Analyse

Inégalités d’accès au patrimoine : une fracture s’ouvre

Les propriétaires se sont largement enrichis ces dernières années, grâce à de larges subventions publiques. Une France de “citoyen-propriétaire” est en train de naître qui se mobilise pour défendre son patrimoine. L’analyse de Jean Taricat, sociologue enseignant à l’École nationale supérieure d’architecture de Marne-la-Vallée.

Publié le 29 février 2016

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Revenus Patrimoine

Les inégalités de revenus se seraient tassées en France en 2013, selon l’Insee. La cause en serait l’efficacité redistributive [1] de notre État-Providence qui complète substantiellement les revenus des plus faibles en ponctionnant ceux des plus élevés : allocations versées d’un côté, taxes et impôts prélevés de l’autre. En réalité, aujourd’hui, 58 % des Français propriétaires de leur logement, pour la plupart ni très riches ni très pauvres, se sont enrichis grâce à leur patrimoine immobilier beaucoup plus vite qu’avec leurs revenus. Le patrimoine des plus riches augmente très vite : entre 2004 et 2010, les 10 % des ménages les plus fortunés ont vu leur patrimoine moyen augmenter de 400 000 euros, soit + 47 %. Mais les enquêtes patrimoine de l’Insee révèlent aussi que le patrimoine médian, celui qui partage la population en deux, a progressé, sur la même période, de 36 000 euros, soit un gain presque équivalent, de 45 %. Ceci est le fruit de la spéculation immobilière, l’actif financier n’augmentant que les grandes fortunes.

A lui seul l’immobilier creuse les écarts d’enrichissement entre Français modestes. On le vérifie en comparant, par ménage, les gains issus de la redistribution à ceux de la spéculation. De 2004 à 2010, le cumul des aides au logement pour les 20% les plus modestes s’élève environ à 14 000 euros [2] par foyer, à comparer à nos 36 000 euros supplémentaires de patrimoine médian. Autrement dit, pour le Français moyen, la spéculation est deux fois et demie plus rémunératrice que la redistribution ne l’est pour les plus démunis. Or, au même titre que les allocataires, les propriétaires ont reçu des aides publiques (à l’accession) dont ils retirent visiblement beaucoup plus.

Du point de vue de l’usage des fonds publics, cet enrichissement à deux vitesses n’est pas équitable. Depuis longtemps, la France subit une croissance des prix de l’immobilier supérieure à celle des salaires. De 1990 à 2010, le prix des logements neufs a crû de 6 % par an, celui des logements anciens de 3,3 % par an et celui des salaires nets de 0,5 %. Les propriétaires peuvent se réjouir d’un cadeau sans véritable contrepartie fiscale, tandis que les primo-accédants modestes, confrontés à la hausse du montant de la mise initiale du fait de la spéculation immobilière, renoncent. Tant et si bien que le prêt à taux zéro, conçu à leur intention, soulage maintenant des ménages qui n’en ont pas besoin. Un ensemble de mesures adoptées en novembre 2015 augmente le montant de l’emprunt, généralise son éligibilité à tout le territoire, et élève le plafond de ressources au point que deux tiers de la population française peut désormais y prétendre. Pour le large tiers restant, l’accès au patrimoine immobilier se verrouille pour de bon et ouvre une inégalité de condition d’une autre envergure politique que celle des revenus.

Depuis les années 1960, aucun gouvernement n’a contesté ce choix que le ministère de l’Économie imposait et finançait généreusement : la France des propriétaires. Il ne s’agit pas que de mesures techniques. Cette « démocratie des propriétaires » est une politique du logement au service de l’utopie libérale d’un pays entier de citoyens supposés s’émanciper des aides publiques par leur patrimoine. Vieille leçon libérale : les passions politiques pour une nation de propriétaires ne sont plus celles qu’elles étaient pour une nation de prolétaires et d’employés. Alors que la République de 1945 garantissait universellement la condition de citoyen-allocataire, l’actuelle favorise celle de “citoyen-propriétaire”. L’historique des seules aides au propriétaire-occupant consultable dans les Comptes du logement en 2013 montre que la collectivité dépense, depuis des années, de 9 à 10 milliards d’euros par an pour alimenter différents dispositifs incitatifs, actuels ou en voie d’extinction (dégrèvement des intérêts d’emprunt, Plan d’épargne logement, prêt à taux zéro, etc.) [3]. En 50 ans, ces flots d’aides de l’État-Providence ont inscrit au fronton républicain une promesse de propriété qui cache la fracture entre ceux qui en jouiront un jour et les autres ; entre ceux qui disposeront d’une maison pour leur retraite, pour un complément de protection sociale, ou d’aide à l’apport personnel des enfants et ceux qui se contenteront des restes de la solidarité nationale. La spéculation immobilière l’interdit : pas plus qu’ailleurs en Europe, la France ne se couvrira de propriétaires, pas plus qu’en Angleterre où leur nombre décroit depuis quelques années. La démocratie des propriétaires a ses laissés-pour-compte et cette discrimination ne se résorbera pas d’elle-même.

Pour y parvenir, il faudrait une redistribution plus favorable aux non propriétaires, une autre fiscalité immobilière et de la succession, ainsi qu’un puissant soutien populaire. Quand la France atteindra la moyenne européenne des 65-70 % de propriétaires, il sera trop tard. Accaparés par la valorisation de leurs biens, les propriétaires se mobiliseront difficilement pour une redistribution en leur défaveur. Leur nombre croissant, c’est l’éventualité d’une redistribution plus équitable qui recule, tandis que, comme l’ont montré des études récentes [4], le consentement national aux inégalités s’accroit. En l’absence de réformes, le pays sera fracturé en deux, entre “héritiers” et “oubliés”. Ce sera un pays où « la réussite personnelle est intimement liée à la situation patrimoniale familiale », que prophétise Joseph Stiglitz (Le Monde, 9 avril 2015). A l’heure où les inégalités sont cumulatives (scolarité, diplômes, revenus, patrimoines) et que leurs maux s’enracinent dans les territoires, comment réagir alors que notre thermomètre n’est visiblement plus adapté à la mesure des écarts, qui ne se situent plus seulement entre les revenus ou les niveaux de vie, mais entre la réussite et la relégation, entre la possibilité d’accéder au patrimoine et son impossibilité pure et simple ?

Jean Taricat, Enseignant à l’École nationale supérieure d’architecture de Marne-la-Vallée. Auteur de « Suburbia, une Utopie libérale », Ed. de la Villette, 2013. Ce texte est adapté de « Les inégalités de patrimoine sont la vraie fracture sociale », paru dans Le Monde, le 30 octobre 2015.

Photo / © Ignatius Wooster - Fotolia.com


[1Efficacité redistributive : capacité à redistribuer la richesse via les impôts et les prestations sociales.

[2Source : François Marical, « Les mécanismes de réduction des inégalités de revenus en 2008 », in France Portrait social- édition 2009, Insee, p. 80. En 2008, l’aide au logement s’élève à 1 200 euros par « équivalent adulte » des 20% les plus pauvres et un ménage moyen compte environ 1,8 « équivalent adulte ». Un ménage des 20% les plus pauvres reçoit donc environ 2 200 euros par an, soit 14 000 euros sur six ans, en tenant compte du fait que les familles nombreuses sont surreprésentées chez les ménages pauvres.

[3Commissariat général au développement durable, « Comptes du logement 2013, premiers résultats 2014 », p.188.

[4Voir par exemple, François Dubet, « La préférence pour l’inégalité », Seuil, 2014.

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Date de première rédaction le 29 février 2016.
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