Analyse

Mobilité sociale : un sujet de bac piégé

Les élèves de terminale économique et sociale ont planché le 19 juin sur la mobilité sociale. Un sujet truffé d’embûches. Par Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 20 juin 2014

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Éducation

Les élèves de terminale économique et sociale ont planché le jeudi 19 juin sur la mobilité sociale lors de leur examen du bac 2014. Un sujet que connaissent bien les internautes de www.inegalites.fr, mais qui comportait plusieurs pièges. On déplore régulièrement la baisse du niveau scolaire des jeunes. Et s’il y avait un problème du côté des enseignants et du système scolaire dans son ensemble ?

Cela commence mal dès l’intitulé du sujet : « À l’aide de vos connaissances et du dossier documentaire, vous démontrerez que la famille peut constituer un frein à la mobilité sociale des individus. ». Il ne s’agit pas de montrer « en quoi » ou « dans quelle mesure » mais de démontrer que la famille peut constituer un frein, procédé peu propice à développer l’esprit critique [1]. Mais pour défendre les auteurs du sujet, il faut dire que les réponses ne doivent pas donner lieu à débat, selon les instructions officielles qui leur sont données [2]. Pour embrouiller un peu la réflexion de l’élève qui planche, les auteurs indiquent « la famille » alors qu’il s’agit de traiter du « milieu social » d’origine et non de la famille en tant que telle.

Le document 1 est tiré de l’ouvrage récent de Camille Peugny dont l’Observatoire a repris les données. A la place d’un extrait simple sur la reproduction sociale, les auteurs compliquent l’affaire et retiennent un passage où le chercheur explique le rôle spécifique du capital culturel (pour faire simple, le diplôme des parents) à origine sociale équivalente. Un thème ultra-complexe, très rarement traité en sciences sociales et en réalité bien difficile à mesurer. Il demanderait des développements bien plus longs sur les attributs d’une catégorie sociale que seule une poignée de chercheurs pourraient comprendre [3]. Les données de Camille Peugny sont censées plonger le lycéen dans une position critique vis-à-vis de l’institution mais qui n’est pas explicitée dans le texte : si le diplôme des parents joue autant, c’est que le système scolaire est taillé sur mesure pour les diplômés. Position qui peut être difficile à tenir devant l’institution scolaire dont on ne sait pas bien comment elle peut réagir ainsi accusée.

Le document 2 est un extrait du texte de Marie Duru-Bellat que nous avons publié il y a 10 ans, issu de la revue Comprendre [4]. Il pose la question intéressante de l’auto-sélection des jeunes [5]. Si le sujet a été traité correctement en classe, le document ne pose a priori pas de difficulté. Notamment si les thèses de l’auteur cité dans le texte, Raymond Boudon, ont été clairement explicitées et confrontées à celles de Pierre Bourdieu. On peut tout de même se demander quelle est la fraction des lycéens qui comprend vraiment les implicites du texte, la complémentarité et les convergences et divergences possibles entre Boudon et Bourdieu autour de la notion de capital scolaire, problématique qui relève plutôt de l’enseignement supérieur de sociologie [6].

Le dernier document est un modèle du genre. Les auteurs ont placé un tableau sur l’homogamie (le fait de se marier dans une catégorie sociale similaire), repris d’un travail de l’Insee. Que vient faire l’homogamie dans l’affaire ? On peut bien relier le concept au sujet : le fait que les couples se constituent entre milieux semblables fait que les parents sont de même milieu, ce qui joue sur la destinée des enfants. Mais cela n’est tout de même pas l’essentiel. Des données simples sur la mobilité sociale (origine et destinée des personnes) auraient permis aux élèves d’étayer leur propos, mais non, il fallait faire plus complexe.

Au-delà, le lecteur remarque d’emblée deux problèmes factuels. Les données du tableau datent de 1999. Cela ne pose visiblement pas de problème aux enseignants que 15 années se soient écoulées. Ce n’est pas leur faute, il n’en existe pas d’autres. Fallait-il vraiment les ressortir en 2014 ? Il y a plus : il s’agit de la répartition des hommes en fonction de la catégorie sociale de leur femme. Pour tromper le jeune lycéen, les auteurs du sujet ont masculinisé les catégories : les agricultrices du document original deviennent agriculteurs, les employées des employés, etc. En revanche, la note de lecture du tableau indique clairement « agricultrice ». Comprend qui peut, on imagine la confusion.

Hormis pour les jeunes prétendants au bac, cet exemple est symbolique. Le discours sur le déclin scolaire est largement porté par le monde enseignant, dont on entend régulièrement la plainte « Avant, les élèves savaient composer ». Une affirmation discutable : on sait que le niveau monte dans certains domaines et diminue dans d’autres. Et si la faute venait des enseignants eux-mêmes ? Pas plus que pour leurs élèves, leur niveau ne baisse. Il n’en demeure pas moins que ce sujet est mal formulé. Il aurait dû être davantage discuté et finalisé. Il n’a pas été élaboré avec la rigueur qui devrait prévaloir pour un examen d’une telle importance. Rigueur que l’on demande aux jeunes par ailleurs. La faute n’est pas à prendre à la légère, car la réussite ou l’échec au bac va déterminer l’avenir des candidats. Malheureusement, aucun des auteurs du sujet - ni ceux qui l’ont validé - ne sera sanctionné par une mauvaise note alors que leur responsabilité est considérable.

Photo / © lightpoet - Fotolia.com


[1De la même façon les élèves devaient répondre à une autre question : « Comment la flexibilité du marché du travail peut-elle réduire le chômage ? », et non « en quoi » elle le pourrait. Les politiques mises en œuvre dans ce domaine depuis le milieu des années 1980 ayant montré toute leur efficacité.

[2Dans ce cas, il aurait fallu indiquer « Développez les arguments de ceux qui pensent que ».

[3Notamment car le niveau de diplôme est constitutif de la catégorie sociale.

[4Dirigée par Patrick Savidan à l’époque, l’un des fondateurs de l’Observatoire des inégalités.

[5Sur laquelle nous travaillons, voir notre article Stéréotypes : la face invisible des inégalités.

[6Ce qui ne remet en cause en rien la valeur et le niveau de l’enseignement des sciences économiques et sociales au lycée, l’une des originalités françaises les plus pertinentes du système d’enseignement secondaire - l’auteur de ces lignes en est un pur produit - mais pose simplement la question de ses objectifs pédagogiques.

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Date de première rédaction le 20 juin 2014.
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