des richesses et des pouvoirs à leur seul profit se construisent dans les cercles fermés de l’aristocratie de l’argent.

Des mesures efficaces contre la ségrégation urbaine mettraient à mal un autre entre-soi, celui des beaux quartiers. La représentation systématique des salariés dans les conseils d’administration des grandes entreprises industrielles et bancaires malmènerait les petits arrangements entre camarades de classe. Pour tricher heureux, il faut en effet tricher cachés. L’abolition des secrets dont s’entourent les puissants, les secrets bancaire, fiscal ou des affaires est la condition pour maîtriser l’évasion fiscale, qui prive l’État de près de 80 milliards d’euros chaque année, soit l’équivalent du déficit public de la France.

Les inégalités creusent non seulement un fossé entre les membres de la classe dominante et ceux des classes populaires mais elles constituent, en plus, une arme pour l’asservissement de ces dernières. Le refus des plus riches de payer des impôts à la hauteur de leur fortune construit une dette que les salariés sont sommés de rembourser. C’est donc bien par des mesures concrètes prises simultanément dans les différents secteurs de l’activité économique et sociale qu’une classe politique profondément réformée pourra diminuer les inégalités en prenant en compte les relations qu’elles entretiennent les unes avec les autres. Des réformes à potentialité révolutionnaire.

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot
Auteurs de nombreux ouvrages sur la grande bourgeoisie et notamment de ’Voyage en grande bourgeoisie, journal d’enquête’ (coll. Quadrige, PUF, 2015).

Photo / © Johanna Bourgault

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Date de première rédaction le 31 mars 2017.
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