Proposition

Agir contre les inégalités en Europe en respectant les spécificités nationales

Les volontés de préserver les systèmes sociaux nationaux expliquent la faiblesse des outils européens dans le domaine social. Cet obstacle n’est pas insurmontable, encore faut-il que les États s’accordent autour de la reconnaissance de droits sociaux ambitieux et de moyens pour les garantir. Par Cédric Rio, philosophe.

Publié le 5 juillet 2016

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Ce texte est extrait de l’ouvrage « Que faire contre les inégalités ? 30 experts s’engagent », sous la direction de Louis Maurin et Nina Schmidt, édition de l’Observatoire des inégalités, juin 2016, 120 p., 7,50 €.
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Officiellement, les États membres détiennent le pouvoir en ce qui concerne les questions sociales au sein de l’Union européenne. Dans les faits pourtant, les institutions européennes, et en particulier la Commission, ont été dotées d’outils de politique publique permettant d’agir dans ce domaine. La politique de cohésion, nommée aussi « politique régionale », a pour objet de favoriser la convergence socio-économique entre les régions européennes, en permettant aux régions économiquement moins avancées de « rattraper leur retard ».

La politique européenne de cohésion

Concrètement, les trois fonds structurels inclus au sein de cette politique de cohésion – le Fonds de cohésion sociale (FCS), le Fonds européen de développement régional (FEDER), et le Fonds social européen (FSE) – ont été principalement étendus au profit des régions moins développées pour financer des projets de grande ampleur (réseaux routiers, éducation, etc.), ou pour soutenir des politiques favorables à l’emploi et à l’inclusion sociale. Ces fonds peuvent également être utilisés pour atteindre des objectifs spécifiques : la « garantie jeunes » proposée récemment par le gouvernement français est, dans les faits, une application d’une initiative européenne financée en grande partie par le Fonds social européen.

De même, la Commission européenne dispose de mécanismes incitatifs pour faire en sorte que les États membres poursuivent des objectifs sociaux communs. Ces objectifs sont inscrits au sein d’une stratégie européenne pour la croissance, baptisée « Europe 2020 ». Si l’objet global de cette stratégie est économique, on y trouve deux objectifs sociaux. Le premier consiste à améliorer l’accès à l’éducation – réduction du nombre d’élèves qui quittent le système scolaire avant un niveau de diplôme équivalant au brevet des collèges français, augmentation du nombre d’Européens accédant aux études supérieures –, et le second à réduire le nombre d’Européens en situation de risque de pauvreté ou d’exclusion sociale.

Enfin, la reconnaissance de droits, y compris sociaux, aux Européens constitue une autre forme d’action dans ce domaine. Ces droits ont différentes sources. Pour le droit du travail, ils proviennent de directives résultant d’un dialogue social entre la Commission européenne et les représentants des salariés et du patronat européens. Ces directives prennent la forme de prescriptions minimales : il est par exemple interdit de faire travailler les employés plus de 48 heures par semaine. Plus largement, un certain nombre de droits sont reconnus au sein des Traités. La Charte des droits fondamentaux, introduite en 2007 au sein du traité de Lisbonne, a accru la liste des droits reconnus pour tous les Européens : outre la liberté de circulation ou les lois anti-discrimination, cette Charte reconnaît par exemple un droit à l’éducation, aux soins de santé, ou encore à la protection sociale.

Une ambition européenne limitée

Tous ces outils restent très limités dans les faits. Les écarts socio-économiques entre les pays et régions de l’Union européenne restent très importants, malgré une phase de convergence qui s’est arrêtée avec la crise. De même, la reconnaissance de droits sociaux, comme le droit à la protection sociale, reste formelle : aucun moyen n’est affecté pour le faire appliquer. Et ces outils ne permettent pas de réduire les écarts sociaux, en particulier entre les populations européennes. Si les pays européens font partie, en moyenne, des plus égalitaires au monde, les différences entre les populations nationales sont bien plus importantes. Selon Eurostat, le niveau du revenu disponible des 10 % les plus riches en Bulgarie est inférieur à celui des 10 % les plus pauvres en Suède (année 2013). Par ailleurs, tous les Européens sont loin de disposer des mêmes conditions de vie. Les femmes bulgares par exemple ont une espérance de vie inférieure à 78 ans, tandis que les Françaises peuvent espérer vivre plus de 85 ans.

Plusieurs éléments plaident en faveur du développement d’une Europe sociale plus ambitieuse. Les pays de l’Union européenne font face aux mêmes défis sociaux – conséquences sociales de la crise, augmentation des inégalités de revenus au sein des pays, vieillissement de la population, difficulté de financement des systèmes de protection sociale, adaptation à la mondialisation, etc. La mise en œuvre de politiques sociales au niveau européen permettrait aux populations d’être protégées de ces difficultés sociales communes. De même, la mise en œuvre de politiques sociales européennes aurait un sens au regard de l’adhésion volontaire à un projet politique commun que représente l’Union européenne, de la pleine reconnaissance des institutions européennes et des interdépendances entre les populations, en particulier en raison du développement du marché unique mais également de l’ordre juridique européen.

Cette faiblesse de l’Union européenne dans le domaine social s’explique en partie par le refus aux niveaux nationaux de la doter de davantage de poids, en raison d’une volonté de préserver les modèles sociaux nationaux. Si les pays européens ont développé des systèmes sociaux relativement plus généreux que dans la plupart des pays du monde, chaque système est spécifique et résulte de sensibilités sociales différentes. Par exemple, un système social suédois fondé sur un principe de garanties sociales universelles [1] est très différent d’un modèle allemand qui s’appuie sur une logique assurantielle [2]. Le développement du marché unique et les dégradations subies par les systèmes sociaux nationaux au nom de la liberté de commerce expliquent et justifient également une telle frilosité.

Des moyens pour des droits ambitieux

Faut-il, dès lors, renoncer à toute ambition européenne sur le plan social ? On pourrait considérer que ces craintes nationales n’ont pas lieu d’être et qu’il est indispensable de développer envers et contre tout des instruments sociaux européens ambitieux. Une telle voie serait sans doute contre-productive et pourrait à terme condamner l’Union européenne elle-même, tant les sentiments actuels à son égard ne sont pas positifs. Une voie plus prometteuse consiste à défendre des mécanismes ambitieux, tout en acceptant et respectant la diversité sociale européenne. Reconnaître pour tous les Européens des droits sociaux ambitieux, mais aussi et surtout mettre en place une politique de redistribution entre les États – et non entre Européens – permettant aux États de garantir de tels droits peut constituer une solution.

Cette proposition soulève un certain nombre d’interrogations et de difficultés. Il faut que les Européens s’accordent pour identifier ces droits sociaux à garantir, définissent éventuellement les modalités pour ce faire, et enfin précisent la manière dont les États sont censés contribuer et bénéficier des fonds levés. Les limites actuelles et les évolutions récentes de l’Union européenne dans bien des domaines – crise économique et sociale, accueil des migrants, etc. – ne prêtent pas à l’optimisme.

Cette proposition a néanmoins un double mérite. Tout d’abord, elle permettrait aux États membres de développer des politiques sociales ambitieuses grâce à l’Union européenne tout en restant souverains dans ce domaine. Si les objectifs sont communs, chaque État – et donc chaque population – aura le loisir de définir les moyens permettant de les réaliser. Ensuite, elle s’appuie sur des mécanismes existants. Nous l’avons rappelé, des droits, y compris sociaux, sont déjà reconnus, et les fonds structurels permettant de mettre en œuvre la politique de cohésion représentent une forme de politique de redistribution progressive à l’échelle européenne : ce sont les États les plus riches qui contribuent le plus, tandis que les États les moins dotés en sont les principaux bénéficiaires. Il faudrait bien sûr que les représentants nationaux parviennent à s’accorder sur ces points, ce qui n’est pas une mince affaire, même si cela pourrait être facilité par une remise en cause du vote à l’unanimité pour les questions sociales. Néanmoins, réorienter et augmenter ces fonds pour aider les États membres à garantir des droits sociaux considérés comme fondamentaux, en développant par exemple des infrastructures scolaires, des offres de soins accessibles à tous, n’apparaît pas insurmontable.

Cédric Rio
Auteur notamment de Justice sociale et générations. Pourquoi et comment transmettre un monde plus juste (Presses universitaires de Rennes, 2015).

Ce texte est un extrait de l’ouvrage « Que faire contre les inégalités ? 30 experts s’engagent », sous la direction de Louis Maurin et Nina Schmidt, édition de l’Observatoire des inégalités, juin 2016, 120 p., 7,50 €.

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Photo / © ursule - Fotolia.com


[1Prestations universelles : versées à tous, sans condition de cotisation.

[2Les droits ouverts sont fonction de cotisations à un régime destiné à couvrir un risque.

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Date de première rédaction le 5 juillet 2016.
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